Trois supposés mauvais rêves à
l'ouverture des États et empires du Soleil
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Savinien Cyrano de Bergerac (*),
Histoire comique des Estats et Empires du
Soleil,
oeuvre romanesque,
1662
Une nuit, des plus fâcheuses qui fut
jamais, ayant
succédé à un des jours les plus
agréables que nous
eussions eus à Colignac, je me levay aussi-tost que
l'aurore : et pour
dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit
estoit encor
offusqué, j'entrai dans le jardin, où la verdure, les
fleurs et les
fruits, l'artifice et la nature, enchantoient l'âme par les
yeux; lors qu'en
mesme instant j'apperceus le Marquis [de Cussan], qui s'y promenoit
seul dans une
grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux; iI avoit
le marcher lent
et le visage pensif. Je restay fort surpris de le voir contre sa
coutume si
matineux : cela me fit haster mon abord pour luy en demander
la cause. Il me
répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit
esté
travaillé, l'avoient contraint de venir plus matin
qu'à son ordinaire
guérir au jour un mal (a)
que luy avoit
causé l'ombre. Je luy confessay qu'une semblable peine
m'avoit
empesché de dormir, et je luy en allois conter le
détail; mais comme
j'ouvrois la bouche, nous apperceûmes, au coin d'une
palissade (b)
qui croisoit dans la nostre, Colignac qui marchoit à grands
pas. De loin
qu'il nous aperceut :
« Vous voyez, écria-t-il, un homme
qui vient
d'échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit
capable de
faire tourner le cerveau. À peine ay-je eu le loisir de
mettre mon
pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter (c); mais vous n'estiez plus ny l'un, ny l'autre,
dans vos chambres;
c'est pourquoy je suis accouru au jardin, me doutant que vous y
seriez ».
En effet, le pauvre gentilhomme estoit presque
hors d'haleine.
Si-tost qu'il l'eut reprise, nous l'exhortâmes de se
décharger d'une
chose qui, pour être souvent fort légère, ne
laisse pas de
peser beaucoup.
« C'est mon dessein, nous
répliqua-t-il, mais,
auparavant, assoiyons-nous ».
Un cabinet de jasmins nous présenta
tout à
propos de la fraischeur et des siéges; nous nous y
retirâmes, et
chacun s'étant mis à son aise, Colignac poursuivit
ainsi :
« Vous sçaurez qu'après
deux ou trois
sommes durant lesquels je me suis trouvé parmy beaucoup
d'embarras, dans
celuy que j'ay fait environ le crépuscule de
l'aurore, [1] il m'a semblé que
mon cher hoste que
voilà (d) estoit entre le
marquis et moy,
et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un
grand monstre
noir qui n'estoit que de testes nous l'est venu tout d'un coup
arracher. Je pense
mesme qu'il l'alloit précipiter dans un bûcher
allumé proche
de là, car il le balançoit déjà sur les
flammes :
mais une fille semblable à celle des Muses qu'on nomme
Euterpe (1), s'est jetée aux genoux d'une
dame, qu'elle a
conjurée de le sauver (cette dame (2) avoit
le port et les marques dont se servent nos peintres pour
représenter la
Nature). À peine a-t-elle eu le loisir d'écouter les
prières
de sa suivante (3), que tout
étonnée : « hélas !
a-t-elle crié,
c'est un de mes amis ». Aussi-tôt elle a
porté à sa
bouche une espèce de sarbatane, et a tant soufflé par
le canal, sous
les pieds de mon cher hoste, qu'elle l'a fait monter dans le Ciel,
et l'a garanty
des cruautez du monstre à cent têtes. J'ay crié
après
luy, fort longtemps, ce me semble, et l'ay conjuré de ne pas
s'en aller sans
moy, quand une infinité de petits anges tous ronds qui se
disoient enfans
de l'aurore (4) m'ont enlevé
au mesme
païs, vers lequel il paraissoit voler, et m'ont fait
voir des choses
que je ne vous raconteray point, parce que je les tiens trop
ridicules ».
