TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Le rêve de Paul d'Aspremont (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Théophile Gautier, Jettatura, roman, 1856

      Paul dormit mal et d'un sommeil agité; il fut tourmenté par toutes sortes de rêves bizarres se rapportant aux idées qui avaient préoccupé sa veille : il se voyait entouré de figures grimaçantes et monstrueuses, exprimant la haine, la colère et la peur (1); puis les figures s'évanouissaient; les doigts longs, maigres, osseux, à phalanges noueuses, sortant de l'ombre et rougis d'une clarté infernale, le menaçaient en faisant des signes cabalistiques (2); les ongles de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre, en serres de vautour, s'approchaient de plus en plus de son visage et semblaient chercher à lui vider l'orbite des yeux. Par un effort suprême, il parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes de chauve-souris; mais aux mains crochues succédèrent des massacres de boeufs, de buffles et de cerfs, crânes blanchis animés d'une vie morte (3), qui l'assaillaient de leurs cornes et de leurs ramures et le forçaient à se jeter à la mer (4), où il se déchirait le corps sur une forêt de corail aux branches pointues ou bifurquées; — une vague le rapportait à la côte, moulu, brisé, à demi mort; et, comme le don Juan de lord Byron, il entrevoyait à travers son évanouissement une tête charmante qui se penchait vers lui; — ce n'était pas Haydée (5), mais Alicia, plus belle encore que l'être imaginaire créé par le poète. La jeune fille faisait de vains efforts pour tirer sur le sable le corps que la mer voulait reprendre, et demandait à Vicè (6), la fauve servante (a), une aide que celle-ci lui refusait en riant d'un rire féroce : les bras d'Alicia se fatiguaient, et Paul retombait au gouffre.

      Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement horribles, et d'autres plus insaisissables encore rappelant les fantômes informes ébauchés dans l'ombre opaque des aquatintes de Goya torturèrent le dormeur jusqu'aux premières lueurs du matin; son âme, affranchie par l'anéantissement du corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée ne pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses pressentiments en image dans la chambre noire du rêve (7).

      Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la trace d'un malheur caché par ces cauchemars dont il craignait de sonder le mystère; il tournait autour du fatal secret (7), fermant les yeux pour ne pas voir et les oreilles pour ne pas entendre; jamais il n'avait été plus triste; il doutait même d'Alicia; l'air de fatuité heureuse du comte napolitain (8), la complaisance avec laquelle la jeune fille l'écoutait, la mine approbative du commodore (9), tout cela lui revenait en mémoire enjolivé de mille détails cruels, lui noyait le coeur d'amertume et ajoutait encore à sa mélancolie. La lumière a ce privilège de dissiper le malaise causé par les visions nocturnes. Smarra (10), offusqué, s'enfuit en agitant ses ailes membraneuses, lorsque le jour tire ses flèches d'or dans la chambre par l'interstice des rideaux. — Le soleil brillait d'un éclat joyeux, le ciel était pur, et sur le bleu de la mer scintillaient des millions de paillettes : peu à peu Paul se rasséréna; il oublia ses rêves fâcheux et les impressions bizarres de la veille, ou, s'il y pensait, c'était pour s'accuser d'extravagance.


Notes

(*) En fait, au début du roman (chapitre 3), on trouvait l'évocation d'un premier rêve de Paul d'Aspremont, le jour même de son arrivée à Naples sur le Léopold, après sa première visite à Alicia. Il avait l'impression de tanguer dans son lit. « Cette impression lui fit rêver qu'il était encore en mer et qu'il voyait, sur le môle, Alicia très pâle, à côté de son oncle (9) cramoisi, et qui lui faisait signe de ne pas aborder; le visage de la jeune fille exprimait une douleur profonde, et en le repoussant elle paraissait obéir contre son gré à une fatalité impérieuse » (Garnier, p. 118; Pléiade, p. 415). Il rêve donc qu'Alicia le supplie de ne pas aborder à Naples. Si le fragment évoque un rêve, ce n'est toutefois pas un récit de rêve.

      On trouvera d'autres exemples de ce genre dans les oeuvres de Gautier. En revanche, et à l'inverse, les apparitions de la marquise de T sous les traits d'Omphale, dans la nouvelle fantastique du même nom, ne sauraient être considérées comme des rêves. La première de ces apparitions est certes introduite par la phrase suivante : « Je fis cette nuit-là un rêve singulier, si toutefois c'était un rêve » (« Omphale, histoire rococo », Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 2002, vol. 1, p. 202). Mais bien entendu, ces apparitions n'étaient nullement des rêves, car autrement, si le narrateur le pensait le moindrement, il ne les raconterait pas ! Et le lecteur croira si peu que le narrateur avait été le jouet du rêve que la nouvelle est plus proche de la fantaisie que du fatastique. En tout cas, nous n'avons là aucun récit de rêve.

