Le troisième rêve de Jacques Marles
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Joris-Karl Huysmans,
En rade,
roman,
1887
X
Il montait à tâtons, le
lendemain, dans les ténèbres, suivant la spirale d'un
escalier en pas de vis. Soudain, dans un jet de lumière
bleuâtre, il aperçut un homme, tout en longueur,
debout, enveloppé d'une houppelande de ce vert
spécial au parmesan, anisée, en guise de boutons, de
grains roses, très serrée à la taille,
s'évasant derrière le dos, formant un vertugadin
filigrané d'une cannetille métallique, peinte au
minium.
Au-dessus de cet entonnoir
échancré du devant, laissant passer deux brefs
tétons nus, aux bouts enfermés dans des dés
à coudre, jaillissait un cou à soufflets,
tuyauté comme une manche d'accordéon, puis une
tête emboîtée dans un seau hygiénique de
tôle bleue, orné d'un panache de catafalque et retenu
par son anse, ainsi que par une jugulaire, sous le menton.
Peu à peu, quand ses yeux eurent
vidé la nuit dont ils étaient pleins, Jacques
distingua la face de cet homme; sous le front cerclé de rose
par la pression du seau, deux pinceaux de poils se dressaient
au-dessus d'yeux agrandis par la belladone, séparés
par un nez en furoncle, fécond et mûr, relié
par un chenal velu à l'as de coeur d'une bouche
qu'étayait la console d'un menton ponctué, comme
celui d'un déménageur, d'une virgule de poils
roux.
Et un tic agitait ce visage monstrueux et
blême, un tic qui retroussait la pointe enflammée du
nez, haussait les yeux, agrippait du même coup les
lèvres, remorquait la mâchoire inférieure et
découvrait une pomme d'Adam granulée de
picotis (1), de même qu'une chair
déplumée de poule.
Jacques suivit cet homme dans une pièce
immense, aux murs en pisé, éclairée presque au
ras du plafond par des fenêtres en demi-roues. Tout en haut,
près des corniches, couraient des tuyaux d'étoffe
verte, semblables à des conduits acoustiques ou aux tubes
exagérés d'un éguisier (2) énorme. Ni pavillon de palissandre pour
souffler dedans, ni canule qu'on y pût joindre; rien. Ces
appareils, sans destination connue, traversaient seulement la
chambre. Au-dessous d'eux pendaient à des crocs en forme de
8 des têtes de veaux échaudées, très
blanches, tirant toutes la langue à droite; puis,
fixés à de longs clous, des schapskas (3) pistache, aux plates-formes groseille, et des
schakos (4) sans visières, en pots
à beurre.
Dans un coin, sur un poêle de fonte,
chantait une marmite de terre dont le couvercle se soulevait en
crachant de petites bulles.
L'homme plongea son bras dans la poche de sa
houppelande, ramena une poignée de cristaux qui
crièrent en se concassant dans sa main, et, d'une voix tout
à la fois gutturale et froide, il dit, en regardant fixement
de ses prunelles dilatées Jacques :
— Je sème les menstrues de la
terre dans ce pot où bouillotte, avec les abatis d'un
léporide (5), la venaison des
légumes, le gibier du petit pois, la fève.
— Parfaitement, fit Jacques, sans
sourciller. J'ai lu les anciens livres de la Kabbale, et je
n'ignore point que cette expression, les menstrues de la terre,
désigne tout bonnement le gros sel...
Alors l'homme mugit et le récipient qui
le coiffait tomba. Sur un crâne piriforme emplissant jusqu'au
fond le seau, apparut une masse épaisse de cheveux vermillon
pareils aux crins qui garnissent, dans certains régiments de
cavalerie, le casque des trompettes. Il leva, tel qu'un Bouddha,
l'index en l'air; de puissants borborygmes coururent dans les
serpents de laine verte qui s'allongeaient sous le plafond; les
langues exaltées se promenèrent dans la gueule
flétrie des veaux, en simulant le cri d'un rabot en marche;
un roulement de tambour partit des schakos en pots à beurre,
puis tout se tut.