Nous le suppliâmes de ne pas laisser de
nous les
dire.
« Je me suis
imaginé,
continua-t-il, être dans le Soleil, et que le Soleil estoit
un Monde.
Je n'en serois pas mesme encore désabusé, sans le
hanissement de mon
barbe (e), qui, me resveillant, m'a
fait voir que
j'estais dans mon lit ».
Quand le marquis connut que Colignac avoit
achevé :
« Et vous, dit-il, Monsieur Dyrcona, quel
a été le vostre ?
— Pour le mien, répondis-je,
encore qu'il ne soit
pas des vulgaires, je ne le mets en compte (f) de
rien. Je suis bilieux, mélancolique, c'est la cause
pourquoy, [2] depuis que je suis au monde, mes
songes m'ont sans
cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon
plus bel âge
il me sembloit en dormant que, devenu léger, je m'enlevois
jusqu'aux
nuës pour éviter la rage d'une troupe d'assassins qui
me poursuivoient;
mais qu'au bout d'un effort fort long et fort vigoureux, il se
rencontroit
toûjours quelque muraille, après avoir volé
par-dessus beaucoup
d'autres, au pied de laquelle, accablé de travail, je ne
manquois point
d'être arrêté : ou bien si je m'imaginois
prendre ma
volée droit en haut, encor que j'eusse avec les bras
nagé fort
longtemps dans le Ciel, je ne laissois pas de me rencontrer
toûjours proche
de terre; et contre toute raison, sans qu'il me semblast estre
devenu ny las, ny
lourd, mes ennemis ne faisoient qu'étendre la main pour me
saisir par le
pied et m'attirer à eux. Je n'ay guère eu que des
songes semblables
à celuy-là depuis que je me connois; hors-mis que
cette nuit, après avoir long-temps
volé conmme de
coustume, et m'estre plusieurs fois échappé de mes
persécuteurs, il m'a semblé qu'à la fin je les
ay perdus de
veuë, et que dans un Ciel libre et fort éclairé,
mon corps
soulagé de toute pesanteur, j'ay poursuivy mon voyage
jusques dans un Palais
où se composent la chaleur et la lumière. J'y
aurois sans
doute remarqué bien d'autres choses, mais mon agitation pour
voler m'avait
tellement aproché du bord du lit, que je suis tombé
dans la
ruelle (g), le ventre tout nu sur
le plastre, et
les yeux fort ouverts.
» Voilà, messieurs, mon songe tout
au
long, que je
n'estime qu'un pur effet de ces deux qualités qui
prédominent
à mon tempérament; car, encor que celui-cy
difère un peu de
ceux qui m'arrivent toûjours, en ce que j'ay volé
jusqu'au Ciel sans
rechoir, j'attribuë ce changement au sang qui s'est
répandu par la
joye de nos plaisirs d'hyer, plus au large qu'à son
ordinaire, a
pénétré la mélancolie et luy a
osté, en la
soulevant, cette pesanteur qui me faisoit retomber; mais
après tout, c'est
une science où il y a peu à deviner ».
— Ma foy, continua Cussan, vous avez
raison, c'est un
pot pourry de toutes les choses à quoy nous avons
pensé en veillant,
une monstrueuse chimère, un assemblage d'espèces
confuses, que la
fantaisie qui dans le sommeil n'est plus guidée par la
Raison nous
présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous
croyons
épreindre (h) le vray sens,
et tirer des
Songes comme des Oracles une science de l'avenir; mais, par ma foy,
je n'y trouve
aucune autre conformité, sinon que les Songes comme les
Oracles ne peuvent
être entendus (5). Toutefois,
jugez par le
mien, qui n'est point extraordinaire, de la valeur de tous les
autres. J'ay
songé que [3] j'estois fort triste, je rencontrois partout Dyrcona
qui nous
réclamoit. Mais, sans davantage m'alambiquer le
cerveau à
l'explication de ces noires énigmes, je vous
développeray en deux
mots leur sens mystique : c'est, par ma foy, qu'à
Colignac on fait de
fort mauvais songes, et que, si j'en suis crû, nous irons
essayer d'en faire
de meilleurs à Cussan.
