Le cauchemar d'un juge d'instruction raisonnable (*)
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Guy de Maupassant,
« La main »,
nouvelle,
1883
Je crus qu'il plaisantait. Je dis :
— Cette chaîne maintenant est bien
inutile, la main ne se sauvera pas.
Sir John Rowell reprit gravement :
— Elle voulé toujours s'en aller.
Cette chaîne été nécessaire.
D'un coup d'oeil rapide j'interrogeai son
visage, me demandant :
— Est-ce un fou, ou un mauvais
plaisant ? Mais la figure demeurait
impénétrable, tranquille et bienveillante. Je parlai
d'autre chose et j'admirai les fusils (p. 166).
[...]
On ne put jamais trouver le coupable.
En entrant dans le salon de sir John,
j'aperçus du premier coup d'oeil le cadavre étendu
sur le dos, au milieu de la pièce.
Le gilet était déchiré,
une manche arrachée pendait, tout annonçait qu'une
lutte terrible avait eu lieu.
L'Anglais était mort
étranglé ! Sa figure noire et gonflée,
effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable; il
tenait entre ses dents serrées quelque chose; et le cou,
percé de cinq trous (a) qu'on aurait
dits faits avec des pointes de fer, était couvert de
sang.
Un médecin nous rejoignit. Il examina
longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça
ces étranges paroles :
— On dirait qu'il a été
étranglé par un squelette.
Un frisson me passa dans le dos, et je jetai
les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadis
l'horrible main d'écorché. Elle n'y était
plus. La chaîne, brisée, pendait.
Alors je me baissai vers le mort, et je
trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main
disparue, coupé ou plutôt scié par les dents
juste à la deuxième phalange (p. 167).
[...]
Or, une nuit, trois mois après le
crime, j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la
main, l'horrible main, courir comme un scorpion ou comme une
araignée le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois,
je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je
revis le hideux débris galoper autour de ma chambre en
remuant les doigts comme des pattes.
Le lendemain, on me l'apporta, trouvé
dans le cimetière, sur la tombe (b) de
sir John Rowell, enterré là; car on n'avait pu
découvrir sa famille. L'index manquait.
Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne
sais rien de plus.
Les femmes, éperdues, étaient
pâles, frissonnantes. Une d'elles s'écria :
— Mais ce n'est pas un dénouement
cela, ni une explication ! Nous n'allons pas dormir si vous
ne nous dites pas ce qui s'était passé, selon
vous.
Le magistrat sourit avec
sévérité :
— Oh ! moi, mesdames, je vais
gâter, certes, vos rêves terribles.
Je pense tout simplement que le
légitime propriétaire de la main n'était pas
mort, qu'il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais
je n'ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C'est là
une sorte de vendetta.
Une des femmes murmura :
— Non, ça ne doit pas être
ainsi.
Et le juge d'instruction, souriant toujours,
conclut :
— Je vous avais bien dit que mon
explication ne vous irait pas.
Notes
(*) En effet, l'image tient en la vision d'une
main courant autour de la chambre du dormeur, comme un scorpion ou
une araignée. La vision ou l'image est un fait brut,
extrait vraisemblablement (« il me sembla
que ») d'un cauchemar, c'est-à-dire d'une histoire
rêvée, mais dont on ne sait rien. Il ne s'agit donc
pas d'un récit.
Variantes
(a) « La main
d'écorché », première version de la
nouvelle : « Il portait au cou les marques de cinq
doigts qui s'étaient profondément enfoncés
dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient sa
chemise ».
(b) Dans la première version de la
nouvelle, « La main d'écorché »,
la main est retrouvée sur un cercueil que l'on
découvre en creusant la tombe de sir John (ce qui
suggérait, évidemment, qu'il pourrait s'agir
du cercueil de l'écorché).
Références
Guy de Maupassant, OEuvres complètes,
« Oeuvres posthumes I », vol. 2, le texte de
cette édition est conforme à celui de
l'édition originale, Paris, Louis Conard
Libraire-Éditeur, 1921, p. 168-169.
Édition originale
Guy de Maupassant, « La main », le
Gaulois, 23 décembre 1883.
Une première version de la nouvelle avait paru dans Boule
de suif sous le titre de « La main
d'écorché » en 1875.
Le texte du Gaulois sera repris dans le recueil Contes du
jour et de la nuit, Albin Michel et Ollendorff, 1899-1904,
1912, et Louis Conard, 1907-1910.
Éditions critiques
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis
Forestier, Paris, Gallimard (coll. « Biblothèque
de la pléiade »), 2 vol., 1974 et 1979.
Guy de Maupassant, Contes du jour et de la nuit,
édition présentée et annotée par Pierre
Reboul, Paris, Gallimard, 1984, p. 156.
Guy de Maupassant, le Horla et autres contes cruels et
fantastiques, introduction, chronologie, bibliographie, notes
et dossier de l'oeuvre par M.-C. Bancquart, Paris, Garnier
Frères, 1976, p. 135.
Situation matérielle
Le rêve se situe à la fin de la
nouvelle, juste avant la conclusion.
Situation narrative
Lors d'une réunion mondaine, un juge
d'instruction raconte les circonstances d'un crime demeuré
inexpliqué, évoquant un cauchemar qui, en quelque
sorte, le préfigurait.
Bibliographie
Canovas : 42, 46.
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