Marcel Proust,
Du Côté de chez Swann,
roman,
1913
Longtemps, je me suis couché de bonne
heure (a). Parfois, à peine ma bougie
éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le
temps de me dire : « Je m'endors ». Et,
une demi-heure après la pensée qu'il était
temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser
le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma
lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des
réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces
réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me
semblait que j'étais moi-même ce dont parlait
l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité
de François 1er et de Charles-Quint (1). Cette croyance survivait pendant quelques
secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison
mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les
empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était
plus allumé. Puis elle commençait à me devenir
inintelligible, comme après la métempsycose les
pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre
se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer
ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien
étonné de trouver autour de moi une obscurité,
douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore
pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose
sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment
obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être;
j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une
forêt, relevant les distances, me décrivait
l'étendue de la campagne déserte où le
voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit
chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par
l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des
actes inaccoutumés, à la causerie récente et
aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent
encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du
retour. J'appuyais tendrement mes joues
contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et
fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais
une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit.
[...]
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus
que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les
craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer
le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter
grâce à une lueur momentanée de conscience le
sommeil où étaient plongés les meubles, la
chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et
à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir.
Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge
à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé
telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me
tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour,
— date pour moi d'une ère nouvelle, — où
on les avait coupées. J'avais oublié cet
événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le
souvenir aussitôt que j'avais réussi à
m'éveiller pour échapper aux mains de mon
grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais
complètement ma tête de mon oreiller avant de
retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d'une
côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une
fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que
j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que
c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le
sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je
m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien
lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il
y avait quelques moments à peine; ma joue était
chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le
poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait
les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me
donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux
qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité
désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans
une réalité le charme du songe. Peu à peu son
souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de
mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de
lui le fil des heures, l'ordre des années et des
mondes (b). Il les consulte d'instinct en
s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre
qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé
jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se
mêler, se rompre.
Notes
(*) L'incipit de la Recherche ne comprend
aucun récit de rêve. Toutefois, le premier paragraphe
de l'oeuvre (c'est-à-dire les sept premiers alinéas)
développe une opposition de l'endormissement et du
réveil, du sommeil et de l'éveil, où des
images de rêves sont rappelées, où au moins
trois rêves sont invoqués : d'abord
évidemment celui du rêveur s'étant
identifié au sujet, aux objets, au thème même
du livre d'histoire qu'il lisait avant de s'endormir, celui ensuite
des terreurs enfantines et en particulier le rêve de son
grand-oncle lui tirant les boucles, celui enfin de la femme de
rêve née de l'excitation sexuelle. Ce n'est pas
tout : toute la seconde moitié du paragraphe (les
quatre derniers alinéas) analyse le cercle des chambres
d'où le rêveur émerge dans la sienne, avec la
mémoire de ces lieux qui résument l'oeuvre par
avance, comme l'annonce la dernière proposition.
(1) La Rivalité de François 1er et
de Charles Quint, de François Mignet, 1875.
Variantes
(a) Pour les familiers de l'oeuvre de Proust, cette
première phrase rivalise probablement avec celle qui ouvre
la préface du Contre Sainte-Beuve :
« Chaque jour j'attache moins de prix à
l'intelligence ». Cela dit, le premier chapitre du
Contre Sainte-Beuve, édité par Bernard de
Fallois en 1954, apparaît comme une version
préliminaire de ce qui est devenu le début de la
Recherche. Comme l'incipit de l'oeuvre, même s'il ne
contient aucun récit de rêve, intéresse au plus
haut point l'étude du récit de rêve dans la
littérature française, voici le texte de la
première moitié de ce premier chapitre ou de cette
première section, intitulée
« Sommeils ».
I
Sommeils
Au temps de cette matinée dont je veux
fixer, je ne sais pourquoi, le souvenir, j'étais
déjà malade, je restais levé toute la nuit, me
couchais le matin et dormais le jour. Mais alors était
encore très près de moi un temps, que
j'espérais voir revenir, et qui aujourd'hui me semble avoir
été vécu par une autre personne, où
j'entrais dans mon lit à dix heures du soir et, avec
quelques courts réveils, dormais jusqu'au lendemain matin.
Souvent, à peine ma lampe éteinte, je m'endormais si
vite que je n'avais pas le temps de me dire que je m'endormais.
Aussi une demi-heure après, la pensée qu'il
était temps de m'endormir m'éveillait, je voulais
jeter le journal que je croyais avoir encore en main, je me
disais : « II est temps d'éteindre ma lampe
et de chercher le sommeil », et j'étais bien
étonné de ne voir autour de moi qu'une
obscurité qui n'était peut-être pas encore
aussi reposante pour mes yeux que pour mon esprit, à qui
elle apparaissait comme une chose sans cause et
incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.
Je rallumais, je regardais l'heure : il
n'était pas encore minuit. J'entendais le sifflement plus ou
moins éloigné des trains, qui décrit
l'étendue de la campagne déserte où se
hâte le voyageur qui va rejoindre la prochaine gare sur une
route, par une de ces nuits parées de clair de lune, en
train de graver dans son souvenir le plaisir goûté
avec les amis qu'il vient de quitter, le plaisir du retour.
J'appuyais mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui,
toujours pleines et fraîches, sont comme les joues de notre
enfance, sur qui nous nous serrons. Je rallumais un instant pour
regarder ma montre; il n'était pas encore minuit. C'est
l'heure où le malade, qui passe la nuit dans un hôtel
étranger et qui est réveillé par une crise
affreuse, se réjouit en apercevant sous la porte une raie du
jour. Quel bonheur, c'est déjà le jour, dans un
moment on sera levé dans l'hôtel, il pourra sonner, on
viendra lui porter secours ! Il prend patience de sa
souffrance. Justement il a cru entendre un pas... À ce
moment la raie du jour qui brillait sous sa porte s'éteint.
