Le somnambulisme de Calixte
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Jules Barbey d'Aurevilly,
Un prêtre marié,
roman,
1864
Calixte, assise sur son lit, avait les yeux
tournés vers la fenêtre ouverte et ses pupilles
démesurément dilatées recevaient en plein ce
jour rose du soir, sans en avoir plus la sensation qu'un
émail. C'étaient les yeux ouverts et dormants des
somnambules, — des yeux sans rayon visuel et vides de
pensée, comme les yeux blancs d'un buste.
— Ce n'est pas la vie encore, mais une
de ses formes; c'est le sommeil, dit Néel.
Et comme il vit passer un vague sourire sur la
bouche aimée entr'ouverte, à laquelle le sentiment
revenait avant la couleur : —
Et voici le rêve !, ajouta-t-il.
En effet, Calixte, que la superstitieuse
négresse (1) n'avait pas osé
toucher et qu'elle n'avait pas déshabillée depuis que
son mal l'avait saisie, fit tomber ses pieds nus du lit avec la
grâce d'une chasteté inquiète. Puis, quand ils
furent appuyés sur le sol, elle les regarda de ces yeux sans
regard qui ne voyaient que les choses de son rêve.
— Les voilà comme je les
aime !, dit-elle. Ce sont mes vrais pieds, mes pieds de
Carmélite. Je n'aurai plus à les cacher sous ma robe
maintenant, puisqu'il ne les voit pas... puisqu'il est revenu
à Dieu.
Elle s'arrêta. Son sommeil disait un
secret qu'ils savaient tous deux, ce confesseur et cet autre
qu'elle appelait son frère et qu'elle faisait mourir tous
les jours de ne pas lui donner un autre nom ! Néel se
doutait bien que l'abbé n'ignorait pas qu'elle fût
Carmélite, et l'abbé Méautis, dans les mains
de qui elle avait mis son âme, savait bien qu'elle l'avait
dit à Néel. Seulement tous les deux
ignoraient (a) ce que leur
révélait ce rêve, c'est qu'elle eût
marché, qui sait ?... peut-être bien des fois
dans la maison ou au dehors, pieds nus, selon la règle de
son Ordre, cette Carmélite cachée, appuyant sans
doute sur le talon de ses pauvres pieds nus pour que son
père la crût chaussée.
L'abbé fut touché autant que
Néel. — Ah ! dit-il, Dieu un jour y mettra ses
stigmates !
— Pauvre père ! pauvre
père !, reprit-elle, en se levant debout (b). — Et elle s'avança dans
l'appartement, la tête basse. — Oh ! comme son
coeur souffrait quand il m'a quittée ! Et moi
donc !... Ah ! moi, si je lui avais montré le
mien, il ne serait pas parti. Il a fallu le cacher comme mes
pieds... Il faut tout cacher dans la vie, ajouta-t-elle avec une
profondeur exaltée, qui envoya une folie d'espérance
au coeur de Néel.
— Mais celui qui voit tout l'a vu, lui,
et il a soufflé sur mes larmes !
— ... Voilà qu'il est huit
heures ? fit-elle, comme si le timbre vibrant de la pendule,
qui sonna, eût passé à travers sa stupeur et
eût été perçu par elle. Pauvre
père ! que fait-il maintenant ? Nul ange du ciel
ne viendra me le dire ce soir. Il faut être si sainte pour
que les Anges viennent à vous ! Prie-t-il pour
moi ? C'est l'heure où l'on prie. Voilà
l'Angelus qui sonne à Monroc. Quand on n'est plus
ensemble, on se rejoint dans la prière. J'irai vers vous
par là, mon père. Ne souffrez plus, ne souffre
plus ! ajouta-t-elle avec une inexprimable tendresse : je
viens à toi ! je viens ! je viens !
