Les trois premiers rêves d'Ursule
Mirouët
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Honoré de Balzac,
Ursule Mirouët,
roman,
1841
Quoique l'opinion publique de la petite ville
(1) eût reconnu la parfaite innocence
d'Ursule, Ursule se rétablissait lentement (2). Dans cet état de prostration corporelle
qui laissait l'âme et l'esprit libres, elle devint le
théâtre de phénomènes dont les
effets (a) furent d'ailleurs terribles et de
nature à occuper la science, si la science avait
été mise dans une pareille confidence. Dix jours
après la visite de madame de Portenduère (3), Ursule subit un rêve qui présenta
les caractères d'une vision surnaturelle autant par les
faits moraux que par les circonstances pour ainsi dire
physiques (b). Feu Minoret (4), son parrain, lui apparut et lui fit signe de
venir avec lui; elle s'habilla, le suivit au milieu des
ténèbres jusque dans la maison de la rue des
Bourgeois où elle retrouva les moindres choses comme elles
étaient le jour de la mort de son parrain. Le vieillard
portait les vêtements qu'il avait sur lui la veille de sa
mort, sa figure était pâle, ses mouvements ne
rendaient aucun son; néanmoins Ursule entendit parfaitement
sa voix, quoique faible et comme répétée par
un écho lointain. Le docteur amena sa pupille jusque dans le
cabinet du pavillon chinois où il lui fit soulever le marbre
du petit meuble de Boulle (5), comme elle
l'avait soulevé le jour de sa mort; mais au lieu de n'y rien
trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandait
d'aller y prendre; elle la décacheta, la lut ainsi que le
testament en faveur de Savinien (6). —
Les caractères de l'écriture, dit-elle au
curé, brillaient comme s'ils eussent été
tracés avec les rayons du soleil, ils me brûlaient les
yeux (c). Quand elle regarda son oncle pour
le remercier, elle aperçut sur ses lèvres
décolorées un sourire bienveillant. Puis, de sa voix
faible et néanmoins claire, le spectre lui montra
Minoret (7) écoutant la confidence
dans le corridor, allant dévisser la serrure et prenant le
paquet de papiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et
la contraignit à marcher du pas des morts afin de suivre
Minoret jusqu'à la Poste. Ursule traversa la ville, entra
à la Poste, dans l'ancienne chambre de Zélie (8), où le spectre lui fit voir le spoliateur
décachetant les lettres, les lisant et les brûlant.
— Il n'a pu, dit Ursule, allumer que la troisième
allumette pour brûler les papiers, et il en a enterré
les vestiges dans les cendres. Après, mon parrain m'a
ramenée à notre maison et j'ai vu monsieur
Minoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où
il a pris, dans le troisième volume
des Pandectes(9), les trois
inscriptions de chacune douze mille livres de rentes, ainsi que
l'argent des arrérages en billets de banque. — Il est,
m'a dit alors mon parrain, l'auteur des tourments qui t'ont mise
à la porte du tombeau; mais Dieu veut que tu sois heureuse.
Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! Si
tu m'aimes, si tu aimes Savinien, tu redemanderas ta fortune
à mon neveu. Jure-le moi ? En resplendissant comme le
Sauveur pendant sa transfiguration, le spectre de Minoret avait
alors causé, dans l'état d'oppression où se
trouvait Ursule, une telle violence à son âme, qu'elle
promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesser le
cauchemar (d). Elle s'était
réveillée debout, au milieu de sa chambre, la face
devant le portrait de son parrain qu'elle y avait mis depuis sa
maladie. Elle se recoucha, se rendormit après une vive
agitation et se souvint à son réveil de cette
singulière vision; mais elle n'osa pas en parler. Son
jugement exquis et sa délicatesse s'offensèrent de la
révélation d'un rêve dont la fin et la cause
étaient ses intérêts pécuniaires, elle
l'attribua naturellement à la causerie par laquelle la
Bougival l'avait endormie, et où il était question
des libéralités de son parrain pour elle et des
certitudes que conservait sa nourrice à cet égard.
Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui
rendirent excessivement redoutable. La seconde fois, la main
glacée de son parrain se posa sur son épaule, et lui
causa la plus cruelle douleur, une sensation indéfinissable.
