Le sommeil et les rêves de Marcel à
Doncières (*)
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Marcel Proust,
le Côté de Guermantes,
roman,
1914
Avant de me coucher, je voulus sortir de ma
chambre pour explorer tout mon féerique domaine. Je marchai
en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de
tout ce qu'elle avait à m'offrir si je n'avais pas sommeil,
un fauteuil placé dans un coin, une épinette (1), sur une console, un pot de faïence bleu
rempli de cinéraires (2), et dans un
cadre ancien le fantôme d'une dame d'autrefois aux cheveux
poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant
à la main un bouquet d'oeillets. Arrivé au bout, son
mur plein où ne s'ouvrait aucune porte me dit
naïvement : « maintenant il faut revenir, mais
tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux
ajoutait pour ne pas demeurer en reste que si je ne dormais pas
cette nuit je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les
fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m'assuraient
qu'elles passeraient une nuit blanche et qu'en venant à
l'heure que je voudrais je n'avais à craindre de
réveiller personne. Et derrière une tenture je
surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la
muraille et ne pouvant se sauver, s'était caché
là, tout penaud et me regardait avec effroi de son
oeil-de-boeuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais
la présence de l'édredon, des colonnettes, de la
petite cheminée, en mettant mon attention à un cran
où elle n'était pas à Paris, m'empêcha
de me livrer au train-train habituel de mes rêvasseries. Et
comme c'est cet état particulier de l'attention qui
enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de
plain-pied avec telle ou telle série de nos souvenirs, les
images qui remplirent mes rêves, cette première nuit,
furent empruntées à une mémoire
entièrement distincte de celle que mettait d'habitude
à contribution mon sommeil. Si j'avais été
tenté en dormant de me laisser réentraîner vers
ma mémoire coutumière, le lit auquel je
n'étais pas habitué, la douce attention que
j'étais obligé de prêter à mes positions
quand je me retournais, suffisaient à rectifier ou à
maintenir le fil nouveau de mes rêves. Il en est du sommeil
comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d'une
modification dans nos habitudes pour le rendre poétique, il
suffit qu'en nous déshabillant nous nous soyons endormi sans
le vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient
changées et sa beauté sentie. On s'éveille, on
voit quatre heures à sa montre, ce n'est que quatre heures
du matin, mais nous croyons que toute la journée s'est
écoulée, tant ce sommeil de quelques minutes et que
nous n'avions pas cherché nous a paru descendu du ciel, en
vertu de quelque droit divin, énorme et plein comme le globe
d'or d'un empereur. Le matin, ennuyé de penser que mon
grand-père était prêt et qu'on m'attendait pour
partir du côté de Méséglise, je fus
éveillé par la fanfare d'un régiment qui tous
les jours passa sous mes fenêtres. Mais deux ou trois fois
— et je le dis, car on ne peut bien décrire la vie des
hommes si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle
plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une
presqu'île est cernée par la mer — le sommeil
interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le
choc de la musique et je n'entendis rien. Les autres jours il
céda un instant; mais encore veloutée d'avoir dormi,
ma conscience, comme ces organes préalablement
anesthésiés, par qui une cautérisation,
restée d'abord insensible, n'est perçue que tout
à fait à sa fin et comme une légère
brûlure, n'était touchée qu'avec douceur par
les pointes aiguës des fifres qui la caressaient comme un
vague et frais gazouillis matinal; et après cette
étroite interruption où le silence s'était
fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant même que
les dragons eussent fini de passer, me dérobant les
dernières gerbes épanouies du bouquet jaillissant et
sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges jaillissantes
avaient effleurée était si étroite, si
circonvenue de sommeil que plus tard, quand Saint-Loup me demandait
si j'avais entendu la musique, je n'étais pas plus certain
que le son de la fanfare n'eût pas été aussi
imaginaire que celui que j'entendais dans le jour s'élever
après le moindre bruit au-dessus des pavés de la
ville. Peut-être ne l'avais-je entendu qu'en un rêve
par la crainte d'être réveillé, ou au contraire
de ne pas l'être et de ne pas voir le défilé.
Car souvent quand je restais endormi au moment où j'avais
pensé au contraire que le bruit m'aurait
réveillé, pendant une heure encore je croyais
l'être, tout en sommeillant, et je me jouais à
moi-même en minces ombres sur l'écran de mon sommeil
les divers spectacles auxquels il m'empêchait mais auxquels
j'avais l'illusion d'assister.