Jacques pâlit. Ah ! c'était
clair; un édit inconnu, mais dont les termes étaient
formels, lui prescrivait de remettre, contre
récépissé, sa montre entre les mains de cet
homme, et cela sous peine des plus lents supplices ! Il le
savait — et sa montre était restée à
Lourps, pendue sur le mur, au fond du lit ! Il ouvrit la
bouche pour s'excuser, pour demander un délai, pour supplier
qu'on lui fit grâce; — et il demeura
pétrifié, sans voix, car les yeux effrayants de cet
homme s'allumaient comme des lanternes de tramways, flambaient
ainsi que des boules de pharmacie, éclataient enfin tels que
des fanaux de transatlantiques, dans la pièce.
Il n'eut plus qu'un but, prendre la fuite; il
s'élança dans l'escalier, se trouva tout à
coup au fond d'un puits bouché à son sommet, mais
éclairé le long de son tube par des volets
repliés de bois, disposés de même que des lames
de jalousies énormes.
Aucun bruit, une clarté diffuse, une
lumière d'éclipse, une lueur d'aube, en octobre, par
un temps de pluie.
Il regarda. En haut des échafaudages
monstrueux, des poutres enlacées, enchevêtrées
les unes dans les autres, enfermaient dans une inextricable cage
une grosse cloche. Des échelles zigzaguaient dans ce lacis
de planches, longeaient des fermes en charpente, descendaient
brusquement, se cassaient, perdaient leurs barreaux,
s'arrêtaient à des plates-formes de madriers, puis
remontaient, suspendues sans points d'appui, dans le vide.
Sans qu'il sût comment, Jacques
était installé sur une sorte de dunette, près
des jalousies gigantesques qu'il comprit être des
abat-son.
Je suis dans un clocher, se dit-il; il plongea
en dessous de lui; une cuve formidable de noir dans laquelle
nageaient, ainsi que des pâtes d'Italie, des étoiles,
des croissants, des losanges, des coeurs phosphorescents, tout un
ciel souterrain, constellé d'astres comestibles,
l'épouvanta; il regarda par les lames des abat-son; à
des distances incalculables, il apercevait la place
Saint-Sulpice (6), déserte, avec une
boîte de décrotteur près de la fontaine.
Personne, si ce n'est un sergent de ville, sans képi,
chauve, arborant tel qu'un poireau sur le sommet de la tête
une houppe de fil blanc. Jacques songea à réclamer
son aide, à demander sa protection. Il dégringola,
pour le rejoindre, le long d'une échelle, et
pénétra dans une galerie labourée,
plantée de potirons.
Tous palpitaient, se soulevaient
enfiévrés, tiraient sur les tiges qui les attachaient
au sol. Jacques eut l'immédiate perception qu'il voyait un
champ de fesses mongoles, un potager de derrières
appartenant à la race jaune.
Il examinait les rainures profondes, bien
arquées, qui s'enfonçaient dans ces sphères
aux épidermes rebondis, d'un orange vif. Puis, une
curiosité infâme lui vint. Il allongea la main; mais,
comme découpés à l'avance par un
prévoyant fruitier, les potirons s'ouvrirent,
tombèrent, divisés en tranches, montrant leurs
entrailles de pépins blancs disposés en grappes dans
la jaune rotonde du ventre vide.
Faut-il être bête ! —
et, tout à coup, sans raison, il se consterna, en songeant
que des morceaux enfermés de ciel couraient sous la
voûte en pierre de cette pièce; — et une immense
pitié le prit pour ces lambeaux de firmament sans doute
volés et internés depuis des siècles
peut-être dans cette salle. Il s'approcha d'une fenêtre
pour l'ouvrir, mais un bruit de pas et de voix se fit entendre; on
me cherche, se dit-il; le bruit se rapprochait; distinctement il
percevait le cri de ferraille des fusils qu'on arme et des sons
pesants de crosse. Il voulut se sauver, mais la porte,
bousculée par un vent furieux, craquait. Oh ! ils
étaient là derrière cette porte, tels qu'il
les devinait sans les avoir jamais vus, les démons
qu'implore, la nuit, l'aberration des filles qui se forment, les
monstres en quête de cratères nubiles, les pâles
et mystérieux incubes, au sperme froid ! Du coup, il
savait dans quel abominable sérail il s'était
égaré, car une phrase lue jadis dans le
Disquisitionum Magicarum de l'exorciste Del Rio (7) lui revenait têtue et nette;
« Demones exerceant cum magicis
sodomiam » (8). Avec des
magiciens ! Oui, ce champ de citrouilles était à
n'en point douter un sabbat de sorciers, accroupis, enfoncés
en terre et se démenant pour s'exhumer et la tête et
le corps ! Il recula; non, à aucun prix, il ne voulait
assister aux dégoûtantes effusions de ces cultures
animées et de ces larves ! Il fit encore un pas en
arrière, sentit le sol se dérober sous lui, se
retrouva, étourdi, debout, dans la tour, au bas de la
cloche. Cette cloche marchait, mais son
battant ne frappait point le métal et pourtant des sons,
étranges, s'entendaient répercutés par les
échos de la tour.
