Marcel rêve de sa grand-mère
premier rêve
|
Marcel Proust,
Sodome et Gomorrhe,
roman,
1921
Peut-être pourtant, l'instinct de
conservation, l'ingéniosité de l'intelligence
à nous préserver de la douleur, commençant
déjàà construire sur des ruines encore
fumantes, à poser les premières assises de son oeuvre
utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me
rappeler tels et tels jugements de l'être chéri, de me
les rappeler comme si elle eût pu les porter encore, comme si
elle existait, comme si je continuais d'exister pour elle. Mais,
dès que je fus arrivé à m'endormir, à
cette heure, plus véridique, où mes yeux se
fermèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le
seuil duquel l'intelligence et la volonté
momentanément paralysées ne pouvaient plus me
disputer à la cruauté de mes impressions
véritables) refléta, réfracta la douloureuse
synthèse enfin réformée de la survivance et du
néant, dans la profondeur organique et devenue translucide
des viscères mystérieusement éclairés.
Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée
sous la dépendance des troubles de nos organes,
accélère le rythme du coeur ou de la respiration,
parce qu'une même dose d'effroi, de tristesse, de remords
agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi
injectée dans nos veines; dès que, pour y parcourir
les artères de la cité souterraine, nous nous sommes
embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur
un Léthé intérieur aux sextuples replis, de
grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et
nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai en vain celle
de ma grand-mère dès que j'eus abordé sous les
porches sombres; je savais pourtant qu'elle existait encore, mais
d'une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir;
l'obscurité grandissait, et le vent; mon père
n'arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout d'un coup
la respiration me manqua, je sentis mon coeur comme durci, je
venais de me rappeler que depuis de longues semaines j'avais
oublié d'écrire à ma grand-mère. Que
devait-elle penser de moi ? « Mon Dieu, me
disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petite
chambre qu'on a louée pour elle, aussi petite que pour une
ancienne domestique, où elle est toute seule avec la garde
qu'on a placée pour la soigner et où elle ne peut pas
bouger, car elle est toujours un peu paralysée et n'a pas
voulu une seule fois se lever. Elle doit croire que je l'oublie
depuis qu'elle est morte; comme elle doit se sentir seule et
abandonnée ! Oh ! il faut que je coure la voir, je
ne peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que mon
père arrive; mais où est-ce ? comment ai-je pu
oublier l'adresse ? pourvu qu'elle me reconnaisse
encore ! Comment ai-je pu l'oublier pendant des mois ? Il
fait noir, je ne trouverai pas, le vent m'empêche d'avancer;
mais voici mon père qui se promène devant moi; je lui
crie « Où est grand-mère ? dis-moi
l'adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien sûr qu'elle ne
manque de rien ? — Mais non, me dit mon père, tu
peux être tranquille. Sa garde est une personne
ordonnée. On envoie de temps en temps une toute petite somme
pour qu'on puisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire.
Elle demande quelquefois ce que tu es devenu. On lui a même
dit que tu allais faire un livre. Elle a paru contente. Elle a
essuyé une larme ». Alors je crus me rappeler
qu'un peu après sa mort, ma grand-mère m'avait dit en
sanglotant d'un air humble, comme une vieille servante
chassée, comme une étrangère :
« Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de
même, ne me laisse pas trop d'années sans me visiter.