— Allons-y donc, me dit le Comte,
puisque ce
trouble-feste en a tant d'envie ».
Nous délibérâmes de partir
le jour
mesme.
Notes
(1) Euterpe (« celle qui
plaît ») est
l'une des neufs Muses grecques. Muse de la musique, elle est
représentée sous les traits d'une jeune fille, dont
l'attribut est
la flûte ou plus précisément l'aulos (grec) ou
la tibia
(romain), soit la « double flûte », comme
on
désigne les deux flûtes que le musicien embouche en
même temps.
Illustration sur fr.depositphotos.com ou le Dictionnaire des
antiquités
grecques et romaines, vol. 5, p. 328a,
fig. 6985.
(2) Par exemple, anonyme,
Allégorie de la
nature, 1650, Galerie de l'Académie, Venise. La jeune
fille ou la jeune
femme, assise, d'un port d'âge mur, dans un paysage
champêtre, est
entourée d'animaux, dont des chèvres au premier
plan.
(3) Euterpe
« suivante » de dame
Nature ? Et c'est celle-ci qui embouche « une
espèce ce
sarbatane ? ». La sarbacane (avec un
« c ») est
un « instrument à vent » qui sert
à lancer de
petits projectiles.
(4) La personnification de l'Aurore est
Éos, dont
les enfants, qu'on peut dire des « anges » mais
qui ne sont pas
« une infinité », sont en fait les Vents
(Zéphyr,
Borée et Notos). — Dictionnaire de la mythologie
grecque et
latine de Pierre Grimal.
(5) Plusieurs passages du texte, dont
cette
réplique de Cussan, sont de très pertinentes analyses
du rêve
et de son récit, avec, ici (soit la comparaison avec
oracles), la critique
de leurs « interprétations ». Ce qui va
correspondre
à la plaisante conclusion sur le « sens
mystique » de
nos trois rêves !
Analyse narrative ou caractérisation des trois
rêves
Á proprement parler, seul le premier
des trois
correspond à un rêve. En revanche, il respecte
rigoureusement la
structure narrative du récit de rêve.
[1] Le rêve de Colignac. Suite
aléatoire
d'événements qui, s'enchaînant, improvise la
réorganisation de tout ce qui précède; chaque
nouvel
événement, en quelque sorte, ne tient aucun compte de
ceux qui
précèdent. L'histoire s'organise sans cesse de la
fin vers le
début, ce qui représente le contraire de l'histoire
événementielle.
1- Dyrcona se trouve entre lui, Colignac, et le marquis de Cussan,
les trois amis
se trouvant étroitement serrés;
2- Arrive un grand monstre noir à cent têtes qui
enlève
Dyrcona;
3- Il compte apparemment le brûler sur un bûcher,
balançant sa
victime au-dessus des flammes;
4- Une jeune fille se jette alors aux pieds d'une dame plus
âgée, la
suppliant de le sauver;
5- Celle-ci, le voyant tout à coup, le reconnaît et
déclare
qu'il est un de ses amis;
6- À l'aide d'une sorte de sarbacane, qu'elle embouche, elle
soufle sous les
pieds de Dyrcona, l'arrachant au monstre et l'envoyant au ciel;
7- Le rêveur, Colignac, lui crie longtemps, lui semble-t-il,
de ne pas partir
ainsi sans lui;
8- Mais il est lui-même enlevé par de nombreux petits
anges (se disant
enfants de l'Aurore) qui l'entraînent apparemment au
même
« pays » où paraissait s'envoler
Dyrcona;
9- Ce pays, il en est persuadé, c'est le soleil, qui est un
monde.