Il leva le nez en l'air et béa.
Une vieille femme vêtue d'un chapeau
calèche, d'une camisole de nankin cailloutée de
taches, d'un tablier bleu sur lequel ballottait une plaque de
marchande des quatre saisons, en cuivre, de la forme d'un coeur,
était assise, les jambes pendantes, sur une poutre, et il
apercevait sous ses cottes relevées des cuisses
énormes soigneusement comprimées dans de
sévères bas à varices.
Sur une pochette de maître à
danser, elle jouait, en versant de grosses larmes, l'air de
« Beau grenadier que tu m'affliges » et les
boudins à la reine Amélie qui tirebouchonnaient le
long de ses tempes, sautaient en mesure, ainsi que ses larges pieds
chaussés de souliers en drap rouge, d'enfant de choeur.
En face d'elle, se tenait assis, dans une
écuelle de bois posée sur un madrier, un
cul-de-jatte, coiffé d'un bassin de malade, pareil à
un béret de porcelaine blanc, habillé d'un tablier de
mioche en cotonnade, à raies, attaché derrière
le dos, laissant libres les bras, couverts, du poignet au coude, de
manchettes en percale retenues comme celles des
charcutières, par de grands élastiques, d'un bleu
très doux. Et cet homme soufflait
dans un pibroch (9), si fort, que ses yeux
verts disparaissaient, tels que des points de câpre,
derrière les ballons roses portant le nom d'un magasin,
formées par ses deux joues.
Jacques réfléchissait. Il
était dans un clocher et c'était bien naturel,
puisque étant dénué de pain, il avait
accepté cette place de sonneur dans une église. Ce
sont sans doute mes aides, se dit-il, en contemplant les deux
bizarres créatures qui tapageaient, là-haut, sur des
charpentes. Mais pourquoi pleure-t-elle ainsi, poursuivit-il, en
regardant les cataractes salées de larmes qui ruisselaient
sur le visage désolé de la vieille ? Elle se
sera disputée avec son mari, ce cul-de-jatte,
peut-être. Cette explication le satisfit. Puis il sauta sur
une autre idée. Il ne doit pas y avoir d'eau dans cette
tour, comment pourrai-je m'y installer ? Au fait, la vieille
consentira sans doute, moyennant une brève redevance,
à monter des seaux, voyons-la; il voulut la rejoindre,
s'aventura sur un madrier, mais effaré par le vide, il
fléchit, la gorge contractée, le front mouillé
de sueur. Il n'osait plus ni avancer, ni reculer; ses reins
pliaient, il tomba à quatre pattes, se mit à cheval
sur la poutre qu'il étreignit furieusement de ses deux
jambes et il ferma les yeux, car sa tête tournait; mais
l'angoisse les fit rouvrir; lentement, la poutre glissait comme
savonnée, entre ses cuisses. Il la vit diminuer, il sentit
le bout fuir sous son ventre, poussa un cri, battit l'air de ses
bras, s'abîma dans le gouffre.
Puis, dans la rue Honoré-Chevalier, qu'il arpentait, il se
frappa le front. Et ma canne, se dit-il ? Au moment où
il se trouvait, cet événement insignifiant prenait
une importance énorme. Il savait d'une façon
péremptoire que sa vie, que sa vie entière,
dépendait de cette canne. Il oscilla, affolé, revient
sur ses pas, courut d'un trottoir à l'autre, sans pouvoir
réunir deux idées sûres : — Mais je
l'avais tout à l'heure ! Mon Dieu ! Mon
Dieu ! où l'ai-je perdue ? Ah !... une
certitude absolue s'imposait soudain. C'était là
derrière cette porte cochère
entrebâillée, là, dans une cour où il
n'était jamais venu, qu'était sa canne !
