Aurélia, le quatrième rêve (*)
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Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
— Pendant la nuit qui
précéda mon travail (1), je
m'étais cru transporté dans une planète
obscure où se débattaient les premiers germes de la
création. Du sein de l'argile encore molle
s'élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes
vénéneux et des acanthes tortillées autour des
cactus; — les figures arides des rochers
s'élançaient comme des squelettes de cette
ébauche de création, et de hideux reptiles
serpentaient, s'élargissaient ou s'arrondissaient au milieu
de l'inextricable réseau d'une végétation
sauvage. La pâle lumière des astres éclairait
seule les perspectives bleuâtres de cet étrange
horizon; cependant, à mesure que ces créations se
formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de
la clarté.
VIII
Puis les monstres changeaient de forme, et,
dépouillant
leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sous des
pattes gigantesques; l'énorme masse de leurs corps brisait
les branches et les herbages, et, dans le désordre de la
nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part
moi-même, car j'avais un corps aussi étrange que les
leurs. Tout à coup une singulière harmonie
résonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, les
rugissements et les sifflements confus des êtres primitifs se
modulassent désormais sur cet air divin. Les variations se
succédaient à l'infini, la planète
s'éclairait peu à peu, des formes divines se
dessinaient sur la verdure et sur les profondeurs des bocages, et,
désormais domptés, tous les monstres que j'avais vus
dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et
femmes; d'autres revêtaient, dans leurs transformations, la
figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux.
Qui donc avait fait ce miracle ? Une
déesse rayonnante guidait, dans ces nouveaux avatars,
l'évolution rapide des humains. Il s'établit alors
une distinction de races qui, partant de l'ordre des oiseaux,
comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles :
c'étaient les Dives, les Péris, les Ondins et les
Salamandres; chaque fois qu'un de ces êtres mourait, il
renaissait aussitôt sous une forme plus belle et chantait la
gloire des dieux. — Cependant, l'un des
Éloïm (2) eut la pensée de
créer une cinquième race, composée des
éléments de la terre, et qu'on appela les
Afrites. — Ce fut le signal d'une révolution
complète parmi les Esprits qui ne voulurent pas
reconnaître les nouveaux possesseurs du monde. Je ne sais
combien de mille ans durèrent ces combats qui
ensanglantèrent le globe. Trois des Éloïm avec
les Esprits de leurs races furent enfin relégués au
midi de la terre (3) où ils
fondèrent de vastes royaumes. Ils avaient emporté les
secrets de la divine cabale qui lie les mondes, et prenaient
leur force dans l'adoration de certains astres auxquels ils
correspondent toujours. Ces nécromants, bannis aux confins
de la terre, s'étaient entendus pour se transmettre la
puissance. Entouré de femmes et d'esclaves, chacun de leurs
souverains s'était assuré de pouvoir renaître
sous la forme d'un de ses enfants. Leur vie était de mille
ans. De puissants cabalistes les enfermaient, à l'approche
de leur mort, dans des sépulcres bien gardés
où ils les nourrissaient d'élixirs et de substances
conservatrices. Longtemps encore ils gardaient les apparences de la
vie, puis, semblables à la chrysalide qui file son cocon,
ils s'endormaient quarante jours pour renaître sous la forme
d'un jeune enfant qu'on appelait plus tard à l'empire.
Cependant les forces vivifiantes de la terre
s'épuisaient à nourrir ces familles, dont le sang
toujours le même inondait des rejetons nouveaux. Dans de
vastes souterrains, creusés sous les hypogées et sous
les pyramides, ils avaient accumulé tous les trésors
des races passées et certains talismans qui les
protégeaient contre la colère des dieux.
C'est dans le centre de l'Afrique,
au-delà des montagnes de la Lune et de l'antique
Éthiopie, qu'avaient lieu ces étranges
mystères : longtemps j'y avais gémi dans la
captivité, ainsi qu'une partie de la race humaine. Les
bocages que j'avais vus si verts ne portaient plus que de
pâles fleurs et des feuillages flétris; un soleil
implacable dévorait ces contrées, et les faibles
enfants de ces éternelles dynasties semblaient
accablés du poids de la vie. Cette grandeur imposante et
monotone, réglée par l'étiquette et les
cérémonies hiératiques, pesait à tous
sans que personne osât s'y soustraire. Les vieillards
languissaient sous le poids de leurs couronnes et de leurs
ornements impériaux, entre des médecins et des
prêtres, dont le savoir leur garantissait
l'immortalité. Quant au peuple, à tout jamais
engrené dans les divisions des castes, il ne pouvait compter
ni sur la vie, ni sur la liberté. Au pied des arbres
frappés de mort et de stérilité, aux bouches
des sources taries, on voyait sur l'herbe brûlée se
flétrir des enfants et des jeunes femmes
énervés et sans couleur. La splendeur des chambres
royales, la majesté des portiques, l'éclat des
vêtements et des parures, n'étaient qu'une faible
consolation aux ennuis éternels de ces solitudes.