C'est minuit, on vient d'éteindre le gaz qu'il avait pris
pour le matin, et il lui faudra rester toute la longue nuit
à souffrir intolérablement sans secours.
J'éteignais, je me rendormais.
Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une
femme naissait d'une fausse position de ma cuisse; formée
par le plaisir que j'étais sur le point de goûter, je
m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui
sentait en elle sa propre chaleur voulait se rejoindre à
elle, je m'éveillais. Tout le reste des humains
m'apparaissait comme bien lointain au prix de cette femme que je
venais de quitter, j'avais la joue encore chaude de ses baisers, le
corps courbaturé par le poids de sa taille. Peu à peu
son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille
de mon rêve aussi vite que si c'eût été
une amante véritable. D'autres fois, je me promenais en
dormant dans ces jours de notre enfance, j'éprouvais sans
effort ces sensations qui ont à jamais disparu avec la
dixième année et que dans leur insignifiance nous
voudrions tant connaître de nouveau, comme quelqu'un qui
saurait ne plus jamais revoir l'été aurait la
nostalgie même du bruit des mouches dans la chambre, qui
signifie le chaud soleil dehors, même du grincement des
moustiques qui signifie la nuit parfumée. Je rêvais
que notre vieux curé allait me tirer par mes boucles, ce qui
avait été la terreur, la dure loi de mon enfance. La
chute de Kronos, la découverte de Prométhée,
la naissance du Christ n'avaient pas pu soulever aussi haut le ciel
au-dessus de l'humanité jusque-là
écrasée, que n'avait fait la coupe de mes boucles,
qui avait entraîné avec elle à jamais
l'affreuse appréhension. À vrai dire d'autres
souffrances et d'autres craintes étaient venues, mais l'axe
du monde avait été déplacé. Ce monde de
l'ancienne loi, j'y rentrais aisément en dormant, je ne
m'éveillais qu'au moment où, ayant vainement
essayé d'échapper au pauvre curé, mort
après tant d'années, je sentais mes boucles vivement
tirées derrière ma tête. Et avant de me
rendormir, me rappelant bien que le curé était mort
et que j'avais les cheveux courts, j'avais tout de même soin
de me cimenter avec l'oreiller, la couverture, mon mouchoir et le
mur un nid protecteur, avant de rentrer dans ce monde bizarre
où tout de même le curé vivait et j'avais des
boucles.
Des sensations qui, elles aussi, ne
reviendront plus qu'en rêve, caractérisent les
années qui s'en vont [...]. De ces sensations, qui
revenaient alors quelquefois dans mon sommeil, je n'oserais pas
parler si elles n'y étaient apparues presque
poétiques, détachées de toute ma vie
présente, blanches comme ces fleurs d'eau dont la racine ne
tient pas à la terre
— Marcel Proust,
Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges,
préface de Bernard de Gallois, Paris, Gallimard, 1954,
p. 61-64.
À remarquer que ces fragments narratifs
n'ont pas été retenus dans la seconde édition
du Contre Sainte-Beuve, celle de Pierre Clarac (Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971), l'éditeur
préférant partager l'oeuvre narrative qui aboutit
à la Recherche de l'oeuvre critique qui en est la
source et l'accompagne.
(b) Ici s'ouvre la seconde moitié du
premier paragraphe de la Recherche. Elle correspond
nettement au second chapitre du brouillon du Contre
Sainte-Beuve publié en 1954 par Bernard de
Gallois : « Chambres ».
Références
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du
côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Tome 1,
1919-1927, p. 11-14.
—, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux
Mélanges, préface de Bernard de Gallois, Paris,
Gallimard, 1954, p. 61-64. Voir cette version
à la variante (a).
Édition originale
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris,
Grasset, 1913.
Le texte fut réimprimé chez
Gallimard en 1919 avec
quelques modifications. Les éditions critiques ignorent si
ces modifications furent approuvées par Proust. Il
semblerait, par contre, que plusieurs indications de l'auteur ne
furent pas suivies par l'imprimeur. Proust les aurait quand
même laissé passer, tout en les soulignant aux
éditeurs. Les placards d'origine n'existent pas tous, aussi
est-il difficile de rétablir le texte d'origine. Bernard
Brun (Flammarion, 1984, p. 89) mentionne que Proust aurait
voulu, entre autres, des blocs de dialogues qui ne se seraient
pratiquement pas distingués des segments narratifs.
Éditions critiques
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du
côté de chez Swann, édition établie
sous la direction de Jean Milly, préface par Jean Milly,
édition du texte, introduction, notes, dossier de presse et
bibliographie par Bernard Brun et Anne Herschberg-Pierrot, Paris,
Flammarion, vol. 1, 1984, p. 95-97.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du
côté de chez Swann, édition
présentée et annotée par
Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, vol. 1, 1988, p. 3-5.
Situation matérielle
Ces annotations sur le sommeil et le
rêve ouvrent la Recherche; si elles ne comportent
aucun récit de rêve, elles évoquent au moins
trois rêves assez précisément pour qu'on puisse
les identifier : les images du livre d'histoire sur lequel le
rêveur s'est endormi, la crainte que son grand-oncle ne lui
tire les boucles comme il le faisait dans son enfance et la femme
de rêve, née de l'excitation sexuelle.
Situation narrative
Marcel nous introduit dans son monde par le
rêve où
l'espace et le temps possèdent une vie propre.
Bibliographie
Canovas : 29, 49, 76, 229; sur la Recherche : 70, 77,
85.
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