Il pénétra dans une sorte de
puisard. Pas un chat, mais un air peuplé de
ténèbres habitées, empli d'invisibles corps.
Il comprit qu'il était entouré, épié.
Que faire ? et voilà que maintenant la cour
s'éclairait et que le grand mur du fond, appuyé sur
une maison voisine, se muait en une immense paroi de verre,
derrière laquelle clapotait une masse turbulente d'eau.
Un coup sec, analogue à celui que
frappent ces petites machines qui timbrent les tickets dans les
bureaux de chemins de fer ou dans les omnibus, retentit. Ce bruit
partait du mur éclairé, en bas. Jacques scrutait le
sol, quand au ras des pavés, derrière la cloison de
verre, une tête surgit dans l'eau, une tête
renversée de femme qui monta, d'un mouvement saccadé,
lent.
Le cou émergea à son tour, puis
des seins menus, aux boutons rigides, puis tout un torse ferme un
peu fripé sous le flanc, enfin une jambe soulevée,
cachant à demi le ventre qui palpitait, petit et
renflé, un ventre aux chairs lisses, encore
épargnées par les dégâts des couches.
Et en même temps qu'elle,
s'élevaient accrochés dans sa hanche, les becs en fer
d'un formidable cric. Ces becs mordaient sa peau qui saignait, et
l'eau troublée se piquait de pois rouges. Jacques chercha la
figure de cette femme, la vit, d'une beauté solennelle et
tragique, altière et douce; mais, presque aussitôt,
une souffrance indicible, une torture silencieuse, résolue,
moirèrent sa pâle face dont la bouche défiait,
avec un sourire langoureux et barbare, d'une volupté atroce.
Il fut secoué, remué dans ses
entrailles, s'élança pour secourir cette malheureuse,
entendit subitement, derrière la cloison de verre, deux
coups secs, comme le choc de deux billes sautant sur un corps dur.
Et les yeux de la femme, ses yeux bleus et fixes avaient disparu.
Il ne restait plus, à leur place, que deux creux rouges qui
flambaient, tels que des brûlots, dans l'eau verte. Et ces
yeux renaissaient, immobiles et se détachaient et
rebondissaient, ainsi que de petites balles sans que l'onde
traversée amortît leur son. Alternativement, de ce
douloureux et doux visage, des trous cramoisis et des prunelles
bleues tombaient, dans cette Seine en hauteur, au fond d'une
cour.
Ah ! ces successions de regards
azurés et d'orbites noyées de sang étaient
affreuses ! Il pantelait devant cette créature,
splendide alors qu'elle demeurait intacte, effroyable dès
que ses yeux décollés fuyaient. L'horreur de cette
beauté constamment interrompue et qui avoisinait la plus
épouvantable des laideurs, avec ses godets de pourpre et ses
lèvres qui, sans dévier d'un pli, devenaient
dès que l'équilibre de la face se perdait, hideuses,
était sans nom. Alors, Jacques eût voulu
s'échapper, mais aussitôt que les prunelles
rayonnaient en place, il voulait se jeter sur cette femme,
l'emporter, la sauver des invisibles mains qui la suppliciaient, et
il restait là, hagard, tandis que la femme montait, montait,
soutenue par ce cric qui s'enfonçait dans sa hanche, et la
becquetait plus profondément à mesure qu'elle
s'élevait.
Elle finit par atteindre le haut du mur et
apparut, ruisselante, à l'air, au-dessus des toits, dans la
nuit, montrant ainsi qu'une noyée son flanc crevé par
des fers de gaffe.
Jacques ferma les yeux; des râles de
détresse, des sanglots de compassion, des cris de
pitié l'étouffaient; une terreur intense lui
glaçait les moelles, lui cassait les jambes.
Il regarda, malgré lui, faillit
s'inanimer, s'ébouler à la renverse.
La femme était maintenant assise sur le
rebord de l'une des tours de Saint-Sulpice; mais quelle
femme ! une guenipe sordide, qui riait d'une façon
crapuleuse et goguenarde, un torchon coiffé en paquet
d'échalotes sur le haut de la tête, les cheveux en
flammes sur le front, les yeux liquides, capotés de bourses,
le nez sans racine, écrasé du bout, la gueule
gâchée, dépeuplée sur l'avant,
cariée sur l'arrière, barrée comme celle d'un
clown, de deux traits de sang.