Et d'un mouvement, rapide comme l'idée,
elle traversa le salon et mit violemment la main sur la clef de son
appartement :
— Elle va à son crucifix, dit
Néel qui avait prié au pied de ce crucifix avec elle;
et par la porte restée ouverte ils la virent s'agenouiller
devant la sainte Image. Ils ne la voyaient que de dos, il est
vrai, car le grand Christ blanc était en face d'eux dans son
panneau sombre. Elle courba devant lui sa tête blonde
cerclée du rouge bandeau que l'amour filial y avait mis et
que l'Humilité y gardait, puis la rejetant en arrière
pour voir Celui qu'elle allait prier pour son père :
— Oh !, dit-elle avec une horreur
qui rendit sa douce voix presque rauque, il y a du sang sur le
crucifix !... (2).
Et d'une main nerveuse et saccadée,
elle tira sur la tringle le rideau d'à côté,
pour faire tomber plus de jour sur la placide image, qui
étincela, dans sa pureté lisse, à cette
lumière pleuvant sur elle :
— Seigneur Dieu !, fit-elle, c'est
bien du sang ! — du sang liquide, du vrai sang qui sort
de vos plaies, ô mon Sauveur ! Oh ! la chose
terrible ! Cela ne s'était pas vu depuis bien
longtemps; cela va donc se revoir, des crucifix qui saignent !
Autrefois... dans les temps anciens... quand ils saignaient, on
disait toujours que c'était contre quelque grand coupable
qui se cachait... et que le sang irrité du Seigneur
jaillissait contre lui pour dénoncer aux hommes sa
présence... Mais qui est le coupable ici, ô Dieu que
j'aime ! pour que votre sang jaillisse avec votre force contre
moi ?... Et elle reculait... Elle
reculait devant ce sang qu'elle croyait voir la tête toujours
rejetée en arrière davantage, la bouche entr'ouverte
dans la dure tension de l'extase, les pouces retournés,
presque épileptique de terreur ! Néel,
déchiré par cette voix qui n'était plus celle
de Calixte, et qui pourtant sortait de Calixte (c), fit un mouvement pour l'éveiller de ce
sommeil plein d'épouvante pour elle et
d'épouvantement pour lui... Il avait peur que devant cette
formidable vision dont elle était la victime elle ne
tombât à la renverse et ne brisât sa tête
aimée ! Mais l'abbé
Méautis, monté à un diapason de force
surhumaine par l'émotion et par ce qu'il entrevoyait au fond
de ce poignant spectacle, prit le bras de Néel et lui dit
avec une autorité irrésistible :
« Arrêtez, Monsieur ! Une seconde
encore ! » Elle venait
lentement à eux, sans se retourner, toujours reculant, mais
fascinée par la vision terrible. — Oh ! il va
m'atteindre, tout ce sang !, disait-elle, convulsée. Et
elle relevait avec l'égarement de l'effroi sa longue robe
traînante, comme si ce sang persécuteur, filtrant
à travers la rainure des parquets, faisait
déjà mare autour d'elle. — Ô mon
Dieu ! mon Dieu ! reprenait-elle, palpitante d'angoisse,
de quoi donc suis-je coupable pour que votre sang furieux me
repousse de votre croix, comme si chaque goutte était une
main ?... Néel haletait dans
les bras de l'abbé, sous les morsures de cette voix
faussée... contrefaite... —
Ah ! le coupable ! ce n'est pas elle ! murmurait
sourdement le prêtre (3).
Et sans doute pour ne pas voir plus longtemps
ce sang acharné qui grossissait à ses yeux
pâmés, comme une trombe, elle plongea sa tête
dans ses deux mains, mais elle l'en retira, avec un cri, bien plus
aigu que le premier, — un de ces cris, comme elle en poussait
quelquefois, qui traversaient l'épaisseur des murs et
allaient glacer la moelle des os de ceux qui passaient sur la
route, dans le voisinage du Quesnay !
— Oh ! tu saignes donc aussi,
toi ! Ils saignent donc tous !, fit-elle, comme si elle
eût senti ruisseler dans ses mains la croix de son front,
à travers son bandeau. Et elle les regardait, hagarde, ses
deux mains dont elle écartait les doigts avec un geste
sinistre... Et son impression devint si forte qu'elle tomba enfin
de sa hauteur.