— Il faut obéir aux morts ! disait-il d'une voix
sépulcrale. Et des larmes, dit-elle, tombaient de ses yeux
blancs et vides. La troisième fois, le mort la prit par ses
longues nattes et lui fit voir Minoret causant avec Goupil (10) et lui promettant de l'argent s'il emmenait
Ursule à Sens. Ursule prit alors le parti d'avouer ces
trois rêves à l'abbé Chaperon.
— Monsieur le curé, lui dit-elle
un soir, croyez-vous que les morts puissent
apparaître ?
— Mon enfant, l'histoire sacrée,
l'histoire profane, l'histoire moderne offrent plusieurs
témoignages à ce sujet; mais l'Église n'en a
jamais fait un article de foi; et, quant à la Science, en
France elle s'en moque.
— Que croyez-vous ?
— La puissance de Dieu, mon enfant, est
infinie.
— Mon parrain vous a-t-il parlé
de ces sortes de choses ?
— Oui, souvent. Il avait
entièrement changé d'avis sur ces matières.
Sa conversion date du jour, il me l'a dit vingt fois, où
dans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour
lui, et a vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour de
saint Savinien à votre almanach.
Ursule jeta un cri perçant qui fit
frémir le prêtre : elle se souvenait de la
scène où, de retour à Nemours, son parrain
avait lu dans son âme et s'était emparé de son
almanach.
— Si cela est, dit-elle, mes visions
sont possibles. Mon parrain m'est apparu comme Jésus
à ses disciples. Il est dans une enveloppe de
lumière jaune, il parle ! Je voulais vous prier de
dire une messe pour le repos de son âme et implorer le
secours de Dieu afin de faire cesser ces apparitions qui me
brisent.
Elle raconta dans les plus grands
détails ses trois rêves en insistant sur la profonde
vérité des faits, sur la liberté de ses
mouvements, sur le somnambulisme d'un être intérieur,
qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du
spectre de son oncle avec une excessive facilité. Ce qui
surprit étrangement le prêtre, à qui la
véracité d'Ursule était connue, fut la
description exacte de la chambre autrefois occupée par
Zélie Minoret à son établissement de la Poste,
où jamais Ursule n'avait pénétré, de
laquelle enfin elle n'avait jamais entendu parler.
[...] (11)
— Si vous saviez en quelles terreurs je
m'endors ! quels regards me lance mon parrain ! La
dernière fois il s'accrochait à ma robe pour me voir
plus longtemps. Je me suis réveillée le visage tout
en pleurs (p. 181).
[...]
Le lendemain (12), en
descendant de l'autel, après sa messe, il [l'abbé
Chaperon] fut frappé par une pensée qui prit en
lui-même la force d'un éclat de voix; il fit signe
à Ursule de l'attendre, et alla chez elle sans avoir
déjeuné.
— Mon enfant, lui dit le curé, je
veux voir les deux volumes où votre parrain des rêves
prétend avoir mis ses inscriptions et ses billets.
Ursule et le curé montèrent
à la bibliothèque et y prirent le troisième
volume des Pandectes. En l'ouvrant... (13).
Notes
(1) L'histoire se passe dans le petite ville de
Nemours (Seine-et-Marne), 60 km au sud de Paris.
(2) Objet de plusieurs machinations de la part de
Goupil (9), toutes orchestrées par Minoret-Levreault (6),
Ursule vient d'être victime d'un scandale public : une
sérénade qui lui aurait été offerte par
un anonyme « amant ».
(3) Mme de Portenduère est la mère de
Savinien (5). Elle est venue consoler Ursule, gravement malade,
affaiblie par ses nombreux déboires.
(4) Feu Denis Minoret : son parrain, mort depuis
peu et qui lui avait légué sa fortune.
(5) « Balzac aimait beaucoup les meubles
de Boulle (1642- 1732), célèbres par le
mélange des bois et les incrustations de
métaux » (note de Madeleine
Ambrière-Fargeaux, Pléiade, éd. 1976,
p. 1622). Voici le texte de la recommandation du docteur
Minoret : « ... descend au pavillon chinois, en
voici la clef; soulève le marbre du buffet de Boulle, et
dessous tu trouveras une lettre cachetée à ton
adresse : prend-là, reviens me la montrer, car je ne
mourrai tranquille qu'en te la voyant entre les mains »
(ibid., p. 914). Ursule ne pourra pas réaliser
cette injonction, plusieurs fois répétée,
avant la mort du docteur. On doit supposer qu'elle a
été soulever le marbre plus tard au cours de la
journée et n'y a rien trouvé, car Minoret, qui a tout
entendu, l'aura évidemment devancée; mais rien de
cela n'est raconté.
