Le rêve de Jésus-Christ en
Flandre
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Honoré de Balzac,
Jésus-Christ en Flandre,
roman,
1831
À force de regarder ces arcades
merveilleuses, ces arabesques, ces festons, ces spirales, ces
fantaisies sarrasines qui s'entrelaçaient les unes dans les
autres, bizarrement éclairées, mes perceptions
devinrent confuses. Je me trouvai, comme sur la limite des
illusions et de la réalité, pris dans les
pièges de l'optique et presque étourdi par la
multitude des aspects. Insensiblement ces pierres
découpées se voilèrent, je ne les vis plus
qu'à travers un nuage formé par une poussière
d'or, semblable à celle qui voltige dans les bandes
lumineuses tracées par un rayon de soleil dans une chambre.
Au sein de cette atmosphère vaporeuse qui rendit toutes les
formes indistinctes, la dentelle des roses resplendit tout à
coup. Chaque nervure, chaque arête sculptée, le
moindre trait s'argenta. Le soleil alluma des feux dans les vitraux
dont les riches couleurs scintillèrent. Les colonnes
s'agitèrent, leurs chapiteaux s'ébranlèrent
doucement. Un tremblement caressant disloqua l'édifice, dont
les frises se remuèrent avec de gracieuses
précautions. Plusieurs gros piliers eurent des mouvements
graves comme est la danse d'une douairière qui, sur la fin
d'un bal, complète par complaisance les quadrilles. Quelques
colonnes minces et droites se mirent à rire et à
sauter, parées de leurs couronnes de trèfles. Des
cintres pointus se heurtèrent avec les hautes fenêtres
longues et grêles, semblables à ces dames du Moyen
Âge qui portaient les armoiries de leurs maisons peintes sur
leurs robes d'or. La danse de ces arcades mitrées avec ces
élégantes croisées ressemblaient aux luttes
d'un tournoi. Bientôt chaque pierre vibra dans
l'église, mais sans changer de place. Les orgues
parlèrent, et me firent entendre une harmonie divine
à laquelle se mêlèrent des voix d'anges,
musique inouïe, accompagnée par la sourde basse-taille
des cloches dont les tintements annoncèrent que les deux
tours colossales se balançaient sur leurs bases
carrées. Ce sabbat étrange me sembla la chose (a) la plus naturelle, et je ne m'en étonnai
pas après avoir vu Charles X (1)
à terre. J'étais moi-même doucement
agité comme sur une escarpolette qui me communiquait une
sorte de plaisir nerveux, et il me serait impossible d'en donner
une idée. Cependant, au milieu de cette chaude bacchanale,
le choeur de la cathédrale me parut froid comme si l'hiver
y eût régné. J'y vis une multitude de femmes
vêtues de blanc, mais immobiles et silencieuses. Quelques
encensoirs répandirent une odeur douce qui
pénétra mon âme en la réjouissant. Les
cierges flamboyèrent. Le lutrin, aussi gai qu'un chantre
pris de vin, sauta comme un chapeau chinois. Je compris que la
cathédrale tournait sur elle-même avec tant de
rapidité que chaque objet semblait y rester à sa
place. Le Christ colossal, fixé sur l'autel, me souriait
avec une malicieuse bienveillance qui me rendit craintif, je cessai
de le regarder pour admirer dans le lointain une bleuâtre
vapeur qui se glissa à travers les piliers, en leur
imprimant une grâce indescriptible. Enfin plusieurs
ravissantes figures de femmes s'agitèrent dans les frises.
Les enfants qui soutenaient de grosses colonnes, battirent
eux-mêmes des ailes. Je me sentis soulevé par une
puissance divine qui me plongea dans une joie infinie, dans une
extase molle et douce. J'aurais, je crois, donné ma vie pour
prolonger la durée de cette fantasmagorie, quand tout
à coup une voix criarde me dit à l'oreille :
— Réveille-toi, suis-moi !