Ce qu'on aurait fait le jour, il arrive en
effet, le sommeil venant, qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve,
c'est-à-dire après l'inflexion de l'ensommeillement,
en suivant une autre voie qu'on n'ait (a)
fait éveillé. La même histoire tourne et a une
autre fin. Malgré tout, le monde dans lequel on vit pendant
le sommeil est tellement différent que ceux qui ont de la
peine à s'endormir cherchent avant tout à sortir du
nôtre. Après avoir désespérément,
pendant des heures, les yeux clos, roulé des pensées
pareilles à celles qu'ils auraient eues les yeux ouverts,
ils reprennent courage s'ils s'aperçoivent que la minute
précédente a été tout alourdie d'un
raisonnement en contradiction formelle avec les lois de la logique
et l'évidence du présent, cette courte
« absence » signifiant que la porte est ouverte
par laquelle ils pourront peut-être s'échapper tout
à l'heure de la perception du réel, aller faire une
halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou
moins « bon » sommeil. Mais un grand pas est
déjà fait quand on tourne le dos au réel,
quand on atteint les premiers antres où les
« autosuggestions » préparent comme des
sorcières l'infernal fricot des maladies imaginaires ou de
la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l'heure
où les crises remontées pendant le sommeil
inconscient se déclencheront assez fortes pour le faire
cesser.
Non loin de là est le jardin
réservé où croissent comme des fleurs
inconnues les sommeils si différents les uns des autres,
sommeil du datura (3), du chanvre indien, des
multiples extraits de l'éther, sommeil de la belladone, de
l'opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu'au
jour où l'inconnu prédestiné (b) viendra les toucher, les épanouir, et pour
de longues heures dégager l'arôme de leurs rêves
particuliers en un être émerveillé et surpris.
Au fond du jardin est le couvent aux fenêtres ouvertes
où l'on entend répéter les leçons
apprises avant de s'endormir et qu'on ne saura qu'au réveil;
tandis que, présage de celui-ci, fait résonner son
tic tac ce réveille-matin intérieur que notre
préoccupation a réglé si bien que, quand notre
ménagère viendra nous dire : « il est
sept heures », elle nous trouvera déjà
prêt. Aux parois obscures de cette chambre qui s'ouvre sur
les rêves, et où travaille sans cesse cet oubli des
chagrins amoureux duquel est parfois interrompue et défaite
par un cauchemar plein de réminiscences la tâche vite
recommencée, pendent, même après qu'on est
réveillé, les souvenirs des songes, mais si
enténébrés que souvent nous ne les apercevons
pour la première fois qu'en pleine après-midi quand
le rayon d'une idée similaire vient fortuitement les
frapper; quelques-uns déjà, harmonieusement clairs
pendant qu'on dormait, mais devenus si méconnaissables que,
ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous hâter de
les rendre à la terre, ainsi que des morts trop vite
décomposés ou que des objets si gravement atteints et
près de la poussière que le restaurateur le plus
habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien en tirer (c). — Près de la grille est la
carrière où les sommeils profonds viennent chercher
des substances qui imprègnent la tête d'enduits si
durs que pour éveiller le dormeur sa propre volonté
est obligée, même dans un matin d'or, de frapper
à grands coups de hache, comme un jeune Siegfried.
Au-delà encore sont les cauchemars dont les médecins
prétendent stupidement qu'ils fatiguent plus que l'insomnie,
alors qu'ils permettent au contraire au penseur de s'évader
de l'attention; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes
où nos parents qui sont morts viennent de subir un grave
accident qui n'exclut pas une guérison prochaine. En
l'attendant nous les tenons dans une petite cage à rats,
où ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts
de gros boutons rouges, plantés chacun d'une plume, nous
tiennent des discours cicéroniens. À
côté de cet album est le disque tournant du
réveil grâce auquel nous subissons un instant l'ennui
d'avoir à rentrer tout à l'heure dans une maison qui
est détruite depuis cinquante ans, et dont l'image est
effacée, au fur et à mesure que le sommeil
s'éloigne, par plusieurs autres, avant que nous arrivions
à celle qui ne se présente qu'une fois le disque
arrêté et qui coïncide avec celle que nous
verrons avec nos yeux ouverts.
Quelquefois je n'avais rien entendu,
étant dans un de ces sommeils où l'on tombe comme
dans un trou duquel on est tout heureux d'être tiré un
peu plus tard, lourd, surnourri, digérant tout ce que nous
ont apporté, pareilles aux nymphes qui nourrissaient
Hercule, ces agiles puissances végétatives, à
l'activité redoublée pendant que nous dormons.
