Joris-Karl Huysmans,
À rebours,
roman,
1884
Il était un peu las et il
étouffait dans cette atmosphère de plantes
enfermées; les courses qu'il avait effectuées, depuis
quelques jours, l'avaient rompu; le passage entre le grand air et
la tiédeur du logis, entre l'immobilité d'une vie
recluse et le mouvement d'une existence libérée,
avait été trop brusque; il quitta son vestibule et
fut s'étendre sur son lit; mais, absorbé par un sujet
unique, comme monté par un ressort, l'esprit, bien
qu'endormi, continua de dévider sa chaîne, et
bientôt il roula dans les sombres folies d'un cauchemar.
Il se trouvait, au milieu d'une allée,
en plein bois, au crépuscule; il marchait à
côté d'une femme qu'il n'avait jamais ni connue, ni
vue; elle était efflanquée, avait (a) des cheveux filasse, une face de bouledogue, des
points de son sur les joues, des dents de travers lancées en
avant sous un nez camus. Elle portait un tablier blanc de bonne, un
long fichu écartelé en buffleterie sur la poitrine,
des demi-bottes de soldat prussien, un bonnet noir orné de
ruches et garni d'un chou.
Elle avait l'air d'une foraine, l'apparence
d'une saltimbanque de foire.
Il se demanda quelle était cette femme
qu'il sentait entrée, implantée depuis longtemps
déjà dans son intimité et dans sa vie; il
cherchait en vain son origine, son nom, son métier, sa
raison d'être; aucun souvenir ne lui revenait de cette
liaison inexplicable et pourtant certaine.
Il scrutait encore sa mémoire, lorsque
soudain une étrange figure parut devant eux, à
cheval, trotta pendant une minute et se retourna sur sa selle.
Alors, son sang ne fit qu'un tour et il resta
cloué, par l'horreur, sur place. Cette figure ambiguë,
sans sexe, était verte et elle ouvrait dans des
paupières violettes, des yeux d'un bleu clair et froid,
terribles; des boutons entouraient sa bouche; des bras
extraordinairement maigres, des bras de squelette, nus jusqu'aux
coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient de
fièvre, et les cuisses décharnées grelottaient
dans des bottes à chaudron, trop larges.
L'affreux regard s'attachait à des
Esseintes, le pénétrait, le glaçait jusqu'aux
moelles; plus affolée encore, la femme bouledogue se serra
contre lui et hurla à la mort, la tête
renversée sur son cou roide.
Et aussitôt il comprit le sens de
l'épouvantable vision. Il avait devant les yeux l'image de
la Grande Vérole.
Talonné par la peur, hors de lui, il
enfila un sentier de traverse, gagna, à toutes jambes, un
pavillon qui se dressait parmi de faux ébéniers,
à gauche; là, il se laissa tomber sur une chaise,
dans un couloir.
Après quelques instants, alors qu'il
commençait à reprendre haleine, des sanglots lui
avaient fait lever la tête; la femme bouledogue était
devant lui; et, lamentable et grotesque, elle pleurait à
chaudes larmes, disant qu'elle avait perdu ses dents pendant la
fuite, tirant de la poche de son tablier de bonne, des pipes en
terre, les cassant et s'enfonçant des morceaux de tuyaux
blancs dans les trous de ses gencives.
— Ah! çà, mais elle est absurde, se disait des
Esseintes :
jamais ces tuyaux ne pourront tenir —
et, en effet, tous coulaient de la mâchoire, les uns
après les autres (b).
À ce moment, le galop d'un cheval
s'approcha. Une effroyable terreur poigna (c)
des Esseintes; ses jambes se dérobèrent; le galop se
précipitait; le désespoir le releva comme d'un coup
de fouet; il se jeta sur la femme qui piétinait maintenant
sur les fourneaux des pipes, la supplia de se taire, de ne pas les
dénoncer par le bruit de ses bottes. Elle se
débattait, il l'entraîna au fond du corridor,
l'étranglant pour l'empêcher de crier; il
aperçut, tout à coup, une porte d'estaminet, à
persiennes peintes en vert, sans loquet, la poussa, prit son
élan et s'arrêta.
Devant lui, au milieu d'une vaste
clairière, d'immenses et blancs pierrots faisaient des sauts
de lapins, dans des rayons de lune.
Des larmes de découragement lui
montèrent aux yeux; jamais, non, jamais il ne pourrait
franchir le seuil de la porte — Je serais
écrasé, pensait-il, — et, comme pour justifier
ses craintes, la série des pierrots immenses se multipliait;
leurs culbutes emplissaient maintenant tout l'horizon, tout le ciel
qu'ils cognaient alternativement, avec leurs pieds et avec leurs
têtes (1).
Alors les pas du cheval
s'arrêtèrent. Il était là,
derrière une lucarne ronde, dans le couloir; plus mort que
vif, des Esseintes se retourna, vit par l'oeil-de-boeuf des
oreilles droites, des dents jaunes, des naseaux soufflant deux jets
de vapeur qui puaient le phénol (2).