Une femme desséchée me prit la
main et me communiqua le froid le plus horrible aux nerfs. Ses os
se voyaient à travers la peau ridée de sa figure
blême et presque verdâtre. Cette petite vieille froide
portait une robe noire traînée dans la
poussière, et gardait à son cou quelque chose de
blanc que je n'osais examiner. Ses yeux fixes, levés vers le
ciel, ne laissaient voir que le blanc des prunelles. Elle
m'entraînait à travers l'église et marquait son
passage par des cendres qui tombaient de sa robe. En marchant, ses
os claquèrent comme ceux d'un squelette. À mesure que
nous marchions, j'entendais derrière moi le tintement d'une
clochette dont les sons pleins d'aigreur retentirent dans mon
cerveau, comme ceux d'un harmonica.
— Il faut souffrir, il faut souffrir, me
disait-elle.
Nous sortîmes de l'église, et
traversâmes les rues les plus fangeuses de la ville; puis,
elle me fit entrer dans une maison noire où elle m'attira en
criant de sa voix, dont le timbre était fêlé
comme celui d'une cloche cassée : —
Défends-moi, défends-moi !
Nous montâmes un escalier tortueux.
Quand elle eut frappé à une porte obscure, un homme
muet, semblable aux familiers de l'inquisition, ouvrit cette porte.
Nous nous trouvâmes bientôt dans une chambre tendue de
vieilles tapisseries trouées, pleine de vieux linges, de
mousselines fanées, de cuivres dorés.
— Voilà d'éternelles
richesses ! dit-elle.
Je frémis d'horreur en voyant alors
distinctement à la lueur d'une longue torche et de deux
cierges, que cette femme devait être récemment sortie
d'un cimetière. Elle n'avait pas de cheveux. Je voulus fuir,
elle fit mouvoir son bras de squelette et m'entoura d'un cercle de
fer armé de pointes. À ce mouvement, un cri
poussé par des millions de voix, le hurrah des morts,
retentit près de nous !
— Je veux te rendre heureux à
jamais, dit-elle. Tu es mon fils !
Nous étions assis devant un foyer dont
les cendres étaient froides. Alors la petite vieille me
serra la main si fortement que je dus rester là. Je la
regardai fixement, et tâchai de deviner l'histoire de sa vie
en examinant les nippes au milieu desquelles elle croupissait. Mais
existait-elle ? C'était vraiment un mystère. Je
voyais bien que jadis elle avait dû être jeune et
belle, parée de toutes les grâces de la
simplicité, véritable statue grecque au front
virginal.
— Ah ! ah ! lui dis- je,
maintenant je te reconnais. Malheureuse, pourquoi t'es-tu
prostituée aux hommes ? Dans l'âge des passions,
devenue riche, tu as oublié ta pure et suave jeunesse, tes
dévouements sublimes, tes moeurs innocentes, tes croyances
fécondes, et tu as abdiqué ton pouvoir primitif, ta
suprématie tout intellectuelle pour les pouvoirs de la
chair. Quittant tes vêtements de lin, ta couche de mousse,
tes grottes éclairées par de divines lumières
tu as étincelé de diamants, de luxe et de luxure.
Hardie, fière, voulant tout, obtenant tout et renversant
tout sur ton passage, comme une prostituée en vogue qui
court au plaisir, tu as été sanguinaire comme une
reine hébétée de volonté. Ne te
souviens-tu pas d'avoir été souvent stupide par
moments ? Puis tout à coup merveilleusement
intelligente, à l'exemple de l'Art sortant d'une orgie.