—— Le rêve, sans fin, prend fin abruptement.
Mais tout cela, en
particulier ce que Colignac a pu voir de ce monde, lui paraît
maintenant ridicule,
depuis qu'il a été réveillé par le
hennissement de son
cheval.
[2] Le rêve de Dyrcona. Il ne
s'agit pas d'une
histoire ou, si l'on veut, c'est une histoire minimale, soit un
événement entre deux situations. Pour la situation
initiale (Si),
il s'agit de celle des rêves que Dyrcona fait depuis
toujours : il
tente d'échapper à des poursuivants en sautant des
murailles et tente
toujours, c'est récurrent, de s'envoler vers les nues,
il ne vole toutefois
jamais assez haut pour ne pas être attrapé par ses
poursuivants qui
le ramènent sur terre. Mais cette nuit (E1,
événement unique),
il réussit à s'envoler jusqu'aux nues, dans un ciel
clair. Et c'est
ainsi (situation finale Sf) qu'il se trouve dans un palais
« où
se composent la chaleur et la lumière » [ce qui
évoque,
évidemment, le soleil].
Il ne s'agit pas, on le voit, d'une histoire
articulée.
Mais le plus curieux est qu'il ne s'agit nullement d'un cauchemar
ni même
d'un mauvais rêve, bien au contraire. On voit par là
que Cyrano, dans
ses romans, traite ses narrations bien sommairement pour parvenir
aux points
précis où le libertin peut développer ses
pensées
scientifiques ou philosophiques, celles-là originales,
celles-ci subversives. Ce n'est
même pas le
cas ici (où il ne s'agit que de justifier le départ
du château
et de conduire à l'emprisonnement de Dyrcona et de mettre en
place le
départ vers le soleil), sauf à exposer sa
pensée (très
juste) sur la nature du rêve.
[3] Le
« rêve » de Cussan.
Il faut en effet des guillemets, car la phrase qui en tient lieu
n'est même
pas une effilochure ! Mais son amusante
« interprétation » dit bien où
l'écrivain
voulait en venir : voir ses personnages quitter le
château.
Variantes
et commentaires linguistiques
(a) T : guérir un mal au jour que
lui avoit
causé l'ombre. Il faut inverser les compléments pour
que la relative
s'accroche à son antécédent :
guérir au jour un
mal que. L'inversion n'est pas fautive au XVIIe siècle,
mais surprenante
aujourd'hui.
(b) Palissade. Outre l'assemblage des
pieux de
fortification, elle « est aussi un ornement des
allées des
jardins, où l'on plante des arbres qui portent des branches
dès le
bas, qu'on tend et qu'on étend en sorte qu'ils paraissent
comme une muraille
couverte de feuilles » (Furetière),
(c) Je vais vous le conter.
L'antécédent est le sujet de la relative, le
spectacle. Mais il
s'agit en fait d'un court-circuit syntaxique pour désigner
le songe qui sera
conté.
(d) Hôte. Cyrano, maintenant
Dyrcona, le
narrateur, est l'hôte du marquis de Colignac.
(e) « Barbe est un
cheval de Barbarie
qui a une taille menue et les janbes
déchargée »
(Furetière). Originaire d'Afrique du Nord, plus
précisément
du sud du Maghreb, c'était le cheval caractéristique
des
Berbères. Excellent article sur Wikipédia.
(f) T : je ne le mets en conte de
rien. Au XVIIe
siècle, « compte » s'écrit
souvent comme il se
prononce, « comte » ou même
« conte »
(Cayrou).
(g) Ruelle. Je précise (avec le
bon souvenir
d'une étudiante qui s'était imaginé que la
Cécile des
Liaisons dangereuses s'était jetée par la
fenêtre pour
tomber dans... la ruelle !), que le vocable désigne
l'espace entre deux
lits ou, simplement, l'à-côté du lit.
