TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Le rêve d'Alicia Ward
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Théophile Gautier, Jettatura, roman, 1856

      Elle pensait à M. d'Aspremont et se demandait si vraiment elle vivrait assez pour être sa femme; non qu'elle ajoutât foi à l'influence de la jettature (1), mais elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments funèbres : la nuit même, elle avait fait un rêve dont l'impression ne s'était pas dissipée au réveil.

      Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et dirigeait ses yeux vers la porte de sa chambre, pressentant que quelqu'un allait apparaître. — Après deux ou trois minutes d'attente anxieuse, elle avait vu se dessiner sur le fond sombre qu'encadrait le chambranle de la porte une forme svelte et blanche, qui, d'abord transparente et laissant, comme un léger brouillard, apercevoir les objets à travers elle, avait pris plus de consistance en avançant vers le lit.

      L'ombre était vêtue d'une robe de mousseline dont les plis traînaient à terre; de longues spirales de cheveux noirs, à moitié détordues, pleuraient le long de son visage pâle, marqué de deux petites taches rosés aux pommettes; la chair du col et de la poitrine était si blanche qu'elle se confondait avec la robe, et qu'on n'eût pu dire où finissait la peau et où commençait l'étoffe; un imperceptible jaseron (a) de Venise cerclait le col mince d'une étroite ligne d'or; la main fluette et veinée de bleu tenait une fleur — une rosé-thé — dont les pétales se détachaient et tombaient à terre comme des larmes.

      Alicia ne connaissait pas sa mère (2), morte un an après lui avoir donné le jour; mais bien souvent elle s'était tenue en contemplation devant une miniature dont les couleurs presque évanouies, montrant le ton jaune d'ivoire, et pâles comme le souvenir des morts, faisaient songer au portrait d'une ombre plutôt qu'à celui d'une vivante, et elle comprit que cette femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy Ward (3), — sa mère. — La robe blanche, le jaseron, la fleur à la main, les cheveux noirs, les joues marbrées de rosé, rien n'y manquait, — c'était bien la miniature agrandie, développée, se mouvant avec toute la réalité du rêve.

      Une tendresse mêlée de terreur faisait palpiter le sein d'Alicia. Elle voulait tendre ses bras à l'ombre, mais ses bras, lourds comme du marbre, ne pouvaient se détacher de la couche sur laquelle ils reposaient. Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait que des syllabes confuses.

      Nancy (3), après avoir posé la rosé-thé sur le guéridon, s'agenouilla près du lit et mit sa tête contre la poitrine d'Alicia, écoutant le souffle des poumons, comptant les battements du coeur; la joue froide de l'ombre (b) causait à la jeune fille, épouvantée de cette auscultation silencieuse, la sensation d'un morceau de glace.

      L'apparition se releva. Jeta un regard douloureux sur la jeune fille et comptant les feuilles de la rosé dont quelques pétales encore s'étaient séparés, elle dit : « II n'y en a plus qu'une ».

      Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre l'ombre et la dormeuse, et tout s'était confondu dans la nuit.

      L'âme de sa mère venait-elle l'avertir et la chercher ? Que signifiait cette phrase mystérieuse tombée de la bouche de l'ombre : — « II n'y en a plus qu'une » ? — Cette pâle rose effeuillée était-elle le symbole de sa vie ? (4) Ce rêve étange avec ses terreurs gracieuses et son charme effrayant, ce spectre charmant drapé de mousseline et comptant des pétales de fleurs préoccupaient l'imagination de la jeune fille, un nuage de mélancolie flottait sur son beau front, et d'indéfinissables pressentiments l'effleuraient de leurs ailes noires.


Notes

(1) Il s'agit pour Alicia des allusions du comte Altavilla, vaguement confirmées par sa domestique Vicè. En fait, le lecteur a compris qu'elle a déjà compris, au moins confusément, la situation... qui est le titre et le sujet du roman.

(2) Manifestement, le narrateur a un peu d'avance sur les pensées de son personnage. Voici donc une apparition en rêve.

(3) Il n'a jamais été question de Nancy Ward jusqu'ici dans le roman : nous sommes bien dans un feuilleton, plus encore que dans un rêve, avec l'« apparition » de ce personnage.

(4) Poser ces questions, c'est évidemment y répondre. Or, comme le narrateur tient ce discours en adoptant le point de vue d'Alicia, il suit qu'il ne s'agit pas d'« interpréter » le songe, mais simplement d'en souligner le contenu le plus immédiat.


Variantes

(a) Jaseron, de jaseran (Furetière), qui est déjà considéré comme un archaïsme au XVIIe siècle (désignant des chaînes et bracelets « épais et larges » — « tout cela est hors d'usage et de mode » !) : ici, collier.

(b) Avec cette quatrième occurrence du mot (et les deux autres qui suivent), « ombre » prend le sens stric gréco-latin devenu courant dans le macabre préromantique, celui tout bonnement de revenant. L'apparition est pourtant inspirée de l'« ombre » de Jézabel dans le rêve d'Athalie, mais l'effet est celui des apparitions du Moyen Âge et du baroque, en mode romantique, évidemment.


Références

Théophile Gautier, « Jettatura », Tous les contes fantastiques, éd. Jean-Baptiste Baronian, Paris, Néo, 1990, p. 289-290.

Édition originale

Théophile Gautier, « Paul d'Aspremont, conte », le Moniteur universel, feuilleton de quinze épisodes, 25 juin au 3 juillet 1856.

—, Jettatura, Paris, Michel Lévy, 1857.

—' « Jettatura », Romans et contes, Paris, Charpentier, 1863.

Éditions critiques

Théophile Gautier, « Jettatura », l'OEuvre fantastique, vol. 2, Romans, éd. Michel Crouzet, Paris, Bordas (coll. « Classiques Garnier »), 1992, p. 166-167.

—, Romans, contes et nouvelles, éd. de Pierre Laubriet, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 2 vol, 2002, « Spirite », édition de Claudine Lacoste-Veysseyre, vol. 2, p. 464-465.


Situation matérielle

      Au chapitre 12, vers la fin du roman de 14 chapitres.


Situation narrative

      À Naples où il séjourne, Paul D'Aspremont fréquente une jeune Anglaise de ses amies, Alicia Ward. C'est elle qui, la première, comprend que celui qu'elle aime éperdument est un « jettatore », un homme qui apporte le malheur à tous ceux qu'il approche. Inutile de préciser qu'ils en mourront tous deux.

      Justement, Alicia dépérit, malade, affaiblie. Elle commence à comprendre confusément que non seulement elle mourra sous peu, mais avant même d'épouser celui qu'elle aime, responsable de la « jettatura », le mauvais sort qui la mine. Au matin d'une très mauvaise nuit, elle s'installe sur un canapé près de la fenêtre, en attendant son amoureux. C'est à lui qu'elle pense au début du texte qu'on va lire.


Bibliographie

Voir la bibliographie du « Rêve d'Onuphrius ».



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