Aurélia, le neuvième et dernier
rêve (*)
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Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
Cette nuit-là j'eus un rêve
délicieux, le premier depuis bien longtemps. J'étais
dans une tour, si profonde du côté de la terre et si
haute du côté du ciel, que toute mon existence
semblait devoir se consumer à monter et à
descendre (1). Déjà mes forces
s'étaient épuisées, et j'allais manquer de
courage, quand une porte latérale vint à s'ouvrir; un
esprit se présente et me dit : « Viens,
frère !... ». Je ne sais pourquoi il me vint
à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais
transfigurés et intelligents (2). Nous
étions dans une campagne éclairée des feux des
étoiles; nous nous arrêtâmes à contempler
ce spectacle, et l'esprit étendit sa main sur mon front
comme je l'avais fait la veille en cherchant à
magnétiser mon compagnon (3);
aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit
à grandir et la divinité de mes rêves m'apparut
souriante, dans un costume presque indien, telle que je l'avais vue
autrefois. Elle marcha entre nous deux, et les prés
verdissaient, les fleurs et les feuillages s'élevaient de
terre sur la trace de ses pas... Elle me dit :
« L'épreuve à laquelle tu étais
soumis est venue à son terme; ces escaliers sans nombre, que
tu te fatiguais à descendre ou à gravir,
étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui
embarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi le jour
où tu as imploré la Vierge sainte et où, la
croyant morte, le délire s'est emparé de ton
esprit (4). Il fallait que ton voeu lui
fût porté par une âme simple et
dégagée des liens de la terre. Celle-là s'est
rencontrée près de toi, et c'est pourquoi il m'est
permis à moi-même de venir et de
t'encourager ». La joie que ce rêve répandit
dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le
jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe
matériel de l'apparition qui m'avait consolé, et
j'écrivis sur le mur ces mots : « Tu m'as
visité cette nuit ».
Notes
(*) Le récit est toutefois suivi des
« Mémorables » où se trouvent ou
plutôt se fondent de nombreux fragments de rêves. Mais
on peut dire que ce neuvième rêve achève le
récit proprement dit d'Aurélia, avant son
épilogue.
(1) La situation rappelle celle du premier
rêve d'Aurélia, comme celle-ci rappelait
déjà le premier « rêve »
des Nuits d'octobre. Comme on va le voir, ce dernier
récit rêve d'Aurélia est
précisément l'explication du premier.
(2) C'est-à-dire du jeune malade qu'il tente
d'aider à reprendre force et vie.
(3) Sa tête longuement penchée sur
celle du malade, « il me semblait, dit-il, qu'un certain
magnétisme réunissait nos deux
esprits... », d'où les premiers mots qu'il croit
entendre prononcer (ce compte rendu précède
immédiatement le récit du rêve).
(4) « Désespéré, je
me dirigeai en pleurant vers Notre-Dame de Lorette, où
j'allai me jeter au pied de l'autel de la Vierge, demandant pardon
pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait : "La Vierge est
morte et tes prières sont inutiles" ». Cet
épisode se situe au coeur d'un délire
d'interprétation systématique (paranoïa) de type
religieux, qui se développe tout au long du chapitre 4 de la
seconde partie et qui le conduit à la maison Dubois
(inspiré du séjour à la clinique Dubois en
février-mars 1853, maison de santé municipale,
faubourg Saint-Denis).
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 408- 409.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 408-409, rééd. 1955,
p. 412-413.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 78-79.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 309-310.
—, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Aurélia s'achève sur ce
récit (le texte de l'oeuvre étant toutefois suivi des
« Mémorables »).
Situation narrative
Au sortir d'une nuit
d'hallucination, le médecin (le docteur Blanche dans la
vie de Nerval) confie au narrateur le soin d'un malade qui doit
être nourri par un long tuyau de caoutchouc. Le malade ne
voit rien et ne peut parler. Il s'agit d'un jeune soldat ayant
combattu en Afrique qui refusait de s'alimenter depuis six semaines
et qui est à peu près inconscient. Le narrateur aura
le bonheur de le ramener peu à peu à la vie.
Lorsqu'il croit l'entendre dire quelques mots pour la
première fois, il est transporté
d'allégresse.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
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