TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Cauchemar d'un promeneur solitaire (*)
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Guy de Maupassant, « La nuit », nouvelle, 1887

      J'entrai dans le Bois de Boulogne et j'y restai longtemps, longtemps. Un frisson singulier m'avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.

      Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.

      Quelle heure était-il quand je repassai sous l'Arc de triomphe ? Je ne sais pas. La ville s'endormait, et des nuages, de gros nuages noirs s'étendaient lentement sur le ciel.

      Pour la première fois je sentis qu'il allait arriver quelque chose d'étrange, de nouveau. Il me sembla qu'il faisait froid, que l'air s'épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon coeur. L'avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient mourants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles; les chevaux marchaient d'un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumière du trottoir, les carottes s'éclairaient en rouge, les navets s'éclairaient en blanc, les choux s'éclairaient en vert; et elles passaient l'une derrière l'autre, ces voitures, rouges d'un rouge de feu, blanches d'un blanc d'argent, vertes d'un vert d'émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n'avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre, il était deux heures.

      Une force me poussait, un besoin de marcher. J'aillai donc jusqu'à la Bastille. Là, je m'aperçus que je n'avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de Juillet, dont le génie d'or était perdu dans l'impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l'immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s'abaisser sur la terre pour l'anéantir.

      Je revins. Il n'y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d'Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J'entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J'allais. À la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l'appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près de la rue Drouot : « Monsieur, écoutez donc ». Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai : « Quelle heure est-il, mon brave ? »

      Il grogna : « Est-ce que je sais ! J'ai pas de montre ».

      Alors je m'aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je sais qu'on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison, par économie; mais le jour était encore loin, si loin de paraître !

      « Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie (a) ».

      Je me mis en route, mais je n'y voyais même pas pour me conduire. J'avançais lentement, comme on fait dans un bois, reconnaissant les rues en les comptant.

      Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de Grammont, je me perdis; j'errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles de fer qui l'entourent. Paris entier dormait, d'un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui peut-être qui avait passé devant moi tout à l'heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort.

      Je me perdis encore. Où étais-je ? Quelle folie d'éteindre si tôt le gaz ! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de chat amoureux. Rien.

      Où donc étaient les sergents de ville ? Je me dis : « Je vais crier, ils viendront ». Je criai. Personne ne répondit (b).

      J'appelai plus fort. Ma voix s'envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.

      Je hurlai : « Au secours ! au secours ! au secours ! »

      Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc ? Je tirai ma montre, mais je n'avais point d'allumettes. J'écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J'étais moins seul. Quel mystère ! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais à tout moment les yeux (c) vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître; mais l'espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville.

      Quelle heure pouvait-il être ? Je marchais, me semblait-il, depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.

      Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore; il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.

      J'attendis, on ne répondit pas, on n'ouvrit point la porte. Je sonnai de nouveau; j'attendis encore, — rien (d).

      J'eus peur ! Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le concierge. Mais il ne s'éveilla pas, — et j'allai plus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.

      Et tout à coup, je m'aperçus que j'arrivais aux Halles. Les Halles étaient désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. — Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes !

      Une épouvante me saisit, — horrible. Que se passait-il ? Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ?

      Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai : « Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l'aiguille avec mes doigts ». Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointain du fiacre, — plus rien !

      J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.

      La Seine coulait-elle encore ?

      Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... puis du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.

      Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir là ... moi aussi, de faim — de fatigue — et de froid.


Notes

(*) Il est clair qu'on peut « expliquer » ce conte par le fait que le narrateur rêve ou ait rêvé l'aventure qu'il raconte. Cela ne peut manquer de venir à l'esprit du lecteur. Mais tel n'est précisément pas le cas du narrataire présupposé par la nouvelle fantastique. Bien au contraire, absolument rien ne laisse supposer ici qu'il puisse s'agir d'un rêve — et la preuve en est (!) que le narrateur et personnage en fait un récit ultérieur sans jamais évoquer cette « explication ».


Variantes

(a) Variante de l'édition originale : « je trouverai de la vie » (cf. édition Garnier).

(b) L'édition Garnier porte ici : « Personne ne me répondit ».

(c) Notre édition Louis Conard porte « mes yeux ». Nous suivons l'édition Garnier.

(d) Garnier : « rien ! ».


Références

Guy de Maupassant, OEuvres complètes, « OEuvres posthumes I », vol. 25, le texte de cette édition est conforme à celui de l'édition originale, Paris, Louis Conard Libraire-Éditeur, 1921, p. 222-228.

Édition originale

Guy de Maupassant, « La Nuit », le Gil Blas (Paris), 14 juin 1887.

Ce texte fut repris dans le recueil Clair de lune, Albin Michel et Ollendorff, 1899-1904, 1912, et Louis Conard, 1907-1910.

Édition critique

Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis Forestier, Paris, Gallimard (coll. « Biblothèque de la Pléiade »), 2 vol., 1974 et 1979.

Guy de Maupassant, le Horla et autres contes cruels et fantastiques, introduction, chronologie, bibliographie, notes et dossier de l'oeuvre par M.-C. Bancquart, Paris, Garnier Frères, 1976, p. 469-472.


Situation matérielle

      Ce texte occupe la presque totalité de la nouvelle.


Situation narrative

      Le narrateur, un amoureux de la nuit, se voit pris au piège par ce qu'il aime le plus.


Bibliographie

Canovas : 62.



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