Une amusante rêverie de Jacques Marles (*)
|
Joris-Karl Huysmans,
En rade,
roman,
1887
Un article l'intéressa et l'induisit
à de longues rêveries. Quelle belle chose, se dit-il,
que la science ! voilà que le professeur Selmi (1), de Bologne, découvre dans la
putréfaction des cadavres, un alcaloïde (2), la ptomaïne (3), qui
se présente à l'état d'huile incolore et
répand une lente mais tenace odeur d'aubépine, de
musc, de seringat, de fleur d'oranger ou de rose.
Ce sont les seules senteurs qu'on ait pu trouver jusqu'ici
dans ces jus d'une économie en pourriture, mais d'autres
viendront sans doute; en attendant, pour satisfaire aux
postulations d'un siècle pratique qui enterre, à
Ivry (4), les gens sans le sou à la
machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds
de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l'on
pourrait convertir les cimetières en usines qui
apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des
extraits concentrés d'aïeuls, des essences d'enfants,
des bouquets de pères.
Ce serait ce qu'on appelle, dans le commerce,
l'article fin; mais pour les besoins des classes laborieuses qu'il
ne saurait être question de négliger, l'on adjoindrait
à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans
lesquels on préparerait des parfums en gros; il serait, en
effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse
commune que personne ne réclame; ce serait l'art de la
parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la
portée de tous, ce serait l'article camelote, la parfumerie
pour bazar laissée à très bon prix, puisque la
matière première serait abondante et ne
coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d'oeuvre
des exhumateurs (5) et des chimistes.
Ah ! je sais bien des femmes du peuple
qui seraient heureuses d'acheter pour quelques sous des tasses
entières de pommades ou des pavés de savon, à
l'essence de prolétaire !
Puis quel incessant entretien du souvenir,
quelle éternelle fraîcheur de la mémoire
n'obtiendrait-on pas avec ces émanations sublimées de
morts ! — À l'heure actuelle, lorsque de deux
êtres qui s'aimèrent, l'un vient à mourir,
l'autre ne peut que conserver sa photographie et, les jours de
Toussaint, visiter sa tombe. Grâce à l'invention des
ptomaïnes, il sera désormais permis de garder la femme
qu'on adora, chez soi, dans sa poche même, à
l'état volatil et spirituel, de transmuer sa
bien-aimée en un flacon de sel, de la condenser à
l'état de suc, de l'insérer comme une poudre dans un
sachet brodé d'une douloureuse épitaphe, de la
respirer, les jours de détresse, de la humer, les jours de
bonheur, sur un mouchoir.
Sans compter qu'au point de vue des
facéties charnelles nous serions peut-être enfin
dispensés d'entendre, le moment venu, l'inévitable
« appel à la mère » puisque cette
dame pourrait être là, et reposer
déguisée en une mouche de taffetas ou
mêlée à fard blanc, sur le sein de sa fille,
alors que celle-ci se pâme, en réclamant son aide
parce qu'elle est bien sûre qu'elle ne peut venir.
Ensuite, le progrès aidant, les
ptomaïnes qui sont encore de redoutables toxiques, seront sans
doute dans l'avenir absorbées sans aucun péril;
alors, pourquoi ne parfumerait-on pas avec leurs essences certains
mets ? pourquoi n'emploierait-on pas cette huile odorante
comme on se sert des essences de cannelle et d'amande, de vanille
et de girofle, afin de rendre exquise la pâte de certains
gâteaux ? de même que pour la parfumerie, une
nouvelle voie tout à la fois économique et cordiale,
s'ouvrirait pour l'art du pâtissier et du confiseur.
Enfin ces liens augustes de la famille que ces
misérables temps d'irrespect desserrent et relâchent,
pourraient être certainement affermis et renoués par
les ptomaïnes. Il y aurait, grâce à elles, comme
un rapprochement frileux d'affection, comme un coude à coude
de tendresse toujours vive. Sans cesse, elles susciteraient
l'instant propice pour rappeler la vie des défunts et la
citer en exemple à leurs enfants dont la gourmandise
maintiendra la parfaite lucidité du souvenir.
Ainsi, le Jour des Morts, le soir, dans la
petite salle à manger meublée d'un buffet en bois
pâle plaqué de baguettes noires, sous la lueur de la
lampe rabattue sur la table par un abat-jour, la famille est
assise. La mère, une brave femme, le père caissier
dans une maison de commerce ou dans une banque, l'enfant tout jeune
encore, récemment libéré des coqueluches et
des gourmes, maté par la menace d'être privé de
dessert, le mioche a enfin consenti à ne pas tapoter sa
soupe avec une cuiller, à manger sa viande avec un peu de
pain.
Il regarde, immobile, ses parents recueillis
et muets. La bonne entre, apporte une crème aux
ptomaïnes. Le matin, la mère a respectueusement
tiré du secrétaire Empire, en acajou, orné
d'une serrure en trèfle, la fiole bouchée à
l'émeri qui contient le précieux liquide extrait des
viscères décomposés de l'aïeul. Avec un
compte-gouttes, elle-même, a instillé quelques larmes
de ce parfum qui aromatise maintenant la crème.
Les yeux de l'enfant brillent; mais il doit,
en attendant qu'on le serve, écouter les éloges du
vieillard qui lui a peut-être légué, avec
certains traits de physionomie, ce goût posthume de rose dont
il va se repaître.
