Émile Zola,
Au Bonheur des dames,
roman,
1883
Cette nuit-là, Denise ne dormit
guère. Une insomnie (a),
traversée de cauchemars, la retournait sous la couverture.
Il lui semblait qu'elle était toute petite, et elle
éclatait en larmes, au fond de leur jardin de
Valognes (1), en voyant les fauvettes manger
les araignées qui elles-mêmes mangeaient les mouches.
Était-ce donc vrai, cette nécessité de la mort
engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser
les êtres sur le charnier de l'éternelle
destruction ? Ensuite, elle se revoyait devant le caveau
où l'on descendait Geneviève (2), elle apercevait son oncle et sa tante, seuls au
fond de leur salle à manger obscure. Dans le profond
silence, un bruit sourd d'écroulement traversait l'air
mort : c'était la maison de Bourras (3) qui s'effondrait, comme minée par les
grandes eaux. Le silence recommençait, plus sinistre, et un
nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis un
autre : les Robineau, les Bédoré et soeur, les
Vanpouille (4), craquaient et
s'écrasaient chacun à son tour, le petit commerce du
quartier Saint-Roch (5) s'en allait sous une
pioche invisible, avec de brusques tonnerres de charrettes qu'on
décharge. Alors, un chagrin (b)
immense l'éveillait en sursaut.
Notes
(1) Valognes est le chef-lieu du canton de la
Manche, département de la région de Basse-Normandie.
Il s'agit du lieu d'origine de Denise et de ses frères.
(2) Geneviève Baudu est la cousine de Denise
et la fille du commerçant Baudu qui se retrouve ruiné
par l'expansion du Bonheur des dames. Le fiancé de
Geneviève, Colomban, est tombé amoureux d'une
vendeuse du magasin et s'est enfui, laissant la jeune femme mourir
de chagrin et de jalousie.
(3) Bourras fabrique et vend ses propres parapluies
qui sont presque des oeuvres d'art. Il voit également son
commerce détruit par le Bonheur des dames. Denise,
après s'être fait renvoyer du magasin, est
allée séjourner chez lui et y a travaillé un
peu.
(4) Les Robineau, les Bédoré et soeur
et les Vanpouille sont d'autres commerçants du quartier
Saint-Roch qui voient toute leur clientèle les
déserter afin d'aller vers les grands magasins.
(5) Le quartier Saint-Roch est celui où tous
ces commerçants demeurent. Il se trouve dans le premier
arrondissement juste au nord de la Seine.
Variantes
(a) « Une insomnie
traversée »: la virgule manque dans notre texte
témoin. Elle se trouve dans l'édition de la
Pléiade.
(b) L'édition de la Pléiade
précise que c'est le mot
« pitié » qu'on trouvait d'abord dans le
manuscrit et que Zola a ensuite choisi
« chagrin ».
Références
Émile Zola, Au Bonheur des dames, Paris,
Bibliothèque-Charpentier, 1918, p. 452.
Édition originale
Émile Zola, Les Rougon-Macquart : Au Bonheur des
dames, Paris, librairie Charpentier, 1883, 525 p.
Éditions critiques
Émile Zola, les Rougon-Macquart : Au Bonheur des
dames, vol. 3, éd. d'Armand Lan, Paris, Fasquelle et
Gallimard (coll. « Bibliothèque de la
pléiade »), 1964, p. 747.
Émile Zola, Les Rougon-Macquart : Au Bonheur des
dames, vol. 3, éd. Colette Becker, Paris, éd.
Robert Laffont, 1992, p. 973.
Émile Zola, Au Bonheur des dames, Paris, Presses
Pocket, 1990, p. 387.
Situation matérielle
Environ au centre du chapitre 13
(l'avant-dernier du roman).
Situation narrative
Denise est maintenant première au rayon
des costumes pour
enfants que Mouret a spécialement créé pour
elle. Elle voit avec joie, d'un côté, s'agrandir le
magasin auquel elle apporte des améliorations et, de
l'autre, elle souffre de regarder sa famille et ses amis mourir,
complètement ruinés par l'essor des grands magasins.
C'est ainsi qu'elle assiste à l'enterrement de sa cousine
Geneviève, victime innocente du Bonheur des dames : son
fiancé est tombé amoureux de Clara, une vendeuse du
rayon de la soie, et a renoncé au mariage pour suivre sa
nouvelle flamme. Cette nuit-là, Denise s'endort avec toutes
les images du petit commerce en faillite qui lutte toujours mais
sans grand espoir de survie. Peu de temps après ce
rêve, elle assiste à la tentative de suicide
ratée de monsieur Robineau et à la mort de sa tante,
madame Baudu.
À remarquer que plusieurs
rêveries faites par différents personnages ponctuent
le roman, mais il ne s'agit pas de rêves. C'est pourquoi nous
avons seulement conservé cet extrait où la
période de réveil est nettement
définie.
Bibliographie
Canovas : 244.
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