Marcel rêve de sa grand-mère
second rêve
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Marcel Proust,
Sodome et Gomorrhe,
roman,
1921
Le lendemain j'allai à la demande de
maman m'étendre un peu sur le sable, ou plutôt dans
les dunes, là où on est caché par leurs
replis, et où je savais qu'Albertine et ses amies ne
pourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées,
ne laissaient passer qu'une seule lumière, toute rose, celle
des parois intérieures des yeux. Puis elles se
fermèrent tout à fait. Alors ma grand'mère
m'apparut assise dans un fauteuil. Si faible, elle avait l'air de
vivre moins qu'une autre personne. Pourtant je l'entendais
respirer; parfois un signe montrait qu'elle avait compris ce que
nous disions, mon père et moi. Mais j'avais beau l'embrasser
je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard
d'affection dans ses yeux, un peu de couleur sur ses joues. Absente
d'elle-même, elle avait l'air de ne pas m'aimer, de ne pas me
connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne pouvais
deviner le secret de son indifférence, de son abattement, de
son mécontentement silencieux. J'entraînai mon
père à l'écart. « Tu vois tout de
même, lui dis-je, il n'y a pas à dire, elle a saisi
exactement chaque chose. C'est l'illusion complète de la
vie. Si on pouvait faire venir ton cousin qui prétend que
les morts ne vivent pas. Voilà plus d'un an qu'elle est
morte et en somme elle vit toujours. Mais pourquoi ne veut-elle pas
m'embrasser ? — Regarde, sa pauvre tête retombe.
— Mais elle voudrait aller aux Champs-Élysées
tantôt. — C'est de la folie ! — Vraiment tu
crois que cela pourrait lui faire mal, qu'elle pourrait mourir
davantage. Il n'est pas possible qu'elle ne m'aime plus. J'aurai
beau l'embrasser, est-ce qu'elle ne me sourira plus jamais ?
— Que veux-tu, les morts sont les morts ».
Références
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu :
Sodome et Gomorrhe II, Paris, Gallimard, tome 5, 1919-1927,
p. 208-209.
Édition originale
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe II, Paris, Gallimard,
1922.
Le début de Sodome et Gomorrhe
II a paru sous le nom de « Jalousie » dans
les OEuvres libres, en novembre 1921.
Éditions critiques
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu :
Sodome et Gomorrhe, édition établie sous la
direction de Jean Milly, édition du texte, introduction et
notes par Émily Eells-Ogée, Paris, Flammarion, vol.
6, 1984, p. 262-263.
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu :
Sodome et Gomorrhe, édition présentée,
établie et annotée par Antoine Compagnon, Paris,
Gallimard (coll. « Folio »), vol. 5, 1988,
p. 175-176.
Situation matérielle
Cet extrait se situe à la fin du
premier chapitre de Sodome et Gomorrhe II, « Les
intermittences du coeur ».
Situation narrative
Lors d'un second séjour à
Balbec, Marcel voit se raviver le souvenir de sa grand-mère.
Il se rappelle dans quelles circonstances fut prise la photographie
faite par Saint-Loup et découvre que sa grand-mère
avait été victime de plusieurs syncopes à leur
hôtel lors de leur premier séjour à Balbec. Il
en est bouleversé : « Ainsi ma
grand-mère avait des syncopes et me les avait
cachées. Peut-être au moment où j'étais
le moins gentil pour elle, où elle était
obligée, tout en souffrant, de faire attention à
être de bonne humeur pour ne pas m'irriter et à
paraître bien portante pour ne pas être mise à
la porte de l'hôtel » (p. 208).
Bibliographie
Canovas : 23, 43, 71.
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