— Ah ! c'était un homme de
sens rassis, un homme franc du collier et sage, que grand-papa
Jules ! Il était venu en sabots à Paris et il
avait toujours mis de côté, alors même qu'il ne
gagnait que cent francs par mois. Ce n'est pas lui qui eût
prêté de l'argent sans intérêts et sans
caution ! pas si bête; les affaires avant tout, donnant,
donnant; et puis, quel respect il témoignait aux gens
riches ! — Aussi, est-il mort
révéré de ses enfants, auxquels il laisse des
placements de père de famille, des valeurs
sûres !
— Tu te le rappelles, grand-père,
mon chéri ?
— Nan, nan, grand-père !
crie le gosse qui se barbouille de crème ancestrale les
joues et le nez.
— Et ta grand-mère, tu te la
rappelles aussi, mon mignon ?
L'enfant réfléchit. Le jour de
l'anniversaire du décès de cette brave dame, l'on
prépare un gâteau de riz que l'on parfume avec
l'essence corporelle de la défunte qui, par un singulier
phénomène, sentait le tabac à priser
lorsqu'elle vivait et qui embaume la fleur d'oranger, depuis sa
mort.
— Nan, nan, aussi
grand-mère ! s'écrie l'enfant.
— Et lequel tu aimais le mieux, dis, de
ta grand-maman ou de ton grand-papa ?
Comme tous les mioches qui
préfèrent ce qu'ils n'ont pas à ce qu'ils
touchent, l'enfant songe au lointain gâteau et avoue qu'il
aime mieux son aïeule; il retend néanmoins son assiette
vers le plat du grand-père.
De peur qu'il n'ait une indigestion d'amour
filial, la prévoyante mère fait enlever la
crème.
Quelle délicieuse et touchante
scène de famille ! se dit Jacques, en se frottant les
yeux. Et il se demanda, dans l'état de cervelle où il
se trouvait, s'il n'avait pas rêvé, en somnolant, le
nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la
découverte des ptomaïnes (6).
Notes
(*) Ce texte est explicitement
présenté, en ouverture, comme une rêverie et il
n'a effectivement pas de forme narrative avant la toute fin,
où la rêverie fantaisiste et ironique prend le tour
d'une scène plaisante et même bouffonne. En regard
des trois récits de rêve d'En rade, cet
intermède plaisant ne peut évidemment pas être
retenu comme un (récit de) rêve, en dépit de
l'affirmation finale qui le présente comme tel.
(1) Tout indique qu'il s'agit d'un véritable
fait divers scientifique, ce que devrait confirmer la
présence d'un professeur Selmi dans la ville universitaire
italienne à cette époque.
(2) Alcaloïde : « substance
organique basique d'origine végétale, contenant au
moins un atome d'azote dans la molécule »
(PR).
(3) Ptomaïne : « substance
aminée toxique se formant au cours de la putréfaction
des protéines animales sous l'effet de
bactéries » (PR).
(4) Il existe deux villes d'Ivry aux environs de
Paris, soit Ivry-la-Bataille et Ivry-sur-Seine, la première
se situant dans l'arrondissement d'Évreux et la seconde dans
celui de Créteil. Nous ne savons pas encore où se
trouve le cimetière « populaire » dont
il est question ici, où les morts serait inhumés
« à la machine ».
(5) Le mot « exhumateurs »
n'existe pas en français, surtout pas en ce sens
strict !
(6) Même si le personnage croit avoir dormi
et rêvé, cet amusant morceau discursif ne peut
évidemment pas être compté comme un
récit de rêve. Voir la note
ci-dessus.
Références
Joris-Karl Huysmans, Oeuvres complètes : En
rade, vol. IX, Paris, Les Éditions G. Crès
et Cie, 1928, p. 205-210.
Édition originale
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Tresse et Stock,
1887.
Édition critique
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Gallimard (coll.
« Folio »), 1984, p. 182-186.
Situation matérielle
Fin du neuvième chapitre (le roman en
compte douze).
Situation narrative
Jacques Marles et sa femme Louise font une
retraite en campagne au château de Lourps afin
d'améliorer l'état de santé de celle-ci.
Étant parisiens, ils se sont adaptés tant bien que
mal à la vie en province qui a ses avantages et ses
inconvénients. Depuis son arrivée à Lourps,
Jacques ne cesse de faire des rêves bizarres et parfois
même des cauchemars. Il ne s'en souvient cependant jamais
à son réveil. Ce rêve survient juste
après qu'il ait reçu de Paris une revue scientifique
relatant la découverte des ptomaïnes.
Bibliographie
Canovas : p. 27, 52, 53, 56, 63, 87, 142, 143 et 147. Le chapitre
3 de la thèse est consacré à Huysmans.
« Onirocritique : écriture du rêve et
critique d'art chez J.-K. Huysmans »
(p. 111-157).
Pierrot : p. 117 et 120.
BORIE, Jean, « Les Besoins et les rêves :
épisodes, crises, cures et régimes », dans
Huysmans : le Diable, le célibataire et Dieu,
Paris, Grasset, 1991, p. 81-89.
FORTASSIER, Rose, « Le récit de rêve dans
En rade », Huysmans : une
esthétique de la décadence, Genève,
Slatkine, 1987, p. 303-311.
VADÉ, Yves, « Onirisme et symbolisme :
d'En rade à la Cathédrale »,
Revue des sciences humaines, no 43 (1978),
p. 244-253.
|