TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Les rêves de Marcel évoqués à l'incipit de la Recherche (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie
Version préliminaire
du Contre Sainte-Beuve (vers 1808)

Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, roman, 1913

      Longtemps, je me suis couché de bonne heure (a). Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors ». Et, une demi-heure après la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint (1). Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

      J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit.

      [...]

      Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour, — date pour moi d'une ère nouvelle, — où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.

      Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.

      Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes (b). Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.


Notes

(*) L'incipit de la Recherche ne comprend aucun récit de rêve. Toutefois, le premier paragraphe de l'oeuvre (c'est-à-dire les sept premiers alinéas) développe une opposition de l'endormissement et du réveil, du sommeil et de l'éveil, où des images de rêves sont rappelées, où au moins trois rêves sont invoqués : d'abord évidemment celui du rêveur s'étant identifié au sujet, aux objets, au thème même du livre d'histoire qu'il lisait avant de s'endormir, celui ensuite des terreurs enfantines et en particulier le rêve de son grand-oncle lui tirant les boucles, celui enfin de la femme de rêve née de l'excitation sexuelle. Ce n'est pas tout : toute la seconde moitié du paragraphe (les quatre derniers alinéas) analyse le cercle des chambres d'où le rêveur émerge dans la sienne, avec la mémoire de ces lieux qui résument l'oeuvre par avance, comme l'annonce la dernière proposition.

(1) La Rivalité de François 1er et de Charles Quint, de François Mignet, 1875.


Variantes

(a) Pour les familiers de l'oeuvre de Proust, cette première phrase rivalise probablement avec celle qui ouvre la préface du Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence ». Cela dit, le premier chapitre du Contre Sainte-Beuve, édité par Bernard de Fallois en 1954, apparaît comme une version préliminaire de ce qui est devenu le début de la Recherche. Comme l'incipit de l'oeuvre, même s'il ne contient aucun récit de rêve, intéresse au plus haut point l'étude du récit de rêve dans la littérature française, voici le texte de la première moitié de ce premier chapitre ou de cette première section, intitulée « Sommeils ».


I
Sommeils

      Au temps de cette matinée dont je veux fixer, je ne sais pourquoi, le souvenir, j'étais déjà malade, je restais levé toute la nuit, me couchais le matin et dormais le jour. Mais alors était encore très près de moi un temps, que j'espérais voir revenir, et qui aujourd'hui me semble avoir été vécu par une autre personne, où j'entrais dans mon lit à dix heures du soir et, avec quelques courts réveils, dormais jusqu'au lendemain matin. Souvent, à peine ma lampe éteinte, je m'endormais si vite que je n'avais pas le temps de me dire que je m'endormais. Aussi une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de m'endormir m'éveillait, je voulais jeter le journal que je croyais avoir encore en main, je me disais : « II est temps d'éteindre ma lampe et de chercher le sommeil », et j'étais bien étonné de ne voir autour de moi qu'une obscurité qui n'était peut-être pas encore aussi reposante pour mes yeux que pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause et incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.

      Je rallumais, je regardais l'heure : il n'était pas encore minuit. J'entendais le sifflement plus ou moins éloigné des trains, qui décrit l'étendue de la campagne déserte où se hâte le voyageur qui va rejoindre la prochaine gare sur une route, par une de ces nuits parées de clair de lune, en train de graver dans son souvenir le plaisir goûté avec les amis qu'il vient de quitter, le plaisir du retour. J'appuyais mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, toujours pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance, sur qui nous nous serrons. Je rallumais un instant pour regarder ma montre; il n'était pas encore minuit. C'est l'heure où le malade, qui passe la nuit dans un hôtel étranger et qui est réveillé par une crise affreuse, se réjouit en apercevant sous la porte une raie du jour. Quel bonheur, c'est déjà le jour, dans un moment on sera levé dans l'hôtel, il pourra sonner, on viendra lui porter secours ! Il prend patience de sa souffrance. Justement il a cru entendre un pas... À ce moment la raie du jour qui brillait sous sa porte s'éteint. C'est minuit, on vient d'éteindre le gaz qu'il avait pris pour le matin, et il lui faudra rester toute la longue nuit à souffrir intolérablement sans secours.