Elle tenait tout à la fois de la fille
à soldats et de la rempailleuse et elle rigolait, tapait du
talon la tour, faisait de l'oeil au ciel, tendait, au-dessus de la
place, les besaces de ses vieux seins, les volets mal clos de sa
bedaine, les outres rugueuses de ses vastes cuisses entre
lesquelles s'épanouissait la touffe sèche d'un varech
à matelas ignoble !
Qu'est cela ? se demanda Jacques
effaré. Puis, il se remit, tenta de se raisonner, parvint
à se persuader que cette tour était un puits, un
puits se dressant en l'air au lieu de s'enfoncer dans le sol, mais
enfin un puits; un seau de bois cerclé de fer posé
sur la margelle l'attestait du reste; alors tout s'expliquait;
cette abominable gaupe, c'était la Vérité.
Comme elle était avachie ! il est
vrai que les hommes se la repassent depuis tant de
siècles ! au fait, quoi d'étonnant ? la
Vérité n'est-elle pas la grande Roulure de l'esprit,
la Traînée de l'âme ? Dieu seul en effet
sait si, depuis la genèse, celle-là s'est bruyamment
galvaudée avec les premiers venus ! artistes et papes,
cambrousiers et rois, tous l'avaient possédée et
chacun avait acquis l'assurance qu'il la détenait à
soi seul et fournissait, au moindre doute, des arguments sans
réplique, des preuves irréfutables,
décisives.
Surnaturelle pour les uns, terrestre pour les
autres, elle semait indifféremment la conviction dans la
Mésopotamie des âmes élevées et dans la
Sologne (10) spirituelle des idiots; elle
caressait chacun, suivant son tempérament, suivant ses
illusions et ses manies, suivant son âge, s'offrait à
sa concupiscence de certitude, dans toutes les postures, sur toutes
les faces, au choix.
Il n'y a pas à dire, elle a l'air faux
comme un jeton, conclut Jacques.
— Que t'es donc bête ! fit
une voix de rogomme. Il se retourna, vit un cocher de l'Urbaine,
enveloppé dans un carrick gris, à trois collets, avec
son fouet passé autour du col.
— Tu la reconnais donc pas ! mais
c'est la fille à la mère Eustache !
Jacques, surprit, ne répondait point.
Alors et bien qu'il fût de mine patriarcale, ce cocher
vociféra d'affreux blasphèmes, puis, comme pris de
démence, sauta à cloche-pied et cracha de la sauce
tomate dans le mortier d'un Président de Cour qui se
trouvait par terre, là, et,
délibérément, les manches retroussées,
il se rua, les poings en avant, sur Jacques qui se réveilla,
en sursaut, dans son lit, fourbu, mourant, trempé de
sueur.
XI
Plusieurs nuits se succédèrent,
des nuits où l'âme élargie de sa
misérable geôle voleta dans les catacombes
enfumées du rêve. Les cauchemars de Jacques
étaient patibulaires et désolants, laissaient,
dès le réveil, une funèbre impression qui
stimulait la mélancolie des pensées
déjà lasses de se ressasser, à l'état
de veille, dans le milieu de ce château vide. Aucun souvenir
précis de ces excursions dans les domaines de
l'épouvantes, mais un vague rappel
d'événements douloureux traversés par
d'alarmantes conjectures.
Jacques ressentait le matin une sorte de
fièvre, un étourdissement d'homme ivre,
trébuchant dans sa mémoire, un malaise
général, une courbature par tout le corps. Une fois
de plus, il s'inquiéta des causes qui dédoublaient
ainsi sa vie et la rendaient tantôt cohérente et
tantôt lucide. &Qgrave; bout d'arguments, il se demanda,
songeant à une disgrâce momentanée de Louise,
si l'extraordinaire sentence de Paracelse « le sang
régulier des femmes engendre des fantômes »
n'était pas vraie (11); puis il
sourit et leva les épaules, s'abstint désormais de
boire des liqueurs, attendit pour se coucher que la digestin
fût faite, se couvrit plus légèrement dans le
lit, et obtint, à défaut d'un sommeil
dépeuplé, des visions plus confuses et plus douces.