Songe que tu as été mon petit-fils et que les
grand-mères n'oublient pas ». En revoyant le
visage si soumis, si malheureux, si doux qu'elle avait, je voulais
courir immédiatement et lui dire ce que j'aurais dû
lui répondre alors : « Mais,
grand-mère, tu me verras autant que tu voudras, je n'ai que
toi au monde, je ne te quitterai plus jamais ». Comme mon
silence a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je
n'ai été là où elle est couché,
qu'a-t-elle pu se dire ? Et c'est en sanglotant que moi aussi
je dis à mon père : « Vite, vite, son
adresse, conduis-moi ». Mais lui :
« C'est que... je ne sais si tu pourras la voir. Et puis,
tu sais, elle est très faible, très faible, elle
n'est plus elle-même, je crois que ce te sera plutôt
pénible. Et je ne me rappelle pas le numéro exact de
l'avenue. — Mais dis-moi, toi qui sais, ce n'est pas vrai que
les morts ne vivent plus. Ce n'est pas vrai tout de même,
malgré ce qu'on dit, puisque grand-mère existe
encore ». Mon père sourit tristement :
« Oh ! bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu
ferais mieux de n'y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient
tout mettre en ordre. — Mais elle est souvent seule ?
— Oui, mais cela vaut mieux pour elle. Il vaut mieux qu'elle
ne pense pas, cela ne pourrait que lui faire de la peine. Cela fait
souvent de la peine de penser. Du reste, tu sais, elle est
très éteinte. Je te laisserai l'indication
précise pour que tu puisses y aller; je ne vois pas ce que
tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la
laisserait voir. — Tu sais bien pourtant que je vivrai
toujours près d'elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes,
fourchette ». Mais déjà j'avais
retraversé le fleuve aux ténébreux
méandres, j'étais remonté à la surface
où s'ouvre le monde des vivants, aussi si je
répétais encore : « Francis Jammes,
cerfs, cerfs », la suite de ces mots ne m'offrait plus le
sens limpide et la logique qu'ils exprimaient si naturellement pour
moi il y a un instant encore, et que je ne pouvais plus me
rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot Aias,
que m'avait dit tout à l'heure mon père, avait
immédiatement signifié : « Prends
garde d'avoir froid », sans aucun doute possible. J'avais
oublié de fermer les volets, et sans doute le grand jour
m'avait éveillé. Mais je ne pus supporter d'avoir
sous les yeux ces flots de la mer que ma grand-mère pouvait
autrefois contempler pendant des heures; l'image nouvelle de leur
beauté indifférente se complétait
aussitôt par l'idée qu'elle ne les voyait pas;
j'aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car
maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un
vide dans mon coeur; tout semblait me dire comme ces allées
et ces pelouses d'un jardin public où je l'avais autrefois
perdue, quand j'étais tout enfant : « Nous ne
l'avons pas vue », et sous la rotondité du ciel
pâle et divin je me sentais oppressé comme sous une
immense cloche bleuâtre fermant un horizon où ma
grand-mère n'était pas.
Références
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, vol. 9,
Sodome et Gomorrhe, vol. 2, Paris, Gallimard, 1921-1924,
p. 205-209.
Édition originale
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu :
Sodome et Gomorrhe II, 3 vol., Paris, Gallimard, 1922.
Le début de Sodome et Gomorrhe
II a paru sous le nom de « Jalousie » dans
les OEuvres libres, en novembre 1921.
Éditions critiques
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, vol. 2
(« Le côté de Guermantes » et
« Sodome et Gomorrhe »), Paris, Gallimard
(coll. « Bibliothèque de la
Pléiade »), 1954, p. 760-762.
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu :
Sodome et Gomorrhe, édition établie sous la
direction de Jean Milly, édition du texte, introduction et
notes par Émily Éells-Ogée, Paris, Flammarion,
vol. 6, 1984.
Situation matérielle
Cet extrait se situe à la fin du
premier chapitre de Sodome et Gomorrhe II, « Les
intermittences du coeur ».
Situation narrative
Le narrateur revient à Balbec où
il a longuement
séjourné avec sa grand-mère, de son vivant.
Dans ce passage où il se remémore sa
grand-mère et « ravive » la peine qu'il
n'a pas connue à sa mort, Marcel rêve deux fois
d'elle. On trouve ici le premier rêve, qui découle du
souvenir de sa mauvaise humeur exprimée alors qu'elle se
faisait belle pour être photographiée par
Saint-Loup.
Bibliographie
Canovas : 23, 43, 71.
|