      J'éteignais, je me rendormais. Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait d'une fausse position de ma cuisse; formée par le plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait en elle sa propre chaleur voulait se rejoindre à elle, je m'éveillais. Tout le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain au prix de cette femme que je venais de quitter, j'avais la joue encore chaude de ses baisers, le corps courbaturé par le poids de sa taille. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve aussi vite que si c'eût été une amante véritable. D'autres fois, je me promenais en dormant dans ces jours de notre enfance, j'éprouvais sans effort ces sensations qui ont à jamais disparu avec la dixième année et que dans leur insignifiance nous voudrions tant connaître de nouveau, comme quelqu'un qui saurait ne plus jamais revoir l'été aurait la nostalgie même du bruit des mouches dans la chambre, qui signifie le chaud soleil dehors, même du grincement des moustiques qui signifie la nuit parfumée. Je rêvais que notre vieux curé allait me tirer par mes boucles, ce qui avait été la terreur, la dure loi de mon enfance. La chute de Kronos, la découverte de Prométhée, la naissance du Christ n'avaient pas pu soulever aussi haut le ciel au-dessus de l'humanité jusque-là écrasée, que n'avait fait la coupe de mes boucles, qui avait entraîné avec elle à jamais l'affreuse appréhension. À vrai dire d'autres souffrances et d'autres craintes étaient venues, mais l'axe du monde avait été déplacé. Ce monde de l'ancienne loi, j'y rentrais aisément en dormant, je ne m'éveillais qu'au moment où, ayant vainement essayé d'échapper au pauvre curé, mort après tant d'années, je sentais mes boucles vivement tirées derrière ma tête. Et avant de me rendormir, me rappelant bien que le curé était mort et que j'avais les cheveux courts, j'avais tout de même soin de me cimenter avec l'oreiller, la couverture, mon mouchoir et le mur un nid protecteur, avant de rentrer dans ce monde bizarre où tout de même le curé vivait et j'avais des boucles.

      Des sensations qui, elles aussi, ne reviendront plus qu'en rêve, caractérisent les années qui s'en vont [...]. De ces sensations, qui revenaient alors quelquefois dans mon sommeil, je n'oserais pas parler si elles n'y étaient apparues presque poétiques, détachées de toute ma vie présente, blanches comme ces fleurs d'eau dont la racine ne tient pas à la terre

      — Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, préface de Bernard de Gallois, Paris, Gallimard, 1954, p. 61-64.

      À remarquer que ces fragments narratifs n'ont pas été retenus dans la seconde édition du Contre Sainte-Beuve, celle de Pierre Clarac (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971), l'éditeur préférant partager l'oeuvre narrative qui aboutit à la Recherche de l'oeuvre critique qui en est la source et l'accompagne.


(b) Ici s'ouvre la seconde moitié du premier paragraphe de la Recherche. Elle correspond nettement au second chapitre du brouillon du Contre Sainte-Beuve publié en 1954 par Bernard de Gallois : « Chambres ».


Références

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Tome 1, 1919-1927, p. 11-14.

—, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, préface de Bernard de Gallois, Paris, Gallimard, 1954, p. 61-64. Voir cette version à la variante (a).

Édition originale

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Grasset, 1913.

      Le texte fut réimprimé chez Gallimard en 1919 avec quelques modifications. Les éditions critiques ignorent si ces modifications furent approuvées par Proust. Il semblerait, par contre, que plusieurs indications de l'auteur ne furent pas suivies par l'imprimeur. Proust les aurait quand même laissé passer, tout en les soulignant aux éditeurs. Les placards d'origine n'existent pas tous, aussi est-il difficile de rétablir le texte d'origine. Bernard Brun (Flammarion, 1984, p. 89) mentionne que Proust aurait voulu, entre autres, des blocs de dialogues qui ne se seraient pratiquement pas distingués des segments narratifs.

Éditions critiques

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, édition établie sous la direction de Jean Milly, préface par Jean Milly, édition du texte, introduction, notes, dossier de presse et bibliographie par Bernard Brun et Anne Herschberg-Pierrot, Paris, Flammarion, vol. 1, 1984, p. 95-97.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, édition présentée et annotée par Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, vol. 1, 1988, p. 3-5.


Situation matérielle

      Ces annotations sur le sommeil et le rêve ouvrent la Recherche; si elles ne comportent aucun récit de rêve, elles évoquent au moins trois rêves assez précisément pour qu'on puisse les identifier : les images du livre d'histoire sur lequel le rêveur s'est endormi, la crainte que son grand-oncle ne lui tire les boucles comme il le faisait dans son enfance et la femme de rêve, née de l'excitation sexuelle.


Situation narrative

      Marcel nous introduit dans son monde par le rêve où l'espace et le temps possèdent une vie propre.


Bibliographie

Canovas : 29, 49, 76, 229; sur la Recherche : 70, 77, 85.



Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie
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