(h) « Espreindre. Presser
une chose qui a
du suc ou du jus, pour le faire sortir »
(Furetière).
Références
Les Oeuvres libertines de Cyrano de Bergerac, éd. de
Frédéric Lachèvre, Paris, Champion (coll.
« Le
libertinage au XVIIe siècle », no 9), 1921,
2 vol.,
vol. 1, p. 100-199, p. 104-107.
Édition originale
Les Nouvelles OEuvres de monsieur Cyrano de Bergerac, contenant
l'Histoire
comique des Estats et Empires du soleil..., Paris, Charles de
Sercy, 1662,
p. 1-556 (pour les Empires du soleil).
— Publication posthume. Il est certain que l'ouvrage a
été
entrepris avant l'entrée de Cyrano à l'hôtel de
son premier
mécène, le duc Louis d'Arpajon
et que, à tout le moins le texte édité ici,
soit le tout
début des États et empires du soleil, il ait
été
rédigé avant la Mort d'Agrippine et, donc, le
Songe
d'Agrippine. On s'en tient ici aux dates de publication.
Éditions critiques
Cyrano de Bergerac, OEuvres complètes, édition
critique de
Jacques Prévost, Paris, Belin, 1977, 535 p.
Cyrano de Bergerac, les États et Empires du soleil,
éd. de
Bérengère Parmentier, Paris, GF, 2003, 273 p.
Dossier,
bibliographie et lexique.
Cyrano de Bergerac, OEuvres complètes, vol. 1,
... les
États et Empires de la lune et du soleil, nouv.
éd. critique, par
Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2006, ccix-616 p.
Situation matérielle
Le récit évoquant trois mauvais
rêves se
trouve au tout début du roman, après le très
bref récit
de voyage qui conduit Cyrano dans la région de Toulouse.
Situation narrative
L'ouverture des Estats et empires du
soleil remplit
deux fonctions successives, d'abord établir le lien avec le
roman
précédent, les Estats et empires de la lune,
et
lancer le
nouveau roman.
Revenu de son fameux périple sur la
lune, Cyrano (qui
s'appellera dorénavant de l'anagramme
« Dyrcona »,
« D » pour la particule
« de ») se rend
à Toulouse où, près de là, il rejoint
le château
d'un ami, le marquis de Colignac; ils s'adjoindront bientôt
le marquis de
Cussan, se partageant entre leurs deux châteaux. Colignac
convainc notre
Dyrcona de mettre par écrit son récit de voyage
à la lune;
un graveur qui ne l'a jamais vu publie son portrait; il devient
vite
célèbre dans la région, passant pour un
affabulateur et... un
sorcier.
Ici se situent les trois songes. Trois
prétendus
mauvais rêves qui vont les inciter à changer de
château, passant
de Colignac à Cussan. Parti après les autres,
Dyrcona se trouve
finalement emprisonné. Ses amis venus le visiter lui
envoient, sur une
liste qu'il leur a dressée, une série de
matériaux lui
permettant de construire et de lancer l'engin qui, tout en le
délivrant, le
propulsera vers le soleil. Sur le soleil, l'histoire va bifurquer
au royaume des
oiseaux et le roman se terminera abruptement,
(volontairement ?)
inachevé.
Appendice
D'un songe
« D'un songe », les
OEuvres diverses
de M. de Cyrano Bergerac, Paris, Charles de Sercy, 1654,
Lettres,
p. 1-295, p. 210 et suiv. Les Lettres sont suivies du
Pédant
joué, comédie, 167 p. Ce « D'un
songe »
n'a absolument aucun rapport avec un récit de rêve, ne
s'agissant ni
d'un récit, ni d'un rêve, ni d'un songe, autrement que
par son titre
et sa mise en scène. On en trouvera le texte dans les
recueils de
vulgarisation populaires, comme celui, splendidement
illustré, de
Planète (p. 55-59) ou encore dans le fourre-tout reves.ca.
