Le dernier des trois « Rêves » de
Breton
dans
la Révolution surréaliste
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André Breton,
« Rêves », la
Révolution
surréaliste,
récit de rêve,
1924
III
C'est le soir, chez moi. Picasso se tient au
fond du divan, dans l'angle des deux murs, mais c'est Picasso dans
l'état intermédiaire entre son état actuel et
celui de son âme après sa mort. Il dessine
distraitement sur un calepin. Chaque page ne comporte que quelques
traits rapides et l'énorme mention du prix
demandé : 150 fr. Il répond à peine
et ne paraît pas ému à l'idée que j'aie
pu me renseigner sur l'emploi de son temps à
Beg-Meil (1), où je suis arrivé
peu après son départ. L'ombre d'Apollinaire est aussi
dans cette pièce, debout contre la porte; elle paraît
sombre et pleine d'arrière-pensées. Elle consent
à ce que je sorte avec elle; sa destination m'est inconnue.
En chemin, je brûle d'envie de lui poser une question, une
question d'importance faute de pouvoir vraiment m'entretenir avec
elle. Mais que m'importe-t-il, par-dessus tout, de savoir ?
Aussi bien ne satisfera-t-elle sans doute ma curiosité
qu'une fois. À quoi bon m'informer auprès
d'Apollinaire de ce qu'il est advenu de ses opinions politiques
depuis sa mort, m'assurer qu'il n'est plus patriote, etc.
Après mûre réflexion je me décide
à lui demander ce qu'il pense de lui-même, tel que
nous le connûmes, de ce plus ou moins grand poète
qu'il fut. C'est, je crois, la seconde fois qu'on l'interroge en ce
sens et je tiens à m'en excuser. Estime-t-il que sa mort fut
prématurée, jouit-il un peu de sa gloire :
« non et non ». Quand il pense à Apollinaire il
avoue que c'est comme à quelqu'un d'étranger à
lui-même et pour qui il ne ressent qu'une banale sympathie.
Nous allons nous engager dans une voie romaine et je crois savoir
où l'ombre veut me mener (elle ne m'étonnera
décidément pas, j'en suis assez fier). À
l'autre extrémité de cette voie se trouve en effet
une maison qui tient dans ma vie une place considérable. Un
cadavre y repose sur un lit et autour de ce lit, qui baigne dans la
phosphorescence, ont lieu à certaines époques des
phénomènes hallucinatoires dont j'ai
été témoin. Mais nous sommes loin d'être
arrivés et déjà l'ombre pousse devant elle les
deux battants encadrés de boutons d'or d'une porte rouge
sombre. J'y suis, ce n'est encore que le bordel. Incapable de la
faire changer de résolution je prends à regret
congé de l'ombre et reviens sur mes pas. Je suis
bientôt aux prises avec sept ou huit jeunes femmes, qui se
sont détachées d'un groupe, que je distingue mal sur
le côté gauche et qui, les bras tendus, me barrent la
route à elles quatre. Elles veulent à tout
prix me faire rebrousser chemin. Je finis par m'en défaire
à force de compliments et de promesses plus lâches les
uns que les autres. J'ai pris place maintenant dans un train en
face d'une jeune fille en deuil qui s'est, paraît-il, mal
conduite, et à qui sa mère fait la morale. Elle a
encore un moyen de se repentir mais elle reste à peu
près silencieuse.
Notes
(1) Station balnéaire sur l'Atlantique, au
nord-ouest de la France (Finistère).
Variantes
Marguerite Bonnet signale qu'un manuscrit des
trois rêves se trouve sur quatre feuillets à la
bibliothèque Jacques-Doucet (no 7208-4), et qu'il ne
présente que des variantes mineures.
Références
André Breton, « Rêve no 3 », dans
Sarane Alexandrian, le Surréalisme et le rêve,
Paris, Gallimard, 1974, p. 253.
Édition originale
André Breton, « Rêves », la
Révolution surréaliste, no 1 (décembre
1924), p. 3-5.
Éditions critiques
André Breton, « Rêves »,
OEuvres complètes, éd. Marguerite Bonnet,
vol. 1, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
p. 887-890, 889-890.
Situation matérielle
Sauf pour les numéros 6 et 12, la
Révolution surréaliste publiera toujours des
récits de rêves, comme ceux-ci dans le premier
numéro.
Situation narrative
Contrairement aux récits de rêves
qui prennent place en tête du recueil de poésies
Clair de terre sous le titre de « Cinq
rêves », ceux-ci se présentent
résolument comme des récits de rêves, sans
aucune mise en perspective littéraire ou poétique.
Bibliographie
Alexandrian, Sarane, le Surréalisme et le rêve,
Paris, Gallimard, 1974, p. 253-255 : l'auteur
édite d'abord le rêve de Breton et en propose ensuite
une analyse (interprétation aussi ingénieuse
qu'amusante, de l'ordre des mots croisés
surréalistes).
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