Le rêve d'Héraclius Gloss (*)
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Guy de Maupassant,
« Le Docteur Héraclius
Gloss »,
nouvelle,
1876
... un grand homme blanc,
habillé à l'antique qui lui touchait le front du
doigt, en prononçant des paroles inintelligibles...
Cette vision se résume ainsi, dans
la logique de la nouvelle : [Pythagore] touche du doigt
le front du rêveur. Tout le reste est
interprétation.
Voici maintenant le contexte de ces deux
propositions.
VI
Comme quoi le chemin de Damas du docteur se trouva être la
ruelle des
Vieux Pigeons, et comment la vérité l'illumina sous
la forme d'un manuscrit métempsychosiste
Le 17 mars de l'an de grâce dix-sept
cent — et tant — le docteur s'éveilla tout
enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois
en rêve un grand homme blanc,
habillé à l'antique qui lui touchait le front du
doigt, en prononçant des paroles inintelligibles, et ce
songe avait paru au savant Héraclius un avertissement
très significatif. De quoi était-ce un
avertissement ?... et en quoi était-il
significatif ?... le docteur ne le savait pas au juste, mais
néanmoins il attendait quelque chose.
Après son déjeuner il se rendit
comme de coutume dans la ruelle des Vieux Pigeons, et entra, comme
midi sonnait, au no 31, chez Nicolas Bricolet, costumier, marchand
de meubles antiques, bouquiniste et réparateur de chaussures
anciennes, c'est-à-dire savetier, à ses moments
perdus. Le docteur comme mû par une inspiration monta
immédiatement au grenier, mit la main sur le
troisième rayon d'une armoire Louis XIII et en retira un
volumineux manuscrit en parchemin intitulé :
Mes dix-huit métempsychoses.
Histoire de mes existences depuis l'an 184
de l'ère appelée chrétienne.
[...]
XXIV
Eurêka
La visite de M. le Doyen et de M. le Recteur
le tira de son affaissement. Ils causèrent tous trois
pendant une heure ou deux sans dire un seul mot de
métempsychose; mais au moment où ses deux amis se
retiraient, Héraclius ne put se contenir plus longtemps.
Pendant que M. le Doyen endossait sa grande houppelande (1) en peau d'ours, il prit à part M. le
Recteur qu'il redoutait moins et lui conta tout son malheur. Il lui
dit comment il avait cru trouver l'auteur de son manuscrit, comment
il s'était trompé, comment son misérable singe
l'avait joué de la façon la plus indigne, comment il
se voyait abandonné et désespéré. Et
devant la ruine de ses illusions Héraclius pleura. Le
recteur ému lui prit les mains; il allait parler quand la
voix grave du doyen criant : « Ah çà,
venez-vous, Recteur », retentit sous le vestibule. Alors
celui-ci, donnant une dernière étreinte à
l'infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on
fait pour consoler un enfant méchant :
« Là, voyons, calmez-vous, mon ami, qui sait, vous
êtes peut-être vous-même l'auteur de ce
manuscrit ».
Puis il s'enfonça dans l'ombre de la
rue, laissant sur la porte Héraclius stupéfait.
Le docteur remonta lentement dans son cabinet
murmurant entre ses dents de minute en minute : « Je
suis peut-être l'auteur du manuscrit ». Il relut
attentivement la façon dont ce document avait
été retrouvé lors de chaque
réapparition de son auteur; puis il se rappela comment il
l'avait découvert lui-même. Le songe qui avait
précédé ce jour heureux comme un avertissement
providentiel, son émotion en entrant dans la ruelle des
Vieux Pigeons, tout cela lui revint clair, distinct,
éclatant. Alors il se leva tout droit, étendit les
bras comme un illuminé et s'écria d'une voix
retentissante : « C'est moi, c'est moi ».
Un frisson parcourut toute sa demeure, Pythagore aboya violemment,
les bêtes troublées s'éveillèrent
soudain et se mirent à s'agiter comme si chacune dans sa
langue eût voulu célébrer la grande
résurrection du prophète de la métempsychose.
Alors, en proie à une émotion surhumaine,
Héraclius s'assit, il ouvrit la dernière page de
cette bible nouvelle, et religieusement écrivit à la
suite toute l'histoire de sa vie.
