Aurélia, le troisième rêve (*)
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Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
Ceux que j'aimais, parents, amis, me donnaient
des signes certains de leur existence éternelle, et je
n'étais plus séparé d'eux que par les heures
du jour. J'attendais celles de la nuit dans une douce
mélancolie.
VI
Un rêve que je fis encore me confirma
dans cette pensée. Je me trouvai tout à coup dans une
salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul. Elle
semblait s'être agrandie seulement. Les vieux meubles
luisaient d'un poli merveilleux, les tapis et les rideaux
étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus
brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par
la porte, et il y avait dans l'air une fraîcheur et un parfum
des premières matinées tièdes du printemps.
Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et
représentaient, sans leur ressembler absolument, des
parentes et des amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune
eût les traits de plusieurs de ces personnes. Les contours de
leurs figures variaient comme la flamme d'une lampe, et à
tout moment quelque chose de l'une passait dans l'autre; le
sourire, la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille,
les gestes familiers s'échangeaient comme si elles eussent
vécu de la même vie, et chacune était ainsi un
composé de toutes, pareille à ces types que les
peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser
une beauté complète.
La plus âgée me parlait avec une
voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour
l'avoir entendue dans l'enfance, et je ne sais ce qu'elle me disait
qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma
pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d'un
petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissu
à l'aiguille de fils ténus comme ceux des toiles
d'araignées. Il était coquet, gracieux et
imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni
et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts
de fée, et je les remerciais en rougissant, comme si je
n'eusse été qu'un petit enfant devant de grandes
belles dames. Alors l'une d'elles se leva et se dirigea vers le
jardin.
Chacun sait que dans les rêves on ne
voit jamais le soleil, bien qu'on ait souvent la perception d'une
clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont
lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc
où se prolongeaient des treilles en berceaux chargées
de lourdes grappes de raisins blancs et noirs; à mesure que
la dame qui me guidait s'avançait sous ces berceaux, l'ombre
des treillis croisés variait encore pour mes yeux ses formes
et ses vêtements. Elle en sortit enfin, et nous nous
trouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait
à peine la trace d'anciennes allées qui l'avaient
jadis coupé en croix. La culture était
négligée depuis de longues années, et des
plants épars de clématites, de houblon, de
chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d'aristoloche
étendaient entre des arbres d'une croissance vigoureuse
leurs longues traînées de lianes. Des branches
pliaient jusqu'à terre chargées de fruits, et parmi
des touffes d'herbes parasites s'épanouissaient quelques
fleurs de jardin revenues à l'état sauvage.
De loin en loin s'élevaient des massifs
de peupliers, d'acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait
des statues noircies par le temps. J'aperçus devant moi un
entassement de rochers couverts de lierre d'où jaillissait
une source d'eau vive, dont le clapotement harmonieux
résonnait sur un bassin d'eau dormante à demi
voilée des larges feuilles de nénuphar.
La dame que je suivais, développant sa
taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter
les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de
son bras nu une longue tige de rose trémière, puis
elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière,
de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et
les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons
de ses vêtements; tandis que sa figure et ses bras
imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je
la perdais (a) de vue à mesure qu'elle se
transfigurait, car elle semblait s'évanouir dans sa propre
grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m'écriai-je... car
la nature meurt avec toi ! ».
Disant ces mots, je marchais
péniblement à travers les ronces, comme pour saisir
l'ombre agrandie qui m'échappait, mais je me heurtai
à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait
un buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que
c'était le sien... Je reconnus des traits
chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le
jardin avait pris l'aspect d'un cimetière. Des voix
disaient : « L'Univers est dans la nuit
! ».
VII
Ce rêve si heureux à son
début me jeta dans une grande perplexité. Que
signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia
était morte (1).
Notes
(*) Cette seconde série de visions, plus
nettement structurées en une histoire ou un
« récit de rêve » (formant
d'ailleurs un chapitre), est explicitement déclarée
comme un rêve, comme c'est le cas implicitement de l'ensemble
des deux chapitres précédents — deux ensembles
qui forment pourtant une unité. Du strict point de vue
déclaratif, il s'agit toutefois du troisième
« rêve » d'Aurélia.
(1) Jenny Colon meurt le 5 juin 1842 : comme on le
voit, si l'on voulait situer le rêve en regard du
précédent, dans la chronologie des
événements biographiques, il faudrait convenir qu'il
ne le suit pas de près, comme pouvait le laisser entendre la
première phrase du chapitre.
Variantes
(a) Je la perdais ainsi de vue...
L'édition de Jacques Bony (Garnier Flammarion, 1990) est la
seule à donner cette version.
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 372- 374.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 372-374, rééd. 1955,
p. 376-378.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 38- 40.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 266-269.
—, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Ce fragment se situe dans la première
partie d'Aurélia. Il est introduit par la conclusion du
chapitre V, occupe tout le chapitre VI et trouve son
interprétation dans les premières lignes du chapitre
VII.
Situation narrative
Cette séquence fait suite au rêve
ou à la série des visions (les chapitres 4 et 5)
ayant suivi la crise préfigurée par le premier
rêve annonçant la mort du narrateur. Au cours de ces
visions, s'est imposée une cosmogonie onirique, un monde
futur peuplé des ancêtres, des parents, des amis.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
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