(1) Ces figures sont inspirées de celles du cuisinier, des marmitons et des autres familiers de l'Hôtel de Rome où il loge (et en fait du portrait qu'en a fait le narrateur dans la longue ouverture du chapitre 5); plus généralement encore, Paul est poursuivi de plus en plus par les regards de tous ceux qu'il croise et qui lui trouve le mauvais oeil, murmurant même dans son dos « Jettatore !... »; et enfin des servantes qui l'attendaient pour fermer les portes de l'hôtel pour la nuit.

(2) C'est le signe méditérrannéen qui dessine les cornes avec la main (en pointant le petit doigt et l'index) pour éloigner le mauvais sort. C'est le signe « cabalistique » que Paul (ou le narrateur !) a vu faire à la domestique Vicè lors de sa première visite chez Alicia (aux toutes dernières lignes du chapitre 2). Ce sont encore les cornes dont il sera question un peu plus bas, comme les cornes dont plusieurs exemplaires ont été présentées depuis le début du roman.

(3) Tout cela correspond aux « analyses » et « évocations » savantes du comte Altavilla lors de sa rencontre avec Alicia et son oncle (au chapitre précédent), dont Paul d'Aspremont ne sait rien...

(4) Sans être prémonitoire, cet événement correspond à la destinée de Paul qui se jettera à la mer du haut de la falaise.

(5) Haydée est le belle jeune fille qui reçoit dans ses bras le héros de Don Juan de Byron (2 : 112), à la suite d'un naufrage. C'est la Nausicaa d'Ulysse.

(6) Vicè est la servante engagée pour tenir maison à Naples par l'oncle et la fille. Elle est, dans le récit, la première à avoir compris le mauvais oeil de Paul.

(7) Ces deux développements successifs sont évidemment des adresses du narrateur au lecteur. Nous sommes dans un roman populaire et le secret en question est depuis longtemps connu du lecteur : c'est la « jettatura ».

(8) Le comte Altavilla est le rival de Paul d'Aspremont. Il était inopinément venu lors de la seconde visite de Paul chez Alicia à Naples, la veille de ce rêve. Le comte a tout de suite compris que Paul avait le mauvais oeil et va même demander Alicia en mariage pour tenter de la sauver. Il sera évidemment victime comme les autres du jettatore.

(9) Le « commodore », c'est simplement le surnom de l'oncle d'Alicia. Bon vivant et bon viveur de soixante ans (face rubiconde ou figure cramoisie), il représente l'autorité paternelle.

(10) Smarra désigne le cauchemar, selon la nouvelle du même titre de Nodier.


Variantes

(a) Depuis le début, Vicè est la « fauve » servante (chap. 2, dernières lignes), mais c'est au lecteur d'interpréter l'adjectif, entre la couleur et le caractère animal et sauvage, bestial.


Références

Théophile Gautier, « Jettatura », Tous les contes fantastiques, éd. Jean-Baptiste Baronian, Paris, Néo, 1990, p. 268-269.

Édition originale

Théophile Gautier, « Paul d'Aspremont, conte », le Moniteur universel, feuilleton de quinze épisodes, 25 juin au 3 juillet 1856.

—, Jettatura, Paris, Michel Lévy, 1857.

—, « Jettatura », Romans et contes, Paris, Charpentier, 1863.

Éditions critiques

Théophile Gautier, « Jettatura », l'OEuvre fantastique, vol. 2, Romans, éd. Michel Crouzet, Paris, Bordas (coll. « Classiques Garnier »), 1992, p. 140-141.

—, Romans, contes et nouvelles, éd. de Pierre Laubriet, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 2 vol, 2002, « Spirite », édition de Claudine Lacoste-Veysseyre, vol. 2, p. 437-438.


Situation matérielle

      Au centre du roman, à la fin du chapitre 7 (le roman en compte 14).


Situation narrative

      À Naples où il séjourne, Paul D'Aspremont fréquente une jeune Anglaise de ses amies, Alicia Ward. C'est elle qui, la première, comprend que celui qu'elle aime éperdument est un « jettatore », un homme qui apporte le malheur à tous ceux qu'il approche. Inutile de préciser qu'ils en mourront tous deux.

      Paul est revenu contrarié de sa seconde visite à son amie Alicia. Un nouveau venu, le comte Altavilla était de la partie. Il a erré tout le reste du jour, sentant confusément l'hostilité dont il est entouré partout où il se trouve. Il rentre tard à l'Hôtel de Rome où il loge et où l'hostilité est plus nette encore qu'ailleurs. Tout le monde se méfie de cet étranger.


Bibliographie

Voir la bibliographie du « Rêve d'Onuphrius ».



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