Deux rêves pour illustrer le
« magnétisme » (*)
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Guy de Maupassant,
« Magnétisme »,
nouvelle,
1882
Premier rêve
Un enfant déclare à son
réveil : « pé [est] mort à la
mé » [...] « pé [est]
neyé ».
Second rêve
Tout cela [les délices de la possession
amoureuse, en rêve, de l'être aimé dont le
rêveur est occupé], je l'ai ressenti avec une
inoubliable violence. Cette femme fut à moi, tellement
à moi que la tiède douceur de sa peau me restait aux
doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de
ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me
restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour des
reins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne,
longtemps après mon réveil exquis et
décevant.
Et trois fois en cette même nuit, le
songe se renouvela.
Ces deux rêves se trouvent évoqués dans le
contexte suivant.
Alors chacun apporta un fait, des
pressentiments fantastiques, des communications d'âmes
à travers de longs espaces, des influences secrètes
d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait
les faits indiscutables, tandis que le nieur acharné
répétait :
— Des blagues ! des blagues !
des blagues !
À la fin il se leva, jeta son cigare,
et les mains dans les poches :
— Eh bien, moi aussi, je vais vous
raconter deux histoires, et puis je vous les expliquerai. Les
voici :
« Dans le petit village
d'Étretat (1) les hommes, tous
matelots, vont chaque année au banc de Terre-Neuve
pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant
d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son
« pé était mort à la
mé ». On calma le mioche, qui se
réveilla de nouveau en hurlant que son
« pé était neyé ».
Un mois après on apprenait en effet la mort du père,
enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les
réveils de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde
s'émut, on rapprocha les dates, et il se trouva que
l'accident et le rêve avaient coïncidé à
peu près; d'où l'on conclut qu'ils étaient
arrivés la même nuit, à la même heure. Et
voilà un mystère du
magnétisme » (2).
Le conteur s'interrompit. Alors un des
auditeurs, fort ému, demanda :
— Et vous expliquez ça, vous ?
— Parfaitement, monsieur, j'ai
trouvé le secret. Le fait m'avait surpris et même
vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas
par principe. De même que d'autres commencent par croire, je
commence par douter; et quand je ne comprends nullement, je
continue à nier toute communication
télépathique des âmes, sûr que ma
pénétration seule est suffisante. Eh bien, j'ai
cherché, cherché, et j'ai fini, à force
d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me
convaincre qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une
d'elles ou l'un des enfants rêvât et
annonçât à son réveil que le
« pé était mort à la
mé ». La crainte horrible et constante de cet
accident fait qu'ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or,
si une de ces fréquentes prédictions coïncide
par un hasard très simple, avec une mort, on crie
aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autres
songes, tous les autres présages, toutes les autres
prophéties de malheur demeurés sans confirmation.
J'en ai pour ma part considéré (a) plus de cinquante dont les auteurs, huit jours
plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si l'homme, en
effet, était mort, la mémoire se serait
immédiatement réveillée, et l'on aurait
célébré l'intervention de Dieu, selon les uns,
du magnétisme, selon les autres.
Un des fumeurs déclara :
— C'est assez juste, ce que vous dites
là, mais voyons votre seconde histoire ?
— Oh ! ma seconde histoire est fort
délicate à raconter. C'est à moi qu'elle est
arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre
appréciation. On n'est jamais équitablement juge et
partie. Enfin la voici :
« J'avais dans mes relations
mondaines une jeune femme à laquelle je ne songeais
nullement, que je n'avais même jamais regardée
attentivement, jamais remarquée, comme on dit.
« Je la classais parmi les
insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide; enfin elle me
semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux
quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces
êtres sur qui la pensée ne semble se poser que par
hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne
s'abat point (b).
« Or, un soir, comme
j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre
au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage
d'idées, de cette procession d'images qui vous effleurent le
cerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume
en l'air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l'esprit,
un tout léger frisson du coeur, et immédiatement,
sans raison, sans aucun enchaînement de pensées
logique, j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des
pieds à la tête, et sans un voile, cette jeune femme
à qui je n'avais jamais songé plus de trois secondes
de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Et
soudain je lui découvris un tas de qualités que je
n'avais point observées, un charme doux, un attrait
langoureux; elle éveilla chez moi cette sorte
d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite
d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je
m'endormis. Et je rêvai.
« Vous avez tous fait de ces
rêves singuliers, n'est-ce pas, qui vous rendent
maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes
infranchissables, des joies inespérées, des bras
impénétrables ?
« Qui de nous, dans ces sommeils
troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, étreint,
pétri, possédé avec une acuité de
sensation extraordinaire, celle dont son esprit était
occupé ? Et avez-vous remarqué quelles
surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du
rêve ! En quelles ivresses folles elles vous jettent, de
quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse
infinie, caressante, pénétrante elles vous enfoncent
au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en
cette illusion adorable et brutale, qui semble une
réalité !
