Les visions d'Hedwige,
troisième nuit de rêves
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Julien Green,
le Malfaiteur,
roman,
1955
Mme Pauque (1) ne se trompait
pas. Hedwige se coucha presque aussitôt et s'endormit d'un
pesant sommeil traversé de grands rêves qui se
suivaient en désordre, mais où paraissait toujours
Gaston Dolange (2). Parfois il plongeait dans
le fleuve et en sortait, les membres ruisselants et dorés,
avec un rire qui effrayait la jeune fille, et elle redoutait que,
la prenant dans ses bras, il ne lui salît sa robe, mais il
lui tendait une lettre, puis une autre, et une autre encore et
toutes ces lettres disparaissaient comme des oiseaux qui
s'envolent (3). Soudain, il
s'élançait vers elle avec un long couteau
taché de sang jusqu'à la garde. Elle
s'éveilla, haletante, et appela Ulrique (4) d'une voix étouffée.
Minuit sonnait. Elle se rendormit presque
aussitôt, et de nouveau, il était là. Il
était habillé cette fois et riait tout en lui
montrant quelque chose qu'elle ne voyait pas.
« Là, voyons, là », disait-il.
Mais elle ne savait pas ce qu'il voulait dire, elle ne voyait rien;
alors, la jetant sur la terre il lui mettait les mains autour du
cou et la voix de Mme Pauque murmurait : « On dit
toujours que les accidents sont stupides en pareil
cas » (5). À ce moment,
Hedwige eut l'impression que le sol se fendait doucement sous elle
et qu'elle glissait dans un trou de la longueur de son corps. Elle
essaya de remuer mais n'y parvint pas. Ses cris de terreur la
réveillèrent alors que le jour, à travers les
contrevents, barrait le tapis de raies jaunes.
Notes
(1) Mme Pauque est la soeur de Mme Vasseur.
(2) Gaston Dolange est le jeune homme dont Hedwige
est amoureux.
(3) Ces lettres que lui présente Dolange en
songe symbolisent probablement ses craintes que sa lettre à
Jean, maintenant décédé, ne revienne et ne
soit lue par Mme Pauque, à sa grande honte. Or, la lettre,
qu'elle attendra plusieurs jours, ne reviendra pas.
(4) Ulrique est la cousine d'Hedwige, absente
depuis longtemps de la maison, mais dont une lettre annoncera le
retour. Cette lettre se substitue à la sienne propre, celle
adressée à Jean, dont elle craignait le retour. Son
rêve est-il donc prémonitoire ? — C'est
bien entendu ce que le texte suggère.
(5) La réplique correspond à la
réponse de Mme Pauque à la question de savoir comment
Jean est mort : « N'avez-vous pas entendu Raoul qui
parlait tout à l'heure d'un accident stupide ?
Non ? L'accident stupide, c'était cela. On dit
toujours que les accidents sont stupides en pareil (a) cas, et pourtant... » (p. 204).
Variantes
(a) Notre texte témoin porte « en
pareil cas » (au singulier), l'édition de la
Pléiade corrige : « en pareils
cas ».
Références
Julien Green, le Malfaiteur, Paris, Plon, 1955,
p. 204-205.
Édition originale
Julien Green, OEuvres complètes, romans : le
Malfaiteur, Paris, Plon, 1955, vol. 4.
Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes : le Malfaiteur,
éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »),
1972, vol. 3, p. 375-376.
Situation matérielle
Au milieu de l'avant-dernier chapitre du
roman : deuxième partie, chapitre 4 (ou
troisième partie, chapitre 3 de l'édition
définitive).
Situation narrative
L'histoire se déroule dans la maison
des Vasseur, une riche famille de province. Ils sont hautains,
prétentieux et ne pensent qu'à leur
réputation. Ils hébergent un cousin âgé,
Jean, un homosexuel amoureux d'un jeune homme qui le rejette et une
autre cousine, la jeune Hedwige, chez eux depuis l'âge de dix
ans. Orpheline, la jeune fille demeure chez les Vasseur et vit
enjouée et insouciante jusqu'au jour où elle
rencontre Gaston Dolange dont elle tombe follement amoureuse.
Malheureusement, il s'avère que le jeune homme ne
s'intéresse nullement à elle car il est
également homosexuel; il s'agit en effet de l'homme que Jean
aime. S'enfuyant à Naples car il est poursuivi par la
police, Jean se suicide. Hedwige fera de même mais en ne
sachant toujours pas clairement pourquoi Gaston Dolange lui est
interdit, alors que tous autour d'elle connaissent son
homosexualité.
En désespoir de cause, s'imaginant que
Gaston Dolange est impuissant, Hedwige écrit à son
cousin Jean, à Naples, le suppliant d'intervenir
auprès de lui pour qu'il accepte de la rencontrer à
nouveau, ne serait-ce qu'une dernière fois. Elle poste sa
lettre au cours de l'après-midi, mais Mme Pauque lui apprend
en soirée que Jean est mort et enterré, mais sans lui
dire qu'il s'est suicidé. En lui apprenant en partie la
mauvaise nouvelle, Mme Pauque l'envoie se coucher. D'où le
rêve qui suit.
Bibliographie
Canovas : 23, 47.
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in
the novels of Julien Green », Modern Language
Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300
(curieusement, Field ne dit pas un mot des rêves de ce
roman).
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