Honoré de Balzac,
Annette et le criminel ou Suite du
« Vicaire
des
Ardennes »,
roman,
1824
Cependant Annette (1)
dormait, et son sommeil, par un effet du hasard, se trouvait
empreint de ses pensées de la veille. L'influence qu'un
rêve avait sur son esprit nous oblige à le raconter
tel qu'il fut, et ainsi qu'elle le raconta souvent par la suite
quand elle récapitulait toutes les petites circonstances que
nous avons fidèlement rapportées, et qui lui
servaient de présages.
Elle rêva, elle qui était si
chaste et si pure, et cette partie de son rêve lui donna la
souffrance horrible du cauchemar; elle rêva qu'après
bien des combats Argow (2) se trouvait
à côté d'elle, sur son propre lit virginal,
dans cette chambre de Paris que nous avons décrite au
commencement de cette histoire. Là, une fois que cet
être extraordinaire y était parvenu, elle
éprouvait de lui une multitude infinie de soins et de
délicatesses, un respect même qui ne semblait pas
compatible avec les manières et le caractère qu'on
devait supposer à son époux d'après son
aspect; car, en effet, elle se rappelait l'avoir
épousé, mais cette souvenance, dans son rêve,
n'arrivait qu'alors que M. de Durantal franchissait l'obstacle
qu'Annette avait élevé entre elle et lui.
Cette jeune fille, poussée par
l'influence absurde du rêve, triomphait de sa propre pudeur
et de toutes ses idées; enfin, pour vaincre le respect
étonnant de ce singulier être, qui voyait en elle une
divinité et la traitait comme telle, Annette folâtrait
et badinait avec lui; elle jouait, et, en jouant, elle prenait
cette tête énorme aux cheveux bouclés et
l'appuyait sur son épaule d'albâtre, passait sa main
dans la chevelure, et, par ces caresses enfantines et pures, elle
semblait l'encourager. Pourquoi ? elle l'ignorait; mais une
chose qui la flattait au dernier degré, c'était de
voir deux yeux étinceler et se baisser tour à
tour.
Ce fut alors que, posant cette tête sur
son sein, elle aperçut sur le cou une ligne rouge
imperceptible, fine comme la lame d'un couteau, et cette ligne,
rouge comme du sang (a), faisait le tour du
cou de son époux, précisément au milieu.
À peine ses yeux eurent-ils vu cette marque, qu'une sueur
froide la saisit et l'arrêta : comme une statue, elle
garda la même attitude; elle voulait parler sans le pouvoir,
et une horrible peur la glaçait. Elle s'éveilla dans
les mêmes dispositions, tremblante, effrayée, et son
coeur battait si fortement qu'il ressemblait, par son bruit,
à une voix entrecoupée.
Dans les idées d'Annette, un rêve
était un avertissement émané du domaine des
esprits purs qui saisissaient l'instant où le corps
n'agissait plus sur l'âme pour guider, par des images
informes de l'avenir, les êtres que leur amour pour les cieux
rendaient dignes de l'attention spéciale de ces esprits
intermédiaires qui voltigent entre la terre et le
ciel (3).
Or, ce rêve avait une signification
qu'Annette n'osait même pas entendre : elle
écoutait, tressaillait; et, dans son appartement faiblement
éclairé par sa lampe, elle tâchait de ne rien
regarder, parce qu'elle tremblait d'apercevoir cette tête de
son rêve, et, par-dessus tout, elle voulait oublier cette
ligne de sang. Elle se rendormit pourtant après avoir
secoué sa terreur, mais elle revit encore en songe, et dans
un songe dénué de toutes les circonstances du
premier, cette même tête, scindée par cette
même ligne qui semblait marquer son époux d'un
horrible sceau.
Les teintes fraîches et pures de
l'aurore la trouvèrent encore dans cette même horreur,
mais en proie à l'irrésolution et à tout le
vague de l'interprétation d'un tel songe.
Notes
(1) Annette est l'héroïne de cette
histoire. Elle se trouvait au mariage de sa cousine lors de son
enlèvement par Argow.
(2) Argow est un grand criminel qui tombe follement
amoureux d'Annette. Il est également le marquis de Durantal,
ayant hérité de cette propriété de ses
parents.
(3) Selon André Lorant, Balzac
interprète ici le rêve de manière
idéaliste : « il estime que le
rêve est un phénomène autonome et qu'il
témoigne d'une activité imaginaire
symbolique » (p. 405).
Variantes
(a) Nous modernisons quelques archaïsmes
typographiques (entr'elle et la graphie oi des imparfaits),
comme nous corrigeons ici une coquille de
ponctuation « du sang; faisait » au lieu
de « du sang, faisait ».
Références
Horace de Saint-Aubin, Annette et le criminel ou Suite du
vicaire des Ardennes, tome II, Paris, Buissot, 1824,
p. 25-28.
Édition originale
Horace de Saint-Aubin [pseudonyme de Balzac], Annette et le
criminel ou Suite du vicaire des Ardennes, Paris, Buissot,
1824, 2 vol.
Édition critique
Honoré de Balzac, Annette et le criminel, éd.
André Lorant, Paris, Garnier-Flammarion, 1982,
p. 135-136.
Situation matérielle
Volume 1, tome 2, fin du chapitre 8.
Situation narrative
Annette et sa mère, madame
Gérard, résident chez madame Servigné en
attendant le mariage d'Adélaïde, la cousine de
l'héroïne. La tension est grande entre les deux
familles surtout depuis qu'Annette a rompu ses fiançailles
avec son cousin Charles qui a monté dans l'échelle
sociale de manière un peu obscure. Durant la fête qui
suit le mariage, la jeune femme se fait enlever par des inconnus.
Dans la fuite qui s'ensuit, Argow surgit, s'empare d'Annette et
l'amène à travers les bois jusqu'au château de
Durantal. Elle y passe la nuit pendant laquelle elle fait ce
rêve.
Bibliographie
Canovas : 39, 46 et 76.
|