(6) Savinien de Portenduère : le
prétendant d'Ursule.
(7) François Minoret-Levreault, maître
de poste : le neveu du parrain. C'est lui qui a volé
l'héritage d'Ursule.
(8) Zélie Minoret : la femme de Minoret.
(9) Pandectes : nom grec (Somme) du
recueil latin Digesta sive Pandecta Juris. Dans la
bibliothèque du docteur Minoret, l'ouvrage se
présente sous la forme d'une série de grands volumes
(apparemment en trois tomes in-folio).
(10) Goupil : un clerc qui a fait un pacte avec
Minoret-Levreault. Ce dernier ne respectant pas ses engagements,
Goupil se venge en allant raconter toute la vérité
à Savinien, le prétendant d'Ursule.
(11) L'exposé scientifique se poursuit sur
plusieurs pages, sous forme de dialogue, dont une réplique
d'Ursule, comme on le voit plus bas, nous ramène à
son rêve récurrent.
(12) Le lendemain d'une conversation entre le
curé et le juge de paix, qui sont tous deux convaincus de la
culpabilité du maître de poste, n'en cherchant plus
que la preuve.
(13) La preuve de la culpabilité du neveu
se trouvera en effet sur la page de garde de l'ouvrage où le
docteur avait inscrit les numéros des rentes d'État
qu'il destinait à Ursule et à Savinien.
Variantes
(a) « ... le théâtre de
phénomènes dont les effets » :
réécriture d'un fragment du manuscrit au moment de la
publication en feuilleton. Le texte original parlait, entre autre,
plus simplement, du « singulier état de cette
situation » (Pléiade, éd. 1976,
p. 959, v. c).
Au moment de la publication du roman, Balzac accentue nettement les
traits relatifs au magnétisme et au somnabulisme, et
à leur perception « scientifique » (voir
l'analyse de Madeleine Ambrière-Fargeaux, ibid.,
p. 1527-1528).
(b) « autant par les faits moraux que par les
circonstances pour ainsi dire physiques » : addition
au manuscrit de Balzac lors de l'édition en feuilleton
(ibid., p. 959, v. e.).
(c) La réplique ne se trouve pas dans le
manuscrit; elle est ajoutée lors de l'édition en
feuilleton (ibid., p. 959, v. g).
(d) « ... tout ce que voulait son oncle pour
faire cesser le cauchemar » : addition au manuscrit
(ibid., p. 1636, v. c.).
Références
Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Ursule
Mirouët, vol. 15, Paris, Furne, Hetzel et Dubochet et Cie
éditeurs, 1843, p. 177-179 et 181.
Édition originale
Honoré de Balzac, Ursule Mirouët, Paris, Le
Souverain, 1841.
Éditions critiques
Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Ursule
Mirouët, édition de Marcel Bouteron, tome III,
Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la
pléiade »), 1951-1952, p. 451-453 et 455.
Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Ursule
Mirouët, sous la direction de P.-G. Castex, édition
de Madeleine Ambrière-Fargeaux, tome III, Paris, Gallimard
(coll. « Bibliothèque de la
pléiade »), 1976, p. 959-961 et 979.
Situation matérielle
Vers la fin de l'ouvrage, fin de la
deuxième et dernière partie : « La
succession Minoret ».
Situation narrative
Ursule Mirouët, orpheline, a
été recueillie toute jeune par le docteur Minoret. Il
l'élève comme sa fille et la désigne comme son
héritière. Mourant, il lui indique où trouver
son testament, mais François Minoret-Levreault, son neveu,
entend cette conversation, s'empare du document et hérite de
la fortune de son oncle. Ursule se retire donc dans une simple
maison et continue sa vie de piété et
d'honnêteté. Cependant, son parrain lui apparaît
en rêve pour lui faire prendre conscience que
l'héritage lui appartenait de droit.
Bibliographie
Canovas : 107.
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