« Tout cela, je
l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme fut
à moi, tellement à moi que la tiède douceur de
sa peau me restait aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au
cerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres,
le son de sa voix me restait aux oreilles, le cercle de son
étreinte autour des reins, et le charme ardent de sa
tendresse en toute ma personne, longtemps après mon
réveil exquis et décevant.
« Et trois fois en cette même
nuit, le songe se renouvela.
« Le jour venu, elle
m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et
les sens, à tel point que je ne restais plus une seconde
sans penser à elle.
« À la fin, ne sachant que
faire, je m'habillai et je l'allai voir. Dans son escalier
j'étais ému à trembler, mon coeur
battait : un désir véhément m'envahissait
des pieds aux cheveux.
« J'entrai. Elle se leva toute
droite en entendant prononcer mon nom; et soudain nos yeux se
croisèrent avec une surprenante fixité. Je
m'assis.
« Je balbutiai quelques
banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je ne
savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur
elle, la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve
s'accomplit si vite, si facilement, si follement, que je doutai
soudain d'être éveillé... Elle fut pendant deux
ans ma maîtresse... ».
— Qu'en concluez-vous ? dit une
voix.
Le conteur semblait hésiter.
— J'en conclus... je conclus à
une coïncidence, parbleu ! Et puis, qui sait ? C'est
peut-être un regard d'elle que je n'avais point
remarqué et qui m'est revenu ce soir-là par un de ces
mystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui
nous représentent souvent des choses négligées
par notre conscience, passées inaperçues devant notre
intelligence !
— Tout ce que vous voudrez, conclut un
convive, mais si vous ne croyez pas au magnétisme
après cela, vous êtes un ingrat, mon cher
monsieur !
Notes
(*) Aucun des deux rêves ne correspond
à un récit. Dans le premier cas, il s'agit de
l'évocation d'un fait brut (un enfant a rêvé
que son père était mort ou à la mort de son
père) et, dans le second cas, le narrateur rapporte une
série d'images évoquant ou suggérant une
relation sexuelle (avec le très réaliste triplement
du « rêve » dans la même
nuit !) : malgré les apparences, c'est encore un
fait brut et non un récit de rêve ou une histoire
rêvée.
(1) Commune de la Seine-Maritime, arrondissement
du Havre, sur la côte du pays de Caux (PR).
(2) On comprend qu'il s'agit du magnétisme
biologique, animal ou humain. Le fluide magnétique devait
expliquer l'influence de certains individus sur les autres, lors de
phénomènes paranormaux comme l'hypnose, la
suggestion, etc.
Variantes
(a) Texte de l'édition originale :
« J'ai pour ma part constaté... »
(précision de l'éd. Garnier).
(b) Texte de l'édition originale :
« sur qui le désir ne s'abat point. Je la
voyais cinq ou six fois l'an. Deux visites, et quelques rencontres
dans le monde, voilà tout. / Or, un soir... »
(éd. Garnier).
Références
Guy de Maupassant, OEuvres complètes de Guy de
Maupassant, « Oeuvres posthumes I », le
texte de cette édition est conforme à celui de
l'édition originale, Paris, Louis Conard
Libraire-Éditeur, 1921, p. 44-48.
Édition originale
Maufrigneuse [Maupassant signa quelques-unes de ses nouvelles sous
ce nom], « Magnétisme », Gil-Blas
(Paris), 5 avril 1882.
Ce texte fut repris dans le recueil le
Père Milon, Paris, Albin Michel et Ollendorff,
1899-1904, 1912.
Éditions critiques
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis
Forestier, Paris, Gallimard (coll. « Biblothèque
de la pléiade »), 2 vol., 1974 et 1979.
Guy de Maupassant, le Horla et autres contes cruels et
fantastiques, introduction, chronologie, bibliographie, notes
et dossier de l'oeuvre par M.-C. Bancquart, Paris, Garnier
Frères, 1976, p. 10-13.
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, 1875-1884, et Une Vie,
roman, notices et notes de Brigitte Monglond, Paris, Robert
Laffont, 1988, p. 369-372.
Situation matérielle
Les deux rêves constituent l'essentiel
de la nouvelle qu'ils ferment.
Situation narrative
Un groupe d'amis discutent du
magnétisme. L'un d'eux, le plus sceptique peut-être,
entreprend de confondre les autres en leur parlant de deux
rêves, un premier qu'il prétend expliquer
naturellement et un second (un de ses rêves) qu'il se refuse
à ne pas expliquer par le hasard.
Bibliographie
Canovas : 107.
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