« Les Similitudes » des Croquis parisiens
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Joris-Karl Huysmans,
Croquis parisiens,
poème en prose,
1886
Les similitudes
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Les tentures se soulevèrent et les
étranges
beautés qui se
pressaient derrière le rideau s'avancèrent vers moi,
les unes
à la suite des autres.
Ce furent d'abord des tiédeurs vagues,
des vapeurs mourantes d'héliotrope et d'iris, de verveine et
de réséda qui me pénétrèrent
avec ce charme si bizarrement plaintif des ciels nébuleux
d'automne, des blancheurs phosphoriques des lunes dans leur plein,
et des femmes aux figures indécises, aux contours flottants,
aux cheveux d'un blond de cendre, au teint rosé
bleuâtre des hortensias, aux jupes irisées de lueurs
qui s'effacent, s'avancèrent, tout embaumées, et se
fondirent dans ces teintes dolentes des vieilles soies, dans ces
relents apaisés et comme assoupis des vieilles poudres
enfermées, durant de longues années, loin du jour,
dans les tiroirs de commodes à ventre.
Puis la vision s'envola et une odeur fine de
bergamote et de frangipane, de moos-rose (1)
et de chypre, de maréchale et de foin qui traînait
çà et là, mettant comme une de ces touches
sensuelles de Fragonard (2), un papillotage
de rose dans ce concert de fadeurs exquises, jaillit, pimpante,
énamourée, cheveux poudrés de neige, yeux
caressants et lutins, grands falbalas couleur d'azur et de fleur de
pêcher, puis s'effaça peu à peu et
s'évanouit complètement.
À la maréchale, au foin,
à l'héliotrope, à l'iris, à toute cette
palette de nuances lascives ou calmées,
succédèrent des tons plus vifs, des couleurs
enhardies, des odeurs fortes : le santal, le havane, le
magnolia, les parfums des créoles et des noires.
Après les fluides légers, les
glacis vaporeux, les senteurs caressantes et ensommeillées;
après les roses affaiblis et les bleus mourants,
après les surjets de couleurs et les réveillons des
tropiques, crièrent bêtement les rabâcheries
vulgaires : lourdeur des ocres, pesanteur des gros verts,
épaisseur des bruns, tristesse des gris, bleuissement noir
des ardoises; et de lourds effluves de seringat, de jacinthe, de
portugal, rirent de toute leur face béatement radieuse, de
toute leur face de beautés banales aux cheveux noirs et
pommadés, aux joues laquées de rouge et
plâtrées de talc, aux jupes tombant sans grâce,
le long de corps veules et gras. Puis vinrent des apparitions
spectrales, des enfantements de cauchemars, des hantises
d'hallucination, se détachant sur des fonds
impétueux, sur des fonds de vert-de-gris sulfuré,
nageant dans des brumes de pistache, dans des bleus de phosphore,
des beautés affolées et mornes, trempant leurs appas
étranges dans la sourde tristesse des violets, dans
l'amertume brûlante des orangés, des femmes d'Edgar
Poe et de Baudelaire, des poses tourmentées, des
lèvres cruellement saignantes, des yeux battus par
d'ardentes nostalgies, agrandis par des joies surhumaines, des
Gorgones, des Titanides, des femmes extra-terrestres, laissant
couler de leurs jupes fastueuses des parfums innommés, des
souffles d'alanguissement et de fureur qui serrent les tempes,
déroutent et culbutent la raison mieux que la vapeur des
chanvres, des figures du grand maître moderne,
d'Eugène Delacroix.
Ces évocations d'un autre monde, ces
embrasements sauvages, ces tonalités crépusculaires,
ces émanations surexcitées disparurent à leur
tour et un hallali de couleurs éclata, prestigieux,
inouï.
Un ruissellement d'étincelles de
pourpre, une fanfare de senteurs décuplées et
portées à leur densité suprême, une
marche triomphale, un éblouissement d'apothéose
parurent dans le cadre de la porte et des filles étalant sur
leurs jupes somptueuses toute la fougue, toute la magnificence,
toute l'exaltation des rouges, depuis le sang carminé des
laques jusqu'aux flambes du capucine, jusqu'aux splendeurs
glorieuses des saturnes et des cinabres, tout le faste, tout le
rutilement, tout l'éclat des jaunes, depuis les chromes
pâlis jusqu'aux gommes-guttes (3), aux
jaunes de mars, aux ocres d'or, aux cadmium, s'avancèrent,
chairs purpurines et débordées, crinières
rousses et sablées de poudre d'or, lèvres voraces,
yeux en braises, soufflant des haleines furieuses de patchouli et
d'ambre, de musc et d'opopanax, des haleines terrifiantes, des
lourdeurs de serres chaudes, des allégro, des cris, des
autodafés, des fournaises de rouge et de jaune, des
incendies de couleurs et de parfums.