Poète, peintre, cantatrice, aimant les
cérémonies splendides, tu n'as peut-être
protégé les arts que par caprice, et seulement pour
dormir sous des lambris magnifiques ? Un jour, fantasque et
insolente, toi qui devais être chaste et modeste, n'as-tu pas
tout soumis à ta pantoufle, et ne l'as-tu pas jetée
sur la tête des souverains qui avaient ici-bas le pouvoir,
l'argent et le talent ! Insultant à l'homme et prenant
joie à voir jusqu'où allait la bêtise humaine,
tantôt tu disais à tes amants de marcher à
quatre pattes, de te donner leurs biens, leurs trésors,
leurs femmes même, quand elles valaient quelque chose !
Tu as, sans motif, dévoré des millions d'hommes, tu
les as jetés comme des nuées sablonneuses de
l'Occident sur l'Orient. Tu es descendue des hauteurs de la
pensée pour t'asseoir à côté des rois.
Femme, au lieu de consoler les hommes, tu les as tourmentés,
affligés ! Sûre d'en obtenir, tu demandais du
sang ! Tu pouvais cependant te contenter d'un peu de farine,
élevée comme tu le fus, à manger des
gâteaux et à mettre de l'eau dans ton vin. Originale
en tout, tu défendais jadis à tes amants
épuisés de manger, et ils ne mangeaient pas. Pourquoi
extravaguais-tu jusqu'à vouloir l'impossible ?
Semblable à quelque courtisane gâtée par ses
adorateurs, pourquoi t'es-tu affolée de niaiseries et
n'as-tu pas détrompé les gens qui expliquaient ou
justifiaient toutes tes erreurs ? Enfin, tu as eu tes
dernières passions ! Terrible comme l'amour d'une femme
de quarante ans, tu as rugi ! tu as voulu étreindre
l'univers entier dans un dernier embrassement, et l'univers qui
t'appartenait t'a échappé. Puis, après les
jeunes gens sont venus à tes pieds des vieillards, des
impuissants qui t'ont rendue hideuse. Cependant quelques hommes au
coup d'oeil d'aigle te disaient d'un regard : — Tu
périras sans gloire, parce que tu as trompé, parce
que tu as manqué à tes promesses de jeune fille. Au
lieu d'être un ange au front de paix et de semer la
lumière et le bonheur sur ton passage, tu as
été une Messaline (2) aimant le
cirque et les débauches, abusant de ton pouvoir. Tu ne peux
plus redevenir vierge, il te faudrait un maître. Ton temps
arrive. Tu sens déjà la mort. Tes héritiers te
croient riche, ils te tueront et ne recueilleront rien. Essaie au
moins de jeter tes hardes qui ne sont plus de mode, redeviens ce
que tu étais jadis. Mais non ! tu t'es
suicidée ! N'est-ce pas là ton histoire ?
lui dis-je en finissant, vieille caduque, édentée,
froide, maintenant oubliée, et qui passe sans obtenir un
regard. Pourquoi vis-tu ? Que fais-tu de ta robe de plaideuse
qui n'excite le désir de personne ? où est ta
fortune ? pourquoi l'as-tu dissipée ? où
sont tes trésors ? qu'as-tu fait de beau ?
À cette demande, la petite vieille se
redressa sur ses os, rejeta ses guenilles, grandit,
s'éclaira, sourit, sortit de sa chrysalide noire. Puis,
comme un papillon nouveau-né, cette création indienne
sortit de ses palmes, m'apparut blanche et jeune, vêtue d'une
robe de lin. Ses cheveux d'or flottèrent sur ses
épaules, ses yeux scintillèrent, un nuage lumineux
l'environna, un cercle d'or voltigea sur sa tête, elle fit un
geste vers l'espace en agitant une longue épée de
feu.
— Vois et crois ! dit-elle.
Tout à coup je vis dans le lointain des
milliers de cathédrales, semblables à celles que je
venais de quitter, mais ornées de tableaux et de fresques;
j'y entendis de ravissants concerts. Autour de ces monuments, des
milliers d'hommes se pressaient, comme des fourmis dans leurs
fourmilières. Les uns empressés de sauver des livres
et de copier des manuscrits, les autres servant les pauvres,
presque tous étudiant. Du sein de ces foules innombrables
surgissaient des statues colossales, élevées par eux.
