Victor Hugo,
les Misères,
roman,
avant 1860.
Une tempête sous un crâne
[...]
*
* *
Trois heures du matin venaient de sonner, et
il y avait cinq heures qu'il marchait ainsi, presque sans
interruption, lorsqu'il se laissa tomber sur sa chaise.
Il s'y endormit et fit un rêve.
Il a raconté ce rêve plusieurs
fois, et, quel qu'il soit, l'histoire de cette nuit serait
incomplète si nous l'omettions. Il rêva donc.
Il était dans une campagne; une grande
campagne triste où il n'y avait pas d'herbe. Il ne lui
semblait pas qu'il fît jour, ni qu'il fît nuit.
Il se promenait avec son frère, le
frère de ses jeunes années, ce frère auquel il
ne pensait jamais et dont il ne se souvenait presque plus (1).
Ils causaient, et ils rencontraient des
passants.
Il n'y avait pas d'arbres dans la campagne.
Ils virent un homme qui passa près
d'eux.
C'était un homme tout nu couleur de
cendre monté sur un cheval couleur de terre, L'homme n'avait
pas de cheveux; on voyait son crâne et des veines sur son
crâne. Il tenait à la main une baguette qui
était souple comme un sarment de vigne et dure comme du fer.
Ce cavalier passa et ne leur dit rien.
Son frère lui dit :
— Prenons par ce chemin creux.
Il y avait un chemin creux où l'on ne
voyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout était
couleur de terre, même le ciel. Au bout de quelques pas, on
ne lui répondit plus quand il parlait. Il s'aperçut
que son frère n'était plus avec lui.
Il entrait dans un village qu'il vit. Il
songea que ce devait être là Romain-ville (2).
La première rue où il entra
était déserte. Il entra dans une seconde rue.
Derrière l'angle que faisaient les deux rues, il vit un
homme debout contre le mur. Il dit à cet homme :
— Quel est ce pays ? où
suis-je ?
L'homme ne répondit pas. Il vit la
porte d'une maison ouverte, il y entra.
La première chambre était
déserte. Il entra dans la seconde. Derrière la porte
de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Il
demanda à cet homme :
— Quelle est cette maison ?
où suis-je ? L'homme ne répondit pas.
La maison avait un jardin. Il sortit de la
maison et il entra dans le Jardin. Derrière le premier
arbre, il trouva un homme qui se tenait debout. Il dit à cet
homme :
— Quel est ce jardin ? où
suis-je ? L'homme ne répondit pas.
Il erra dans le village, et il
s'aperçut que c'était une ville. Toutes les mes
étaient désertes, toutes les portes étaient
ouvertes. Aucun être vivant ne passait dans les rues, ne
marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins.
Mais il y avait derrière chaque angle
de mur, derrière chaque porte, derrière chaque arbre,
un homme debout qui se taisait. On n'en voyait jamais qu'un
à la fois. Ils le regardaient passer, mais ils ne parlaient
pas.
Il sortit de la ville et se remit à
marcher dans les champs.
Au bout de quelque temps, il se retourna, et
il vit une grande foule qui venait derrière lui. Il reconnut
tous les hommes qu'il avait vus dans la ville. Ils avaient des
têtes étranges. Ils ne semblaient pas se hâter,
et cependant ils marchaient plus vite que lui. Ils ne faisaient
aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule le rejoignit et
l'entoura. Les visages de ces hommes étaient couleur de
terre.
Alors le premier qu'il avait vu et
questionné en entrant dans la ville lui dit:
— Où allez-vous ? Est-ce
que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis
longtemps ?
Il ouvrit la bouche pour répondre, et
il s'aperçut qu'il n'y avait personne autour de lui.
Il se réveilla. Il était
glacé. La fenêtre était restée toute
grande ouverte. Le feu s'était éteint. La bougie
allumée brûlait encore.
Notes
(1) Le frère de Jean Tréjean : nous ne savons
pas s'il en est question dans les Misères, mais nous
supposons que non. Voir la note de l'édition du texte
définitif, (1).
(2) Romainville.
Variantes
Il faut évidemment confronter ce
premier jet des Misères au texte définitif des
Misérables, dont trois variantes sont
extrêmement significatives de la mise en place du
récit de rêve : la transcription du rêve
à la « première personne » (soit
le récit homodiégétique de la version finale),
la justification de cette transformation par la transcription du
rêve par le rêveur lui- même, de même que
l'addition de la parenthèse (« pourquoi
Romainville ? ») et sa note correspondance
(« Cette parenthèse est de la main de Jean
Valjean »).
Références
Victor Hugo, les Misères, première version des
Misérables, reconstituée sur les manuscrits
par Gustave Simon, Paris, Baudinière, 1927, 2 vol,
vol. 1, p. 163-164 (version antérieure au
parachèvement du roman entrepris en 1860).
Édition originale
Victor Hugo, les Misères, éd. de Gustave
Simon, Paris, Baudinière, 1927, 2 vol, vol. 1,
p. 163-164.
Éditions critiques
Voir les éditions critiques des Misérables.
Situation matérielle
Partie 1 (sur 4), livre 4, second des cinq
chapitres. Le chapitre est intitulé « Une
tempête sous un crâne » et le rêve
occupe l'essentiel de la seconde section du chapitre (la
première moitié).
Situation narrative
Le forçat que l'on trouve sous
l'identité du maire Madeleine s'appelle dans les
Misères Jean Tréjean. Dans les
Misérables, ce sera Jean Valjean.
La situation narrative est déjà
celle qu'on trouvera dans le roman préparé pour
l'édition. Cf. « Le
rêve de Jean Valjean ».
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