Il s'affaissa, renonçant à la
lutte, à la fuite; il ferma les yeux pour ne pas apercevoir
l'affreux regard de la Syphilis qui pesait sur lui, au travers du
mur, qu'il croisait quand même sous ses paupières
closes, qu'il sentait glisser sur son échine moite, sur son
corps dont les poils se hérissaient dans des mares de sueur
froide. Il s'attendait à tout, espérait même
pour en finir le coup de grâce; un siècle, qui dura
sans doute une minute, s'écoula; il rouvrit, en frissonnant,
les yeux. Tout s'était évanoui; sans transition,
ainsi que par un changement à vue, par un truc de
décor, un paysage minéral atroce fuyait au loin, un
paysage blafard, désert, raviné, mort (d); une lumière éclairait ce site
désolé, une lumière tranquille, blanche,
rappelant les lueurs du phosphore dissous dans l'huile.
Sur le sol quelque chose remua qui devint une
femme très pâle, nue, les jambes moulées dans
des bas de soie verts.
Il la contempla curieusement; semblables
à des crins crespelés (3) par
des fers trop chauds, ses cheveux frisaient, en se cassant du bout;
des urnes de Népenthès (4)
pendaient à ses oreilles; des tons de veau cuit (e) brillaient dans ses narines entrouvertes. Les
yeux pâmés, elle l'appela tout bas.
Il n'eut pas le temps de répondre, car
déjà la femme changeait; des couleurs flamboyantes
passaient dans ses prunelles; ses lèvres se teignaient du
rouge furieux des Anthurium (5) ; les boutons
de ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses de
piment rouge.
Une soudaine intuition lui vint : c'est
la Fleur, se dit-il; et la manie raisonnante persista dans le
cauchemar, dériva de même que pendant la
journée de la végétation sur le Virus (6).
Alors il observa l'effrayante irritation des
seins et de la bouche, découvrit sur la peau du corps des
macules de bistre et de cuivre, recula, égaré; mais
l'oeil de la femme le fascinait et il avançait lentement,
essayant de s'enfoncer les talons dans la terre pour ne pas
marcher, se laissant choir, se relevant quand même pour aller
vers elle; il la touchait presque lorsque de noirs
Amorphophallus (7) jaillirent de toutes
parts, s'élancèrent vers ce ventre qui se soulevait
et s'abaissait comme une mer. Il les avait écartés,
repoussés, éprouvant un dégoût sans
borne à voir grouiller entre ses doigts ces tiges
tièdes et fermes; puis subitement, les odieuses plantes
avaient disparu et deux bras cherchaient à l'enlacer; une
épouvantable angoisse lui fit sonner le coeur à
grands coups, car les yeux, les affreux yeux de la femme
étaient devenus d'un bleu clair et froid, terribles. Il fit
un effort surhumain pour se dégager de ses étreintes,
mais d'un geste irrésistible, elle le retint, le saisit et,
hagard, il vit s'épanouir sous les cuisses à l'air,
le farouche Nidularium (8) qui
bâillait, en saignant, dans des lames de sabre.
Il frôlait avec son corps la hideuse
blessure de cette plante; il se sentit mourir, s'éveilla
dans un sursaut, suffoqué, glacé, fou de peur,
soupirant : — Ah! ce n'est, Dieu merci, qu'un
rêve.
IX
Ces cauchemars se renouvelèrent; il
craignit de s'endormir.
Il resta, étendu sur son lit, des heures entières,
tantôt dans de persistantes insomnies et de fiévreuses
agitations, tantôt dans d'abominables rêves que
rompaient des sursauts d'homme perdant pied, dégringolant du
haut en bas d'un escalier, dévalant, sans pouvoir se
retenir, au fond d'un gouffre.
Notes
(1) Rose Fortassier souligne l'importance du
personnage de Pierrot dans l'oeuvre de Huysmans et à son
époque (p. 170, n. 1).
(2) Phénol : il s'agit d'un antiseptique
employé en pharmacie.
(3) Crespelés pour
« crêpelés ». L'orthographie
ancienne pourrait être une réminiscence du
poème À Yvonne Pen-Moore de Baudelaire :
« Tes cheveux cespelés, ta peau de
mulâtresse ». La source est proposée par
Rose Fortassier dans l'édition des Lettres françaises
(p. 179, n. 3).
(4) Népenthès : « plante
carnivore qui croît en Malaisie et à Madagascar, dont
les feuilles en vrilles se terminent par une urne à
couvercle, dans laquelle tombent de petits insectes »
(PR).
(5) Anthurium : « plante ornementale
à belles feuilles et à inflorescence très
colorée, originaire d'Amérique tropicale »
(PR).