Puis tout s'effaça, et alors les
couleurs primordiales : le jaune, le rouge, le bleu, les
parfums pères des odeurs composées : le
musc-tonkin, la tubéreuse, l'ambre, parurent et s'unirent
devant moi en un long baiser.
À mesure que les lèvres se
touchaient, les tons faiblissaient, les senteurs se mouraient;
comme les phénix qui renaissent de leurs cendres, ils
allaient revivre sous une autre forme, sous la forme des teintes
dérivées, des parfums originaires.
Au rouge et au jaune succéda l'orange;
au jaune et au bleu, le vert; au rose et au bleu, le violet; les
non-couleurs même, le noir et le blanc parurent à leur
tour et de leurs bras enlacés tomba lourdement la couleur
grise, une grosse pataude qu'un baiser rapide du bleu
dégrossit et affina en une Cydalise (4) rêveuse : la teinte de gris-perle.
Et de même que les tons se fondaient et
renaissaient différents, les essences se
mêlèrent, perdant leur origine propre, se transformant
suivant la vivacité ou la langueur des caresses en des
descendances multiples ou rares : maréchale, à
base de musc, d'ambre, de tubéreuse, de cassie, de jasmin et
d'orange; frangipane extraite de la bergamote et de la vanille, du
safran et des baumes de musc et d'ambre; jockey-club issu de
l'accouplement de la tubéreuse et de l'orange, de la
mousseline et de l'iris, de la lavande et du miel.
Et d'autres... d'autres... nuances du lilas et
du soufre, du saumon et du brun pâle, des laques et des
cobalts verts, d'autres... d'autres... le bouquet, la mousseline,
le nard, éclataient et fumaient à l'infini, claires,
foncées, subtiles, lourdes.
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Je me réveillai — plus rien. — Seule, au pied de
mon lit, Icarée, ma chatte, avait relevé son cuissot
de droite et léchait avec sa langue de rose sa robe de poils
roux.
Notes
(*) Comme dans le cas de
« Cauchemar », ce poème en prose des
Croquis parisiens est une rêverie sur le rêve.
Toutefois, faute d'édition critique, nous ne connaissons pas
encore l'édition originale du texte, ni son sujet...
(1) Contrairement aux autres noms de parfum
(chypre, maréchale, portugal, musc-tonkin, etc.), nous
n'avons pu deviner l'origine de moos-rose.
(2) Jean-Honoré Fragonard, peintre
français de la fin du XVIIIe siècle.
(3) Gomme-guttes, « sorte de
gomme-résine, de couleur jaune, utilisée en peinture
et en médecine » (PR).
(4) La Cydalise : nous n'avons trouvé le mot
ni dans les manuels de botanique, ni dans les dictionnaires de
personnages mythologiques.
Références
Joris-Karl Huysmans, OEuvres complètes : Croquis
parisiens, vol. 8, Paris, Les Éditions
G. Crès et Cie, 1928, p. 171-176.
Édition originale
Joris-Karl Huysmans, Croquis parisiens, seconde
édition, Paris, Vaton, 1886.
Édition courante
Joris-Karl Huysmans, Croquis parisiens, Paris, Union
générale d'éditions (coll.
« 10/18 »), 1976, p. 439-443.
Situation matérielle
Dernière pièce du recueil dans
la seconde édition : septième partie,
troisième et dernier chapitre.
Situation narrative
Croquis parisiens est un recueil de
plusieurs tableaux poétiques portant sur différents
sujets que l'on peut observer dans la capitale française.
Que ce soit des paysages, des gens qu'on y croise ou des
rêves, le narrateur en dresse des portraits plutôt
brefs et originaux. « Les Similitudes » se
situent à la toure fin du recueil.
Bibliographie
Canovas : « Onirocritique : écriture du
rêve et critique d'art chez J.-K. Huysmans »
(p. 111-157, notamment p. 114, 133, 134-136, 138, 139, 145,
146, 147 et 148 où sont évoqués les
« Croquis parisiens »). Toutefois, Canovas ne
désigne pas nommément cette pièce
poétique.
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