Marcel Proust,
Du côté de chez Swann,
roman,
1913
Et de même qu'avant d'embrasser Odette
pour la première fois il avait recherché à
imprimer dans sa mémoire le visage qu'elle avait eu si
longtemps pour lui et qu'allait transformer le souvenir de ce
baiser, de même il eût voulu, en pensée au
moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu'elle existait encore,
à cette Odette lui inspirant de l'amour, de la jalousie,
à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant
il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une
fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans
le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez (1) qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette,
Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin
qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de
très haut, tantôt de quelques mètres seulement,
de sorte qu'on montait et redescendait constamment; ceux des
promeneurs qui redescendaient déjà n'étaient
plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour
qui restât faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire
allait s'étendre immédiatement. Par moment les vagues
sautaient jusqu'au bord et Swann sentait sur sa joue des
éclaboussures glacées. Odette lui disait de les
essuyer, il ne pouvait pas et en était confus
vis-à-vis d'elle, ainsi que d'être en chemise de nuit.
Il espérait qu'à cause de l'obscurité on ne
s'en rendait pas compte, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un
regard étonné durant un long moment pendant lequel il
vit sa figure se déformer , son nez s'allonger et qu'elle
avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder
Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits
points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le
regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se
détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se
sentait l'aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout de
suite. Tout d'un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite
montre et dit : « Il faut que je m'en aille », elle
prenait congé de tout le monde, de la même
façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire
où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n'osa pas
le lui demander, il aurait voulu la suivre et était
obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en
souriant à une question de Mme Verdurin, mais son coeur
battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette,
il aurait voulu crever ses yeux qu'il aimait tant tout à
l'heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il
continuait à monter avec Mme Verdurin, c'est-à-dire
à s'éloigner à chaque pas d'Odette, qui
descendait en sens inverse. Au bout d'une seconde il y eut beaucoup
d'heures qu'elle était partie. Le peintre fit remarquer
à Swann que Napoléon III s'était
éclipsé un instant après elle. «
C'était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont
dû se rejoindre en bas de la côte mais n'ont pas voulu
dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa
maîtresse ». Le jeune homme inconnu se mit à
pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle
a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant
son fez pour qu'il fût plus à son aise. Je le lui ai
conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ?
C'était bien l'homme qui pouvait la comprendre ». Ainsi
Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme
qu'il n'avait pu identifier d'abord était aussi lui; comme
certains romanciers, il avait distribué sa
personnalité à deux personnages, celui qui faisait le
rêve, et un qu'il voyait devant lui coiffé d'un
fez.
Quant à Napoléon Ill, c'est
à Forcheville que quelque vague association d'idées,
puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du
baron, enfin le grand cordon de la Légion d'honneur en
sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en
réalité, et pour tout ce que le personnage
présent dans le rêve lui représentait et lui
rappelait, c'était bien Forcheville. Car, d'images
incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des
déductions fausses, ayant d'ailleurs momentanément un
tel pouvoir créateur qu'il se reproduisait par simple
division comme certains organismes inférieurs; avec la
chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d'une main
étrangère qu'il croyait serrer et, de sentiments et
d'impressions dont il n'avait pas conscience encore faisait
naître comme des péripéties qui, par leur
enchaînement logique amèneraient à point
nommé dans le sommeil de Swann le personnage
nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son
réveil. Une nuit noire se fit tout d'un coup, un tocsin
sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des
maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des vagues qui
sautaient et son coeur qui, avec la même violence, battait
d'anxiété dans sa poitrine. Tout d'un coup ses
palpitations de coeur redoublèrent de vitesse, il
éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un
paysan couvert de brûlures lui jetait en passant :
« Venez demander à Charlus où Odette est
allée finir la soirée avec son camarade, il a
été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C'est
eux qui ont mis le feu ». C'était son valet de chambre
qui venait l'éveiller et lui disait :
— Monsieur, il est huit heures et le
coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une
heure. Mais ces paroles en
pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann
était plongé, n'étaient arrivées
jusqu'à sa conscience qu'en subissant cette déviation
qui fait qu'au fond de l'eau un rayon paraît un soleil, de
même qu'un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant
au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait
enfanté l'épisode de l'incendie. Cependant le
décor qu'il avait sous les yeux vola en poussière, il
ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d'une
des vagues de la mer qui s'éloignait. Il toucha sa joue.
Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait la
sensation de l'eau froide et le goût du sel. Il se leva,
s'habilla.
[...]
Mais tandis que, une heure après son
réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa
brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa
à son rêve, il revit, comme il les avait sentis tout
près de lui, le teint pâle d'Odette, les joues trop
maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que
— au cours des tendresses successives qui avaient fait de son
durable amour pour Odette un long oubli de l'image première
qu'il avait reçue d'elle — il avait cessé de
remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels
sans doute, pendant qu'il dormait, sa mémoire en avait
été chercher la sensation exacte. Et avec cette
muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu'il
n'était plus malheureux et que baissait du même coup
le niveau de sa moralité, il s'écria en
lui-même : « dire que j'ai gâché des
années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon
plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui
n'était pas mon genre ! » (p. 375).
Notes
(1) Coiffure tronconique (en forme de tronc de
cône), de laine rouge ou blanche, ornée parfois d'un
gland ou d'une mèche de soie ou de laine, souvent
portée par les musulmans.
Références
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu : Du
côté de chez Swann, Paris, Gallimard, vol. 1,
1919-1927, p. 229-232.
Édition originale
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris,
Grasset, 1913.
Le texte fut réimprimé chez
Gallimard en 1919 avec quelques modifications. Les éditions
critiques ignorent si ces modifications furent approuvées
par Proust. Il semblerait par contre que plusieurs indications de
l'auteur ne furent pas suivies par l'imprimeur. Proust l'aurait
quand même accepté, tout en le soulignant aux
éditeurs. Les placards d'origine n'existent pas tous, aussi
est-il difficile de rétablir le texte original. Bernard
Brun (Flammarion, 1984, p. 89) mentionne que Proust aurait voulu,
entre autres, des blocs de dialogues qui ne se seraient
pratiquement pas distingués des segments narratifs.
Une première version de ce rêve,
appelé le « Rêve de la jalousie » par
certains critiques, se retrouve dans Jean
Santeuil, considéré comme la première
esquisse de la Recherche.
Éditions critiques
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu : Du
côté de chez Swann, édition établie
sous la direction de Jean Milly, préface par Jean Milly,
édition du texte, introduction, notes, dossier de presse et
bibliographie par Bernard Brun et Anne Herschberg-Pierrot, Paris,
Flammarion, vol. 1, 1984, p. 516-519.
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu : Du
côté de chez Swann, édition
présentée et annotée par Antoine Compagnon,
Paris, Gallimard, vol. 1, 1988, p. 372-374.
Situation matérielle
La mémoire des rêves, la
mémoire du rêve, voilà le sujet sur lequel
s'ouvre À la recherche du temps perdu, avec plusieurs
évocations ou allusions relatives aux rêves de
Marcel : au sujet des rêves de Marcel, voir l'incipit de la Recherche..
Ensuite, le premier volume ou plus
précisément la seconde partie du premier volume
s'achève sur ce rêve de Swann : le rêve se
situe à la toute fin de la deuxième partie,
intitulée « Un amour de Swann ». Comme la
troisième partie du volume (Du côté de chez
Swann, premier volume d'À la recherche du temps
perdu) ne compte qu'une cinquantaine de pages, le rêve se
trouve donc presque à la fin du roman.
Situation narrative
Ce rêve viendrait raviver une jalousie
que Swann croyait morte pour Odette. Il donne le ton pour la
troisième partie qui suit, « Noms de pays : le nom
», où la jalousie de Swann prend la relève d'un
amour étiolé.
Bibliographie
Canovas : 29, 49, 76, 239; sur la Recherche : 70, 77, 85.
BELLEMIN-NOËL, Jean, « Psychanalyser le rêve de
Swann ? », Poétique (Paris), no 8 (1971), p.
447-469.
GRIMAUD, Michel, « La rhétorique du rêve : Swann
et la psychanalyse », discussion critique de l'article de Jean
Bellemin-Noël, Poétique (Paris), no 33 (1978),
p. 90-106.
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