Jean Cocteau,
les Enfants terribles,
roman,
1925
Élisabeth dormait et faisait ce
rêve : Paul (1) était mort.
Elle traversait une forêt pareille à la galerie, car,
entre les arbres, l'éclairage tombait de hautes vitres
séparées par de l'ombre. Elle voyait le billard, des
chaises, des tables meublant une clairière, et elle
pensait : « Il faut que j'atteigne le morne (2) ». Dans ce rêve, le morne
devenait le nom du billard. Elle marchait, voletait, ne parvenait
pas à l'atteindre. Elle se couchait de fatigue,
s'endormait.
Soudain Paul la réveillait.
— Paul, s'écriait-elle, oh! Paul,
tu n'es donc pas mort?
Et Paul répondait :
— Si, je suis mort, mais tu viens de
mourir; c'est pourquoi tu
peux me voir et nous vivrons toujours ensemble.
Ils repartaient. Après une longue
marche, ils atteignaient le morne.
— Écoute, dit Paul (il posait le
doigt sur le marqueur automatique), Écoute la sonnette
d'adieux. Le marqueur marquait à toute vitesse,
emplissait la clairière d'un crépitement de
télégraphe...
Élisabeth se retrouva inondée de
transpiration, hagarde, assise sur son lit. Une sonnette
carillonnait. Elle pensa que l'hôtel était sans
domestiques. Sous l'influence du cauchemar, elle descendit les
étages. Une rafale blanche jeta dans le vestibule
Agathe (3) échevelée,
criant :
— Et Paul ?
Élisabeth se retrouvait, se
décollait du rêve.
Notes
(1) Paul est le frère d'Élisabeth, de
deux ans son cadet.
(2) Morne, mot créole : petite
montagne isolée de forme arrondie (PR).
(3) Agathe est une amie de Paul et
d'Élisabeth. Orpheline comme eux, elle est amoureuse de
Paul.
Références
Jean Cocteau, les Enfants terribles , Paris, Flammarion,
1929,
p. 58-59.
Édition originale
Jean Cocteau, les Enfants terribles, Paris, Grasset,
1925.
Édition critique
Jean Cocteau, Romans, poésies, oeuvres diverses,
éd. Bernard Benech, Paris, Le Livre de Poche (coll.
« La Pochothèque »,
« Classiques Modernes »), 1995,
p. 178-179.
Situation matérielle
Au tout début du dernier chapitre,
quelques pages avant la fin du roman.
Situation narrative
Orphelins depuis peu, Paul et Élisabeth
sont frère et soeur. Paul tombe malade et ne
fréquente plus l'école, il est donc sous la tutelle
de sa soeur aînée. Ils mènent entre eux une
lutte de pouvoir et de manipulation. S'ajoutent à leur duo
Gérard, leur cousin qui est amoureux d'Élisabeth, et
Agathe, une amie, qui pour sa part aime Paul. Au moment où
survient le rêve de la soeur aînée, les quatre
personnages vivent sous le même toit. Agathe et Gérard
sont mariés, à cause d'une tromperie
d'Élisabeth qui les a jetés dans les bras l'un de
l'autre. Paul est à nouveau malade.
Bibliographie
Canovas : 38, 40, 49, 72, 86, 92, 95, 97 et 98.
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