Notes
(1) Picotis : le mot est enregistré au DHLF
au sens de picottement, tandis qu'il est ici un diminutif de
« picot », petite pointe, petit
pic.
(2) Éguisier : aucun dictionnaire
n'enregistre le nom de cet appareil sous aucune forme
(éguisier, esguisier, aiguisier, etc.).
(3) Schapskas ou Chapskas, mot d'origine
polonaise : « coiffure des lanciers du Second Empire
(PR).
(4) Schakos ou Shakos : « ancienne
coiffure militaire rigide, à visière, imitée
de celle des hussards hongrois » (PR).
(5) Léporide : le mot inventé
s'inspire probablement de « lépidope »,
« lépidostée » et
« lépidosirène » (cf. DHLF),
c'est-à-dire du très savant vocabulaire de la
zoologie.
(6) La place et l'église Saint-Sulpice, VIe
arrondissement de Paris, entre l'église de
Saint-Germain-des-Prés et le palais du Luxembourg.
(7) Martín Antonio Delrío
(1531-1608), jésuite, auteur du Disquisitionum magicarum
libri sex (Louvain, 1599), rapport sur la magie en six livres
(Diccionario enciclopedico de la lengua castellana, Paris,
Garnier, 1895). Traduit par André Duchesne sous le titre
Recherches magiques (Paris, 1611). Le quatrième
livre traite des « Divinations et
prédictions » (Dictionnaire infernal).
(8) « Que les démons tourmentent
Sodome avec leurs magie ».
(9) Pibroch : tous les dictionnaires d'anglais
s'accordent à dire que le mot désigne des variations
musicales pour la cornemuse écossaise, soit militaire, soit
funèbre. Il s'agit donc d'une métonymie, le mot
désignant ici l'instrument.
(10) Sologne : « région du sud du
bassin parisien, limitée au nord par le Val de Loire, au sud
par la vallée du Cher et à l'est par les collines du
Sancerrois » (PR).
(11) Philippe Bombaste, dit Paracelse, alchimiste
et médecin suisse (1493-1541) : l'Encyclopédie
Universalis lui consacre un article. Nous ne savons pas laquelle
de ses oeuvres est citée ici et ne connaissons pas la source
de Huysmans.
Références
Joris-Karl Huysmans, OEuvres complètes : En
rade, vol. IX, Paris, Les Éditions G. Crès
et Cie, 1928, p. 211-225.
Édition originale
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Tresse et Stock,
1887.
Édition critique
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Gallimard (coll.
« Folio »), 1984, p. 58-63.
Situation matérielle
Le chapitre 10 en entier consigne le
troisième rêve du roman (de douze chapitres).
Situation narrative
Jacques et Louise Marles font une retraite au
château de Lourps, un vieil édifice en ruines, afin de
soigner la jeune femme, atteinte d'un mal qui s'apparente à
la paralysie. Elle adoptera, durant leur séjour, un chat qui
semble souffrir de la même maladie qu'elle. Depuis qu'ils
sont arrivés à cet endroit, Jacques ne cesse de faire
des rêves bizarres, parfois horribles. Le chapitre 10
raconte l'un d'entre eux, le troisième du roman. Le couple
retournera un peu plus tard à Paris, ayant constaté
que la névrose de Louise ne s'améliorait pas au
contact de la nature.
Bibliographie
Canovas : p. 27, 52, 53, 56, 63, 87, 142, 143 et 147. Le chapitre
3 de la thèse est consacré à Huysmans.
« Onirocritique : écriture du rêve et
critique d'art chez J.-K. Huysmans »
(p. 111-157).
Pierrot : p. 117 et 120.
BORIE, Jean, « Les Besoins et les rêves :
épisodes, crises, cures et régimes », dans
Huysmans : le Diable, le célibataire et Dieu,
Paris, Grasset, 1991, p. 81-89.
FORTASSIER, Rose, « Le récit de rêve dans
En rade », Huysmans : une
esthétique de la décadence, Genève,
Slatkine, 1987, p. 303-311.
VADÉ, Yves, « Onirisme et symbolisme :
d'En rade à la Cathédrale »,
Revue des sciences humaines, no 43 (1978),
p. 244-253.
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