À la lueur fantastique, projetée par un luminaire
aussi grand que le soleil, je lus sur le socle de ces
statues : SCIENCES. HISTOIRE. LITTÉRATURES.
La lumière s'éteignit; je me
retrouvai devant la jeune fille, qui, graduellement, rentra dans sa
froide enveloppe, dans ses guenilles mortuaires, et redevint
vieille. Son familier lui apporta un peu de poussier (3), afin qu'elle renouvelât les cendres de sa
chaufferette, car le temps était rude; puis, il lui alluma,
à elle qui avait eu des milliers de bougies dans ses palais,
une petite veilleuse afin qu'elle pût lire ses prières
pendant la nuit.
— On ne croit plus !...
dit-elle.
Telle était la situation critique dans
laquelle je vis la plus belle, la plus vaste, la plus vraie, la
plus féconde de toutes les puissances.
— Réveillez-vous, monsieur, l'on
va fermer les portes, me dit une voix rauque.
En me retournant, j'aperçus l'horrible
figure du donneur d'eau bénite, il m'avait secoué le
bras. Je trouvai la cathédrale ensevelie dans l'ombre, comme
un homme enveloppé d'un manteau.
— Croire ! me dis-je, c'est
vivre ! Je viens de voir passer le convoi d'une Monarchie, il
faut défendre l'ÉGLISE !
Paris, février 1831.
Notes
(1) Charles X : roi de France régnant
durant la révolution de juillet 1830.
(2) Messaline : impératrice romaine.
« Femme de Claude 1er dont elle eut Octavie et
Britannicus, elle exerça sur son mari un empire absolu et
fit exécuter les filles de Germanicus et de Drusus.
Célèbre par ses débauches, elle bafoua Claude
au point d'épouser son amant Silius »
(PR).
(3) Poussier : même origine et même
sens que « poussière ». Il signifie ici
des petits morceaux ou des débris à brûler,
propre à relancer le feu, probablement du charbon. Il faut
alors comprendre : « une poignée de
charbon ».
Variantes
(a) « Ce sabbat étrange me sembla
la chose du monde la plus naturelle »
(édition de la Pléiade).
Références
Honoré de Balzac, la Comédie humaine :
Jésus-Christ en Flandre, vol. 27, Paris, Louis Conard
libraire-éditeur, 1910, p. 310-316.
Édition originale
Honoré de Balzac, Romans et contes philosophiques :
Jésus-Christ en Flandre, Paris, Gosselin, 1831.
Éditions critiques
Honoré de Balzac, la Comédie humaine :
Jésus-Christ en Flandre, tome IX, Paris, Gallimard
(coll. « Bibliothèque de la
pléiade »), 1950, p. 261-266.
Honoré de Balzac, la Comédie humaine :
Jésus-Christ en Flandre, tome II, Paris, Rencontre,
1976, p. 607-613.
Situation matérielle
Fin de la nouvelle.
Situation narrative
Quelques personnes, un soir, sont assises dans
une barque chargée de les faire traverser la mer de
l'île de Cadzant à Ostende, un gros bourg flamand.
Juste avant le départ, un homme surgit et demande à
monter. Une tempête se lève durant le voyage et les
conditions s'aggravent tellement que la barque chavire.
L'étranger se lève à travers les flots et dit
à ses compagnons : « Ceux qui ont la foi
seront sauvés; qu'ils me suivent ! »
(p. 605). Dans une chaumière de pêcheur
où les survivants se sont réunis, on a construit le
couvent de la Merci où le narrateur de cette histoire se
trouve en 1830. C'est dans cette église qu'il fera le
rêve qui changera sa vie en lui redonnant la foi en Dieu.
Bibliographie
Canovas : le roman est porté en bibliographie, mais n'est
pas évoqué dans la thèse.
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