Mais Néel, en la recevant dans ses
bras, l'éveilla. Ses yeux perdirent leur grandeur vide et
leur fixité éblouissante... Ils ne s'ouvrirent pas,
puisqu'ils étaient ouverts, mais ils s'emplirent de tous les
afflux de la vie. Sa joue glacée tiédit... La
pudeur y alluma sa rose, quand elle s'aperçut ainsi, dans
les bras de Néel, qui, lui ! eut l'amour de les
détacher d'autour d'elle lorsqu'elle fut un peu
raffermie...
[...]
— Vous ne vous rappelez donc pas,
mademoiselle, dit l'abbé gravement, ce que vous avez
enduré dans cette crise, pendant laquelle nous avons cru,
nous, que vous aviez tant souffert ?...
Elle ne se rappelait absolument rien.
Seulement elle était horriblement fatiguée,
brisée aux jointures, comme toujours lorsqu'elle avait subi
l'action de ce mal qui n'était pas un mal pour elle, mais
pour les autres qu'il inquiétait et effrayait, — et
avant tous, pour son père ! L'abbé
Méautis remerciait intérieurement Dieu d'avoir permis
que ce mal, qui était pour lui un avertissement et une
lueur, ne fût pas pour elle un supplice.
Il songea aux profondes tortures de cette
âme, s'il était resté en elle le moindre
souvenir de la vision qu'elle venait d'avoir... Accoutumé
à trouver la main de Dieu partout, il était
épouvanté de l'avoir trouvée si terrible...
— J'ai donc été bien
effrayante, Néel, fit Calixte avec la gaieté d'une
âme investie d'un calme divin, puisque monsieur le
curé et vous n'osez me dire ce que j'ai été
durant cette crise ?...
Néel se taisait. Il était aussi
accablé de ce qu'il avait vu. Il ne doutait pas, lui !
Il avait reçu le foudroyant aveu de Sombreval sur le chemin
de la Sangsurière, — ce secret du père qu'il
était obligé de garder... comme il avait gardé
le secret de la fille. Il savait, lui, contre qui les croix
avaient saigné !... Agité, malheureux,
terrifié, il ne regardait plus Calixte !
(p. 148-149.)
[...]
Maladroits et vrais, ces deux hommes n'avaient
pas la force de s'arracher à ce silence imprudent qui pesait
sur leurs bouches et sur leurs coeurs et que Calixte aurait pu
interpréter d'une manière blessante pour elle, si
elle avait insisté...
Mais elle n'insista pas. Elle ne revint point
à la question laissée par Néel sans
réponse. L'adorable Sacrifiée, qu'elle était
toujours, respecta ce silence qu'une autre femme aurait rompu.
Elle ne pensa pas que sa maladie avait donc quelque chose de bien
horrible ou de bien honteux, pour que Néel et l'abbé
— Néel surtout ! — les seuls amis qu'elle
et son père eussent sur la terre — n'osassent pas lui
parler de son mal et eussent l'air si accablé, quand elle
revenait à la vie. Elle ne le pensa pas... ou si elle le
pensa, elle accepta cette pensée comme elle acceptait tout,
cet Ange de l'Acceptation volontaire ! Mais la soirée
qui aurait dû, pour tous les trois, être si douce
après les cinq jours affreux qu'ils venaient de passer, fut,
au contraire, pour elle comme pour eux, de la plus morne
mélancolie (p. 150-151).
Notes
(1) La maison compte un couple de domestiques,
Pépé et son épouse Ismène, dont il est
question ici.
(2) La scène du crucifix qui saigne pourrait
être inspirée, selon Jacques Petit, des récits
de Catherine Emmerich (Pléiade, p. 1441,
n. 1) : la Douloureuse Passion de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, dont Barbey publie un compte rendu le 17
octobre 1860 (ibid., p. 1425).