Bientôt les peuples furent
décimés par des maladies, les bêtes et les
plantes moururent, et les immortels, eux-mêmes,
dépérissaient sous leurs habits pompeux. — Un
fléau plus grand que les autres vint tout à coup
rajeunir et sauver le monde. La constellation d'Orion ouvrit au
ciel les cataractes des eaux; la terre, trop chargée par les
glaces du pôle opposé, fit un demi-tour sur
elle-même, et les mers, surmontant leurs rivages,
refluèrent sur les plateaux de l'Afrique et de l'Asie;
1'inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux
et les pyramides, et, pendant quarante jours, une arche
mystérieuse se promena sur les mers portant l'espoir d'une
création nouvelle. Trois des
Éloïm s'étaient réfugiés sur la
cime la plus haute des montagnes d'Afrique. Un combat se livra
entre eux. Ici ma mémoire se trouble, et je ne sais quel fut
le résultat de cette lutte suprême. Seulement, je vois
encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme
abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se
débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient
le bruit des eaux... Fut-elle sauvée ? Je l'ignore. Les
dieux, ses frères, l'avaient condamnée; mais au-
dessus de sa tête brillait l'Étoile du soir, qui
versait sur son front des rayons enflammés.
L'hymne interrompu de la terre et des cieux
retentit harmonieusement pour consacrer l'accord des races
nouvelles. Et pendant que les fils de Noé travaillaient
péniblement aux rayons d'un soleil nouveau, les
nécromants, blottis dans leurs demeures souterraines, y
gardaient toujours leurs trésors et se complaisaient dans le
silence et dans la nuit. Parfois ils sortaient timidement de leurs
asiles et venaient effrayer les vivants ou répandre parmi
les méchants les leçons funestes de leurs
sciences.
Tels sont les souvenirs que je
retraçais par une sorte de vague intuition du passé;
je frémissais en reproduisant les traits hideux de ces races
maudites. Partout mourait, pleurait ou languissait l'image
souffrante de la Mère éternelle. À travers les
vagues civilisations de l'Asie et de l'Afrique, on voyait se
renouveler toujours une scène sanglante d'orgie et de
carnage que les mêmes esprits reproduisaient sous des formes
nouvelles.
La dernière se passait à
Grenade, où le talisman sacré s'écroulait sous
les coups ennemis des chrétiens et des Maures. Combien
d'années encore le monde aura-t-il à souffrir, car il
faut que la vengeance de ces éternels ennemis se renouvelle
sous d'autres cieux ! Ce sont les tronçons divisés du
serpent qui entoure la terre... Séparés par le fer,
ils se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang
des hommes.
IX
Telles furent les images qui se
montrèrent tour à tour devant mes yeux. Peu à
peu le calme était rentré dans mon esprit, et je
quittai cette demeure qui était pour moi un paradis. Des
circonstances fatales préparèrent, longtemps
après (4), une rechute qui renoua la
série interrompue de ces étranges rêveries.
Notes
(*) C'est entraîné par la logique des
deux « rêves » précédents
qu'on peut estimer que voici le quatrième rêve
d'Aurélia, car le chapitre 8 n'est jamais
déclaré comme tel. Toutefois, il s'ouvre sur un
« transport » (au chapitre 7), exactement comme
le deuxième rêve (chapitre 4) dont il prendra peu
à peu la même forme, soit une suite de visions de
forme extatique (des « images », une
série d'« étranges
rêveries », écrit le narrateur en tête
du chapitre 9). S'il faut bien admettre que le tout forme un
exposé cosmogonique, plus discursif que narratif, on le
tiendra tout de même par hypothèse pour le
quatrième rêve d'Aurélia.
(1) Il s'agit de la rédaction d'une
« histoire du monde » pour laquelle on lui
donna du papier. C'est la mise en place d'un
« système d'histoire, emprunté aux
traditions orientales », « qui
commençait par l'heureux accord des Puissances de la nature,
qui formulaient et organisaient l'univers ». Il s'agit
d'un exposé écrit prolongeant des
représentations picturales (des fresques
réalisées avec des matériaux de fortune)
apparemment sur les murs extérieurs de la clinique.
(2) Le point de départ pour l'étude
des sources livresques de ce chapitre, comme
d'Aurélia dans son ensemble, est l'ouvrage de Jean
Richer, Gérard de Nerval et les doctrines
ésotériques (Paris, Le Griffon d'or, 1947). Voir
également l'article de Georges Le Breton, « Nerval
poète alchimique » (Fontaine, nos 44 et 45,
1945).
(3) Cette seconde occurrence du mot
« terre », après l'emploi de
« monde » à la phrase
précédente, laisse entendre ce qui sera
confirmé au début de l'alinéa suivant et ce
que les lecteurs perspicaces ont compris depuis le début,
soit que la « planète obscure » est
effectivement la terre.
(4) Dans la biographie de Nerval, cette
« rechute » correspond à une
« chute », en 1851, tandis que le récit
« autobiographique » ne retient pas les deux
séjours en clinique en avril et mai 1849, ni celui de juin
1850.
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 376- 379.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 376-379, rééd. 1955,
p. 380-383.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 38-40.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 270-274.
—, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Chapitre 9, l'avant-dernier de la
première partie.
Situation narrative
Après avoir appris la mort
d'Aurélia, le narrateur tente de retrouver le calme de
l'esprit. Il dessine des fresques sur les murs et s'absorbe dans
une réflexion sur la création du monde selon de
très anciennes légendes égyptiennes et
persanes.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
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