Fragment d'un rêve de Breton dans
Nadja
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André Breton,
Nadja,
roman,
1928
(En finissant hier soir de conter ce qui
précède, je m'abandonnais encore aux conjectures qui
pour moi ont été de mise chaque fois que j'ai revu
cette pièce, c'est-à-dire deux ou trois fois (a), ou que je me la suis moi-même
représentée. Le manque d'indices suffisants sur ce
qui se passe après la chute du ballon, sur ce dont
Solange (1) et sa partenaire peuvent
exactement être la proie pour devenir ces superbes
bêtes de proie, demeure par excellence ce qui me confond. En
m'éveillant ce matin j'avais plus de peine que de coutume
à me débarrasser d'un rêve assez infâme
que je n'éprouve pas le besoin de transcrire ici, parce
qu'il procède pour une grande part de conversations que j'ai
eues hier, tout à fait extérieurement à ce
sujet. Ce rêve m'a paru intéressant dans la mesure
où il était symptomatique de la répercussion
que de tels souvenirs, pour peu qu'on s'y adonne avec violence,
peuvent avoir sur le cours de la pensée. Il est remarquable,
d'abord, d'observer que le rêve dont il s'agit n'accusait que
le côté pénible, répugnant, voire
atroce, des considérations auxquelles je m'étais
livré, qu'il dérobait avec soin tout ce qui de
semblables considérations fait pour moi le prix fabuleux,
comme d'un extrait d'ambre ou de rose au-delà (b) tous les siècles. D'autre part, il faut
bien avouer que si je m'éveille, voyant avec une
extrême lucidité ce qui en dernier lieu vient de se
passer : un insecte couleur mousse, d'une cinquantaine de
centimètres, qui s'est substitué à un
vieillard, vient de se diriger vers une sorte d'appareil
automatique; il a glissé un sou dans la fente, au lieu de
deux, ce qui m'a paru constituer une fraude particulièrement
répréhensible, au point que, comme par
mégarde, je l'ai frappé d'un coup de canne et l'ai
senti me tomber sur la tête — j'ai eu le temps
d'apercevoir les boules de ses yeux briller sur le bord de mon
chapeau, puis j'ai étouffé et c'est à
grand-peine qu'on m'a retiré de la gorge deux de ses grandes
pattes velues tandis que j'éprouvais un dégoût
inexprimable, — il est clair que, superficiellement, ceci est
surtout en relation avec le fait qu'au plafond de la loggia
où je me suis tenu ces derniers jours se trouve un nid,
autour duquel tourne un oiseau que ma présence effarouche un
peu, chaque fois que des champs il rapporte en criant quelque chose
comme une grosse sauterelle verte, mais il est indiscutable
qu'à la transposition, qu'à l'intense fixation, qu'au
passage autrement inexplicable d'une image de ce genre du plan de
la remarque sans intérêt au plan émotif
concourent au premier chef l'évocation de certains
épisodes des Détraquées et le retour
à ces conjectures dont je parlais. La production des images
de rêve dépendant toujours au moins de ce double
jeu de glaces, il y a là l'indication du rôle
très spécial, sans doute éminemment
révélateur, au plus haut degré
« surdéterminant » au sens
freudien (2), que sont appelées
à jouer certaines impressions très fortes, nullement
contaminables de moralité, vraiment ressenties «
par-delà le bien et le mal » (3)
dans le rêve et, par suite, dans ce qu'on lui oppose
très artificiellement (c) sous le nom
de réalité.)
Notes
(1) Solange : personnage de la pièce les
Détraquées de Pierre-L. Palau, dont Breton vient
de rendre compte dans les pages précédentes, ayant vu
la pièce créée pour le théâtre
des Deux Masques (la pièce paraîtra dans le
Surréalisme, même en 1956). Le rôle de
Solange y était tenu, nous dit Breton, par Blanche Derval,
dont il produit la photographie. Le ballon dont il est question
est celui qu'une jeune écolière vient rechercher dans
la pièce où se trouvent Solange et la directrice
(« sa partenaire ») de l'établissement
pour jeune filles. « Ce qui se passe »
après la scène du ballon, c'est l'assassinat de la
jeune fille, dont on trouve le cadavre à la fin de la
pièce.
(2) Freud explique que plusieurs mécanismes
participent à ce qu'il appelle le travail de la condensation
dans le rêve, de sorte qu'à un contenu apparemment
pauvre (le contenu manifeste) correspond très
évidemment une grande richesse de pensée (le contenu
latent). Avec l'omission ou l'ellipse son contraire, la
surdétermination est l'un de ces mécanismes
(recoupements ou regroupements de faits, personnes mixtes ou
collectives, etc.). Freud illustre le phénomène avec
le premier rêve qu'il a étudié, celui de
« L'injection faite à Irma »
(l'Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson,
Paris, PUF, 1971, p. 253-256, notamment).
(3) Le titre de l'ouvrage de Nietzsche ne
désigne évidemment pas ici l'oeuvre en particulier,
mais bien la pensée qui y prend forme et qu'on peut
désigner sous le nom d'antimorale.
Variantes
Nous avons très
légèrement corrigé la ponctuation de
l'édition originale en nous appuyant sur l'édition de
Marguerite Bonnet. Celle-ci comprend toutefois les variantes
suivantes :
(a) « ... soit à deux ou trois
reprises » (éd. Marguerite Bonnet, édition
de la Pléiade).
(b) « ... par-delà tous les
siècles... » (éd. Marguerite Bonnet,
Pléiade).
(c) « ... sommairement » (éd.
Marguerite Bonnet, Pléiade).
Références
André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928,
p. 57-62.
Édition originale
André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928,
p. 57-62.
Édition critique
André Breton, « Nadja », OEuvres
complètes, tome 1, éd. Marguerite Bonnet, Paris,
Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade
»), 1988, p. 673-675.
Situation matérielle
Le rêve se trouve environ au tiers du
roman.
Situation narrative
L'auteur tente de cerner son identité
à travers de menus faits de sa vie. Sa rencontre avec Nadja,
un être parfaitement libre à ses yeux, le bouleverse,
car il perçoit son incursion dans sa vie comme une
nécessité secrète. L'auteur adopte un point de
vue autobiographique pour relater ces événements
précis, souvent accompagnés de photos. La narration
de quelques fragments d'un rêve qu'il a fait constitue
certainement un de ces menus faits.
Bibliographie
Canovas : 176-178
Alexandrian, Sarane, le Surréalisme et le rêve,
Paris, Gallimard, 1974, p. 257.
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