Aurélia, le cinquième rêve (*)
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Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
L'idée me vint d'interroger le sommeil,
mais son image, qui m'était apparue souvent, ne
revenait plus dans mes songes (1). Je n'eus
d'abord que des rêves confus, mêlés de
scènes sanglantes. Il semblait que toute une race fatale se
fût déchaînée au milieu du monde
idéal que j'avais vu autrefois et dont elle était la
reine. Le même Esprit qui m'avait menacé, —
lorsque j'entrais dans la demeure de ces familles pures qui
habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse,
— passa devant moi, non plus dans ce costume blanc qu'il
portait jadis, ainsi que ceux de sa race, mais vêtu en prince
d'Orient (2). Je m'élançai vers
lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi.
Ô terreur ! ô colère ! c'était
mon visage, c'était toute ma forme idéalisée
et grandie... Alors je me souvins de celui qui avait
été arrêté la même nuit que moi et
que, selon ma pensée, on avait fait sortir sous mon nom du
corps de garde, lorsque deux amis étaient venus pour me
chercher (3). Il portait à la main une
arme dont je distinguais mal la forme, et l'un de ceux qui
l'accompagnaient dit : « C'est avec cela qu'il l'a
frappé » (4).
Je ne sais comment expliquer que, dans mes
idées, les événements terrestres pouvaient
coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela est plus facile
à sentir qu'à énoncer clairement (**). Mais quel était donc cet esprit qui
était moi et en dehors de moi. Était-ce le
Double des légendes, ou ce frère mystique que
les Orientaux appellent Ferouër ?
(**) Cela faisait allusion,
pour moi, au coup que j'avais reçu dans ma chute [note de
Nerval].
Notes
(*) De l'évocation de rêves confus,
on passe tout de suite à un rêve ou du moins à
un fragment de rêve, suivi d'une analyse (non reproduite
ici : c'est la fin du chapitre) sur la signification qui s'en
dégage, d'abord le fait que l'homme soit double et ensuite
que le double du narrateur vit à sa place dans l'autre
monde, ce qui relance le récit des rêves ici
interrompu (ce sera le chapitre 10). Les deux
« récits de rêves » forment une
telle unité qu'il peut paraître artificiel de les
séparer comme nous le faisons ici. En tout cas, ce
cinquième « rêve » est nettement
le prélude ou l'introduction du suivant.
(1) Il s'agit d'Aurélia.
(2) Second chapitre du deuxième
rêve : des terrasses de la ville mystérieuse,
oasis des hauteurs, le narrateur est redescendu avec son guide. Il
pénètre dans une vaste chambre où travaille un
vieillard. Au moment où il franchit le seuil,
« un homme vêtu de
blanc, dit-il, dont je distinguais mal la figure, me
menaça d'une arme qu'il tenait à la main; mais celui
qui m'accompagnait lui fit signe de s'éloigner »
(c'est nous qui soulignons).
(3) Incident qui suit la première vision à la suite de
la première crise : le narrateur est persuadé
que les deux amis qui viendront
effectivement le chercher le matin sont déjà venus
durant la nuit, au cachot où il a été
emprisonné, et ont amené par erreur un autre homme,
son double.
(4) On comprend clairement, à la note de
l'auteur (**), que le rêve se construit
sur la chute que le narrateur a faite en visitant la maison d'un de
ses amis : en descendant de la terrasse, il perd pied dans
l'escalier et sa poitrine rencontre le coin d'un meuble. La
douleur est telle qu'il croit mourir et se précipite dans le
jardin pour voir une dernière fois le soleil couchant, tel
qu'il vient de l'observer à la terrasse. Suit
l'évanouissement. Puis la nouvelle crise qui commence par
les rêves décrits ici.
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 380- 381.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 380-381, rééd. 1955,
p. 384-385.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 47.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 275-276.
—, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Ce rêve se situe au centre du chapitre
9, l'avant-dernier de la première partie.
Situation narrative
À la suite d'une mauvaise chute, le
narrateur se trouve dans une grave dépression où il
se reproche de n'avoir pas été digne de rejoindre
Aurélia dans la mort, puis de ne pas lui avoir
été fidèle. Voilà pourquoi il compte
« interroger ses rêves » : en
réalité, c'est elle qu'il veut interroger.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
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