Le rêve de Jean Santeuil (*)
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Marcel Proust,
Jean Santeuil,
roman,
1900 [1952]
Elle [cette jalousie] ne croissait plus
là, et cela seul l'avertissait qu'il était
déjà loin de Françoise. Mais avant qu'elle
fût anéantie pour jamais il devait l'éprouver
une fois encore. Et Françoise, dont il se détachait
aussi sans lui avoir dit adieu, devait venir prendre congé
de lui. Et il devait une dernière fois encore se trouver en
présence de cet amour, qui était déjà
si loin de lui et qu'il laissait derrière lui sans avoir
jamais eu la force d'y renoncer.
*
Souvent ses rêves semblaient flotter
au-dessus de sa propre vie, réaliser les destinées
qui ne viendraient à lui que plus tard ou qui ne viendraient
jamais à lui. Comme une nuit obscure mais
momentanément éclairée, ils étaient
pleins de signes et de présages. La chaîne des
circonstances, la suite des temps ne pesant pas sur eux comme sur
la vie de la veille, ils convenaient sans doute à cette
dernière entrevue, à ce dernier rendez-vous avec un
passé déjà trop lointain pour être
ressaisi dans la vie. Ce fut donc sous le porche plein d'ombre d'un
rêve que Françoise revint une dernière fois
à lui et qu'il sentit une dernière fois, au moment
où il l'avait déjà perdue pour jamais, la
douceur inexprimable et cruelle d'un sentiment qui l'avait conduit
pendant tant d'années, le flattant de la main ou le poussant
de l'aiguillon. Ils étaient en promenade, Mme Saveur,
Mme Lavaur, M. de Guiches, M. du Los,
Françoise et Jean. C'était une après-midi,
mais à tout moment il semblait que la lumière qui
était la clarté de ce jour-là, et la
lumière aussi qu'était ce regard de Mme Lavaur,
le sourire de M. de Guiches, l'existence de M. du Los, la
réalité de Françoise, hésitait et
allait s'éteindre et que tous, le paysage et la
journée elle-même ne seraient plus, seraient
retournés au néant d'où ils ne seraient en
réalité jamais sortis. Mais après quelques
indécisions la lumière s'accrut, se fixa et les
Lavaur, M. de Guiches, M. du Los, Françoise
étaient bien réels, comme dans la vie. Tout d'un
coup, Françoise disait qu'elle s'en allait, prenait
congé de tout le monde et de Jean comme des autres, sans le
prendre à part, lui dire où ils se reverraient. Jean
n'osait pas le lui demander, mais souffrait horriblement, aurait
voulu partir avec elle et malgré cela était
obligé d'avoir l'air content, de continuer à parler
aux autres. Il se sentait une si grande tendresse pour
Françoise, il pensait à ses beaux yeux, à ses
belles joues, puis la regardant partir ainsi il se sentait pris de
haine pour elle, pour ses beaux yeux, pour ses belles joues. Et
elle s'éloignait. Et il devait continuer à marcher
dans l'autre sens avec les autres, s'éloignant d'elle plus
à tout instant, dans deux minutes, il ne pourrait plus la
rattraper. Il y avait des heures qu'elle était partie.
Soudain M. du Los lui faisait remarquer que M. de Guiches
était parti peu après elle. Et il disait que sans
doute ils s'étaient rejoints mais qu'elle ne l'avait pas dit
par politesse pour les autres. Et Jean se sentait une angoisse qui
le creusait juste au milieu du corps entre les deux seins. Et il
disait tout le temps : « Oui, sans doute, je trouve
qu'elle a très bien fait, je le lui conseillais »
pour ne pas avoir l'air ennuyé. Puis tout d'un coup cette
ombre du passé alla rejoindre le passé lointain qui
attendait sans doute cette dernière image pour l'engloutir
avec lui, et Jean retomba dans un sommeil noir, sans rêves.
Mais il sentait toujours cette angoisse entre les deux poumons.
Tout d'un coup, quelqu'un lui dit : « Je ne voudrais
pas faire une mauvaise plaisanterie, mais cette chose de
Françoise, si on voulait la savoir, on pourrait
peut-être demander à M. Cornet ». Il
eut un violent coup au coeur. Pourtant l'autre jour, quand il avait
appris cela pour M. Cornet, il n'en avait pas souffert. Et
maintenant il en souffrait, comme il en eût souffert
autrefois, s'il l'avait appris alors. Car c'était son
âme d'autrefois qui, anxieuse sans doute de n'avoir pas eu
ses adieux, était revenue cette nuit-là l'attendrir,
le charmer et le tourmenter encore à la faveur de la nuit,
le plein jour de la veille lui étant interdit.
*
Mais on était entré dans la
chambre de Jean. La
lumière entrait à plein flot et déjà
l'âme morte avait pris pour ne plus revenir son vol
silencieux : et quand Jean ouvrit les paupières, elle
était aussi loin de lui qu'il s'était passé de
temps et fait de changements en lui depuis qu'il avait
commencé à moins aimer Françoise. En se
sauvant elle avait oublié à son oreille le nom de
Cornet. Il l'entendit sans autre tristesse que le dernier
écho de l'agitation maintenant expirante qui l'avait
possédé toute la nuit, et les yeux vers l'avenir,
tournant de nouveau le dos au passé dont il
s'éloignait, il se mit à se faire joyeusement l'actif
complice de l'oeuvre de vie, de mort et d'oubli que la nature
accomplissait par les autres et par lui, en lui comme en tous les
autres.
Notes
(*) Jean Santeuil fut probablement
écrit entre 1896 et 1900. Le roman a été
laissé inachevé par Proust. Il est
généralement considéré comme une
première esquisse de ce qui allait devenir À la
Recherche du temps perdu. D'ailleurs, ce rêve
préfigure nettement celui qui se trouve à la fin
d'« Un amour de Swann », au premier volume de
la Recherche : ce sera « Le rêve de
Swann ».
Références
Marcel Proust, Jean Santeuil, préface d'André
Maurois, Paris, Gallimard, 1952, tome 3, p. 229-231.
Édition originale
Marcel Proust, Jean Santeuil, préface d'André
Maurois, Paris, Gallimard, 1952, tome 3, p. 229-231.
Édition critique
Marcel Proust, Jean Santeuil, précédé
de : les Plaisirs et les jours, édition
établie par Pierre Clarac avec la collaboration d'Yves
Sanche, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la
pléiade »), 1971.
Situation matérielle
Le rêve constitue la partie centrale de
la très brève et dernière section 13
(intitulée « Le rêve ») du chapitre 9 (le
roman en compte 10). Il s'agit du plus long des trois
alinéas de la section, chacun étant
séparé par un astérisque.
Situation narrative
Jean semble avoir oublié
Françoise. Du moins, il ne ressent pas de chagrin lorsqu'il
entend évoquer son nom associé à celui d'un
autre. Il sent qu'il s'éloigne de son amour pour toujours.
Mais, il fait alors ce rêve d'adieu.
Bibliographie
Canovas : 62
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