(6) « Virus ». Si le rêve
renvoie partout aux fleurs que vient d'acquérir des
Esseintes, et plus généralement à l'art des
horticulteurs (« les seuls et les vrais
artistes »), il désigne ici explicitement une
partie de son « raisonnement », celui qui
inspire directement le rêve : « Tout n'est
que syphilis, songea des Esseintes, l'oeil attiré,
rivé sur les horribles tigrures des caladiums que caressait
un rayon de jour. Et il eut la brusque vision d'une
humanité sans cesse travaillée par le virus
des anciens âges ». Nous soulignons le mot qui se
trouve au centre d'une réflexion sur le caractère
omniprésent et toujours revivifié du virus de la
syphilis que des Esseintes voyait reparaître, « en
sa splendeur première, sur les feuillages colorés des
plantes ! » — sujet et principal personnage
de son rêve.
(7) Amorphophallus : on en trouve la
description dans À rebours : « une
plante de Cochinchine, aux feuilles taillées en truelles
à poissons, aux longues tiges noires couturées de
balafres, pareilles à des membres endommagés de
nègres » (p. 137).
(8) Nidularium : cette plante est aussi
évoquée dans l'oeuvre, avec les mêmes
caractéristiques « sanglantes »
qu'ici : « des Nidularium, ouvrant, dans des lames
de sabres, des fondements écorchés et
béants » (p. 137).
Ces quatre plantes font
référence à celles que des Esseintes a
achetées et reçues au début du chapitre 8.
Variantes
(a) L'édition critique des Lettres
françaises, qui s'appuie sur l'édition de 1903, revue
par Huysmans, retient ici la préposition
« avec » au lieu du verbe
« avait ».
(b) Voici la version primitive du manuscrit :
« tous coulaient, un à un, de la bouche;
lamentable et grotesque, elle finit par s'envelopper la tête
de ses jupes [relevées] et elle broyait, à coups de
pieds, les fourneaux des pipes qui s'écrasaient, en criant
[grinçant], sur le pavé du couloir. / À ce
moment » (cf. l'éd. des Lettres françaises,
p. 169, v. a).
(c) On attendrait plutôt
« empoigna ». Le verbe
« poigner » n'existe plus, depuis longtemps
sorti de l'usage (sauf dans la langue populaire ou
régionale, voire le niveau argotique, qui ne sont pas en
cause ici). Bref, il s'agit d'un très évident
archaïsme.
(d) Dans le manuscrit, on pouvait lire :
« mort, pareil aux sites déserts des cartes
sélénographiques; une lumière ».
Sélénographie : il s'agit des cartes du relief
de la lune.
(e) Dans le manuscrit, Huysmans avait écrit
des « tons de coquillages roses ».
Références
Joris-Karl Huysmans, OEuvres complètes :
À rebours , tome VII, Paris, Les Éditions G.
Crès et Cie, 1929, p. 143-149.
Édition originale
Joris-Karl Huysmans, À rebours, Paris, Charpentier,
1884, 294 p.
Éditions critiques
Joris-Karl Huysmans, À rebours, éd. de Rose
Fortassier, Paris, Lettres françaises (coll. de
« l'Imprimerie nationale »), 1981,
p. 168-173.
Joris-Karl Huysmans, À rebours, éd. Marc
Fumaroli, Paris, Éditions Gallimard (coll.
« Folio »), 1977, p. 198-203.
Situation matérielle
Vers la fin du chapitre 8, soit au centre du
roman qui en compte 16.
Situation narrative
Des Esseintes, qui s'est retiré de la
vie publique dans son manoir de Fontenay, fait l'expérience
de tous les plaisirs. Il recherche par-dessus tout les objets et
les sensations rares. C'est dans cette optique qu'il en vient
à s'intéresser aux fleurs qui forment le sujet du
huitième chapitre. Il commande une quantité
incroyable de plantes plus bizarres les unes que les autres et,
après les avoir bien admirées dans son vestibule, il
décide de faire une sieste, fatigué de sa
journée. Le cauchemar qu'il fait à ce moment marque
véritablement le début de sa névrose qui ira
toujours croissant. À la fin, un médecin lui
indiquera le remède qui doit le sauver de sa maladie :
le retour à la vie publique, une vie plus
normale.
Peut-être faut-il ajouter — comme
on le voit bien à la note (6) — qu'on
ne saurait apprécier ce rêve en dehors du chapitre
où il se trouve ? En effet, autant les fleurs sont
« humanisées » par la réflexion
de des Esseintes au début du chapitre, et
particulièrement « sexualisées »,
autant les personnages de son rêve anti-érotique
seront maintenant
« végétalisés », femmes et
sexualité féminine notamment.
Bibliographie
Canovas : le chapitre 3 de la thèse est consacré
à Huysmans. « Onirocritique :
écriture du rêve et critique d'art chez J.-K.
Huysmans » (p. 111-157). Le rêve de des
Esseintes y est plusieurs fois évoqué.
CARMIGNANI-DUPONT, Françoise, « Fonction
romanesque du récit de rêve : l'exemple
d'À rebours », Littérature,
no 43, octobre 1981, p. 57-74.
COLLOMB, Michel, « Le cauchemar de Des
Esseintes », Romantisme, no 19 (1978),
p. 79-89.
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