XXV
Ego sum qui sum (2)
À partir de ce jour Héraclius
Gloss fut envahi par un orgueil colossal. Comme le Messie
procède de Dieu le père, il procédait
directement de Pythagore, ou plutôt il était
lui-même Pythagore, ayant vécu jadis dans le corps de
ce philosophe. Sa généalogie défiait ainsi les
quartiers des familles les plus féodales. Il enveloppait
dans un mépris superbe tous les grands hommes de
l'humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes
auprès des siens, et il s'isolait dans une
élévation sublime au milieu des mondes et des
bêtes; il était la métempsychose et sa maison
en devenait le temple.
Il avait défendu à sa bonne et
à son jardinier de tuer les animaux réputés
nuisibles. Les chenilles et les limaçons pullulaient dans
son jardin, et, sous la forme de grandes araignées à
pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideuse
transformation sur les murs de son cabinet; ce qui faisait dire
à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes,
métamorphosés à leur manière, se
donnaient rendez-vous sur le crâne du trop sensible docteur,
il se garderait bien de faire la guerre à ces pauvres
parasites déclassés (p. 742-743).
[...]
XIX
[...]
Dès lors, il n'eut plus qu'un
désir, qu'un but, qu'une préoccupation
constante : tuer des bêtes. Il les guettait du matin au
soir, tendait des filets dans son jardin pour prendre des oiseaux,
des pièges dans ses gouttières pour étrangler
les chats du voisinage. Sa porte toujours entr'ouverte offrait des
viandes appétissantes à la gourmandise des chiens qui
passaient, et se refermait brusquement dès qu'une victime
imprudente succombait à la tentation. Des plaintes
s'élevèrent bientôt de tous les
côtés contre lui. Le commissaire de police vint
plusieurs fois en personne le sommer d'avoir à cesser cette
guerre acharnée. Il fut criblé de procès; mais
rien n'arrêta sa vengeance. Enfin l'indignation fut
générale. Une seconde émeute éclata
dans la ville, et il aurait été, sans doute,
écharpé par la multitude sans l'intervention de la
force armée. Tous les médecins de Balançon
furent convoqués à la Préfecture, et
déclarèrent à l'unanimité que le
docteur Héraclius Gloss était fou. Pour la seconde
fois encore, il traversa la ville entre deux agents de la police et
vit se refermer sur ses pas la lourde porte de la maison sur
laquelle était écrit : « Asile des
Aliénés » (p. 756).
Notes
(*) Il ne s'agit pas d'un récit de
rêve. La nouvelle désigne simplement un rêve
dont on ne connaît qu'un fait, une vision. Toute l'histoire
est construite sur cette vision, c'est-à-dire son
interprétation par le pauvre Héraclius, victime d'une
plaisanterie, soit précisément
l'« interprétation » évidemment
humoristique qu'en propose monsieur le recteur et que la nouvelle
se charge de confirmer !
(1) cape.
(2) Dieu à Moïse, dans l'épisode
du buisson ardent : « Je suis celui qui
est/suis » (Exode, 3 : 14).
Références
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, textes
présentés, corrigés, classés et
augmentés de pages inédites par Albert-Marie Schmidt
avec la collaboration de Gérard Delaisement, Paris, Albin
Michel, 1960, vol. 2, p. 716-717.
Édition originale
Non encore identifiée.
Éditions critiques
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis
Forestier, Paris, Gallimard (coll. « Biblothèque
de la pléiade »), 2 vol., 1974 et 1979.
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, 1875-1884, et Une Vie,
roman, notices et notes de Brigitte Monglond, Paris, Robert
Laffont, 1988, p. 12-13.
Situation matérielle
Le rêve se trouve évoqué
au chapitre VI de la nouvelle.
Situation narrative
Au cours d'une discussion, le docteur
Héraclius Gloss et ses amis le recteur et le doyen exposent
leurs vues sur la philosophie, ce que résume bien le titre
du chapitre V : « Comme quoi M. le Doyen attendait
tout de l'éclectisme, le docteur de la
révélation et M. le Recteur de la
digestion ». Par la suite, le docteur fait un songe,
dont l'interprétation va bouleverser sa vie.
Bibliographie
Canovas : 28.
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