Un rêve de Jean-Paul Sartre
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Jean-Paul Sartre,
l'Imaginaire,
essai philosophique,
1940
Voici, par exemple, un rêve que j'ai
fait l'an dernier. J'étais poursuivi par un faux-monnayeur.
Je me réfugiais dans une chambre blindée, mais il
commençait, de l'autre côté du mur, à en
faire fondre le blindage avec un chalumeau oxhydrique. Or, je
me voyais, d'une part, transi dans la chambre et attendant
— en me croyant en sûreté — et d'autre
part, je le voyais de l'autre côté du mur en train de
faire son travail de forage. Je savais donc ce qui allait arriver
à l'objet-moi, qui l'ignorait encore et cependant
l'épaisseur de la muraille qui séparait le
faux-monnayeur de l'objet-moi était une distance absolue,
orientée de lui à l'objet-moi. Et puis, tout d'un
coup, au moment où le faux-monnayeur allait achever son
travail, l'objet moi a su qu'il allait percer la muraille,
c'est-à-dire que je l'ai soudain imaginé comme le
sachant, sans me préoccuper d'ailleurs de justifier cette
nouvelle connaissance, et l'objet-moi s'est enfui juste à
temps par la fenêtre.
Ces quelques remarques nous permettront de
mieux comprendre la distinction que chacun est bien obligé
d'opérer entre les sentiments imaginaires et les sentiments
réels que nous éprouvons en rêve. Il est des
rêves où l'objet-moi est terrifié et cependant
nous ne les appellerons pas des cauchemars, parce que le dormeur,
lui, est fort paisible. Il s'est donc borné à doter
l'objet-moi des sentiments qu'il devait éprouver pour la
vraisemblance même de la situation. Ce sont des sentiments
imaginaires, qui ne « prennent » guère
plus le dormeur que ce qu'on a coutume d'appeler
« abstrait émotionnel ». C'est que le
rêve ne motive pas toujours des émotions
réelles chez le dormeur; pas plus qu'un roman, même
s'il retrace des événements horribles, ne parvient
toujours à nous émouvoir. Je puis assister,
impassible, aux aventures de l'objet-moi.
Références
Jean-Paul Sartre, l'Imaginaire : psychologie
phénoménologique de
l'imagination, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque
des
idées »), 1940, imprimé en 1960,
p. 223.
Edition originale
Jean-Paul Sartre, l'Imaginaire : psychologie
phénoménologique de l'imagination, Paris,
Gallimard, 1940.
Edition critique
Jean-Paul Sartre, l'Imaginaire : psychologie
phénoménologique de l'imagination, nouvelle
édition par Arlette Elkaim Sartre, Paris, Gallimard
(collection « Folio Essais »), 1986,
p. 334.
Situation matérielle
Le rêve se situe à la toute fin
de l'essai, dans la dernière subdivision (« Le
rêve ») de la quatrième partie
intitulée « La vie imaginaire ».
Situation narrative
Sartre débute son essai en abordant la
question du certain et en définissant la notion
d'image. Ensuite, l'auteur passe du certain au
probable. Il est clair que l'ouvrage se développe du
concret vers l'abstrait car, en troisième lieu, Sartre
inclut l'image dans la vie psychique pour entrer, en un
quatrième temps, dans la vie imaginaire elle-même.
C'est à la toute fin de cette partie que, dans le chapitre
« Le rêve », l'auteur donne à
titre d'exemple un de ses rêves.
Bibliographie
Canovas : 78, 79, 92, 99, 100, 102, 104, 105 et 237.
Josette Pacaly, Sartre au Miroir, Paris, Klincksieck, 1980,
p. 35-36.
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