Après avoir lu, avec son correspondant,
une
« vision » de Francisco de Quevedo,
voilà que la nuit
suivante Cyrano se trouve « en songe aux
Enfers ». À
remarquer que la lettre n'aura aucun rapport non plus avec les
fameuses
créations poétiques du conceptismo de Quevedo.
L'arrivée de
Cyrano aux enfers coïncide avec le jour où les dieux,
les rois, les
philosophes, etc., peuvent changer de logement et de co-locataire,
pour être
mieux associés. Par exemple, Ésope et Apulée
seront
conjoints, « car Ésope, d'un âne, a fait un
homme, en le
faisant parler et Apulée, d'un homme, a fait un âne,
en le faisant
braire ». Et ces facéties, dignes de
collégiens, de se
suivre sottement sur plus de dix pages. Heureusement que Cyrano
finit par... se
réveiller et que cessent ces sottises.
Évidemment, on ne trouvera pas ce texte
sur RRR. En
revanche, il serait intéressant de dresser une bibliographie
sommaire de ce
phénomène, soit du texte sans aucun rapport ni avec
le récit,
ni avec le rêve, mais encadré de la déclaration
« voici un rêve » et « le
rêve est
fini ». Le degré zéro du
« récit de
rêve » est celui du
« populaire » roman
« réaliste », qui se développe
depuis le XIXe
siècle jusqu'à nos jours. Il consiste à
raconter un
récit ou pour bien dire un « roman »
fantastique,
multipliant souvent les marques oniriques. Et cette
histoire
événementielle n'a bien entendu rien à voir
avec le
récit de rêve, véritable ou vraisemblable, tel
qu'il est
nettement analysé et caractérisé ici, sur RRR;
mais il s'agit
du moins de la représentation populaire, toujours
très
répandue de ce genre de récit qu'on s'imagine faire
en dormant. Voir les deux exemples des plus
caractéristiques du phénomène
enregistrés sur RRR : « Le pied de la momie
Hermonthis » de Téophile Gautier et « Le chasseur français en
Algérie » de Prosper Mérimée.
Mais tout l'intérêt du
« Songe » de Cyrano est qu'il ne se justifie
même pas du
degré zéro de la représentation populaire du
rêve. Il
faut un nom à ce phénomène. Ce sera pour
l'instant le
« non-rêve », comme dans
« non-sens »,
soit la totale absence de rapport entre le texte
et le rêve
tel qu'il est pourtant déclaré abruptement à
son ouverture et
à sa fermeture. Le non-rêve de Cyrano date de 1654;
en compte-t-on
beaucoup d'autres avant cette date ? Sont-ils par la suite de
plus en plus
nombreux ? Quelles sont leurs fonctions ? On peut
penser d'abord
à la plaisanterie (ici, manifestement, Cyrano s'amuse, si
tel n'est pas le
cas de son lecteur); mais ensuite et surtout à la
désinvolture,
puisque ni l'auteur ni le lecteur ne peuvent prendre l'encadrement
au pied de la
lettre, ne s'agissant pas et par définition... d'un
rêve. Les textes
ou les contenus de ces non-rêves ont-ils des points
communs ? En tout
cas, ils n'auront pas de forme narrative, puisque cela fait partie
de leur
définition. Mais peut-être une forme
discursive ? Peu probable.
La réponse à cette question, quel est donc le contenu
de ces non-rêves ?,
devrait-être : n'importe
quoi !
Pour l'instant, il est difficile de
prévoir où
conduirait cette analyse. Comme je n'ai jamais fait attention
à ce
phénomène, je serais bien incapable de donner
d'autres exemples de
non-rêve. On devrait en trouver sur reves.ca, puisque celui
de Cyrano s'y
trouve. Aux courageux de se mettre en chasse.
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