On appelle cela un sommeil de plomb; il semble
qu'on soit devenu, même (d) pendant
quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un
simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors,
cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche
un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt
que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser,
n'est-ce pas alors une autre personnalité que
l'antérieure qui s'incarne en nous ? On ne voit pas ce
qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d'êtres
humains qu'on pourrait être, c'est sur celui qu'on
était la veille qu'on met juste la main. Qu'est-ce qui nous
guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil
ait été complet, ou les rêves
entièrement différents de nous) ? Il y a eu
vraiment mort, comme quand le coeur a cessé de battre et que
des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans
doute la chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois,
éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont
suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes, dont
nous prenons conscience ? (e). La
résurrection au réveil — après ce
bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le
sommeil — doit ressembler au fond à ce qui se passe
quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oublié. Et
peut-être la résurrection de l'âme après
la mort est-elle concevable comme un phénomène de
mémoire.
Quand j'avais fini de dormir [...].
Notes
(*) Il ne s'agit pas d'un récit de
rêve, mais bien d'un récit « pseudo
itératif » (selon le mot de Gérard Genette)
sur le sommeil et les rêves de Marcel à
Doncières, d'où découle un véritable
exposé théorique sur le sujet.
(1) Épinette, clavecin et piano sont en
quelque sorte trois générations de l'instrument de
musique à clavier sur cordes.
(2) Les cendres résultant de
l'incinération d'un mort.
(3) Le datura, comme toutes les
« fleurs » qui sont ensuite
énumérées, est une plante connue pour ses
propriétés anesthésiques.
Variantes
Nous retouchons le moins possible la ponctuation de TT refaite dans
les éditions critiques.
(a) Les éditions critiques corrigent :
eût.
(b) Dès le manuscrit, l'inconnu est un
fiancé. Encore dans l'édition originale, on
lit : jusqu'au jour où le fiancé qu'elles ne
connaîtront peut-être jamais viendra... (éd.
Pierre Clarac et André Ferré, p. 1139 :
p. 86, n. 1).
(c) Contrairement aux éditions critiques, TT
ne va pas ici à la ligne, indiquant d'un tiret la relance du
développement.
(d) TT : « ... il semble qu'on soit
devenu, soi-même, pendant quelques instants... ».
Si « devenu » peut-être une addition de
Proust sur les épreuves, il faut la maintenir, alors
même que le « soi- » ne peut
l'être.
(e) TT : « Où ». Les
éditions critiques, corrigent où en ou
et intègrent également la phrase incomplète ou
complémentaire à la « phrase »
précédente, lui enlevant en outre le point
d'interrogation nécessaire au développement.
Références
Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu : le
Côté de Guermantes I, Paris, Gallimard, tome 4,
1919-1927, p. 81-85.
Édition originale
Marcel Proust, le Côté de Guermantes, Paris,
Grasset, 1914.
Le texte fut réimprimé chez
Gallimard en 1919 avec les modifications apportées par
Proust entre autres sur les noms de lieux et de personnes. Le
Côté de Guermantes est alors publié en un
seul volume. C'est en mars 1920 que Gaston Gallimard, pour des
raisons commerciales, demande la permission à Proust de
publier son texte en deux volumes. Le Côté de
Guermantes I sera publié le 25 octobre 1920 et le
Côté de Guermantes II, le 2 mai 1921.
Éditions critiques
Proust, À la recherche du temps perdu : le
Côté de Guermantes, éd. de Pierre Clarac et
d'André Ferré, Paris, Gallimard (collection
« Bibliothèque de la pléiade »),
1954, tome 2, p. 84-88.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : le
Côté de Guermantes I, préface de Thierry
Laget, édition présentée, établie et
annotée par Thierry Laget, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », volume 3, 1988, p. 77-81.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : le
Côté de Guermantes I, édition
établie sous la direction de Jean Milly, édition du
texte, introduction, bibliographie par Élyane Dezon-Jones,
Paris, Flammarion, volume 4, 1984, p. 152- 157.
Situation matérielle
Au tiers du roman, le Côté de
Guermantes I.
Situation narrative
Pour se rapprocher de Mme de Guermantes,
Marcel est venu visiter son neveu, son ami Robert de Saint-Loup,
pour quelques jours, à sa garnison de Doncières
où il passe la première nuit dans sa chambrée.
Mais le lendemain, il doit aller loger à l'hôtel, un
hôtel moderne aménagé dans un ancien palais.
Bibliographie
Canovas : 47, 70, 107
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