(3) Le « coupable » est
évidemment son père, Jean Sombreval, qui se propose
de reprendre les ordres, tout incroyant qu'il soit. Et le
curé le sait, car il a reçu sa confession, tout comme
Néel de Néhou le sait aussi, en ayant reçu
l'aveu; toutefois, chacun des deux hommes ignore que l'autre
connaît lui-aussi la vérité
« exprimée » par la somnambule --
qui elle, évidemment, l'ignore totalement à
l'état de veille !
Variantes
(a) L'édition de Jacques Petit porte :
« tous les deux ignoraient également ce que
leur révélait ce rêve »
(Pléiade, p. 1139).
(b) L'édition de J. Petit ne maintient pas
l'italique.
(c) « ... et qui pourtant sortait de
Calixte... » : la proposition ne se trouve pas dans
l'édition de J. Petit.
Références
Jules Barbey d'Aurevilly, OEuvres, « Un
prêtre marié », Paris, Lemerre,
13 vol., vol. 5-6, 1929, p. 140-150.
Édition originale
Jules Barbey d'Aurevilly, « Un prêtre
marié », le Pays, 6 juillet au 15 octobre
1864.
—, Un prêtre marié, Paris, Faure, 1865,
2 vol.
Édition critique
Jules Barbey d'Aurevilly, OEuvres romanesques
complètes, vol. 1, Un prêtre marié,
éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1964, p. 1138-1143.
Situation matérielle
La seconde moitié du chapitre 22 (le
roman en compte vingt-neuf).
Situation narrative
Calixte a dix-huit ans. C'est la fille de Jean
Sombreval, un prêtre qui a quitté les ordres. Elle
vit avec lui dans un château normand, près de Quesnay,
où ils sont reclus et méprisés par la
population des environs. Néel de Néhou, fils du
seigneur du pays, est cependant amoureux d'elle. Mais Calixte a
refusé de l'épouser, car, très pieuse, elle
s'est faite religieuse carmélite en secret. Sombreval vient
de décider qu'il reprendra les ordres; or, il s'agit d'un
suprême sacrilège, puisqu'il est toujours
incroyant : il ne le fait que pour sa fille Calixte.
Sombreval part pour Coutances afin de rencontrer son
évêque, tandis que Néel demeure seul
auprès de Calixte.
Un soir qu'elle lui fait comprendre que le
retour de Sombreval à l'Église ne changera rien
à ses sentiments à son égard, Néel de
Néhou mord de rage dans le verre de cristal qu'il tient
à la main et le jeune fille s'évanouit à la
vue du sang.
Suivent cinq jours de léthargie
complète. Elle a souvent été victime de
telles crises depuis son enfance. Néel de Néhou a
fait venir le médecin, le vieux docteur d'Ayre qui, tout en
l'examinant, a exposé au curé Méautis les
théories de son confrère Marmion, disciple de Mesmer.
Pour lui, le paranormal et le spirituel devraient avoir leur
explication dans les « influences
magnétiques », notamment le somnambulisme et les
phénomènes de clairvoyance qui l'accompagnent (cet
exposé constitue la fin du chapitre 21).
Après le départ du
médecin, l'abbé Méautis et Néel de
Néhou sont au chevet de Calixte. C'est alors qu'elle sort
de sa léthargie pour entrer en somnabulisme sous leurs yeux.
Bibliographie
Canovas : le roman figure dans le corpus bibliographique, mais
n'est pas évoqué dans la thèse.
Jacques Petit, annotation du roman, notice sur le personnage de
Calixte, in Jules Barbey d'Aurevilly, OEuvres romanesques
complètes, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
2 vol., vol. 1, p. 1425-1426.
J. Petit signale alors le compte rendu de
Barbey sur la Dame au manteau rouge d'Armand Pommier
(article du 30 avril 1862) où le romancier semble exposer
d'avance le phénomène psysiologique du somnambulisme
illustré par son roman, critiquant en passant l'Ursule
Mirouët de Balzac, tout en posant comme modèle le
Macbeth de Shakespeare.
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