TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Siestes de Marcel à Paris (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Marcel Proust, le Côté de Guermantes, roman, 1914

      Comme je sortais le matin, après être resté éveillé toute la nuit, l'après-midi mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n 'y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l'habitude y est très utile et même l'absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je ne pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce n'était qu'une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire refléter dans mon sommeil, d'abord l'idée que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, l'idée que c'était en dormant que j'avais eu l'idée que je ne dormais pas, puis par une réfraction nouvelle, mon éveil... à un nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui étaient entrés dans ma chambre, que tout à l'heure en dormant, j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine distinctes; il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout à fait nuit, j'ai vu, grâce à l'écho invisible pourtant d'une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d'une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville; l'eau verte s'étendait à mes pieds; elle baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu'aller vers elles, c'eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l'art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l'impossible, il me semblait l'avoir déjà fait souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu'étant nouveau, familier, je crus m'être trompé. Je m'aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.

      Les amoindrissements même qui caractérisent le sommeil se reflétaient dans le mien, mais d'une façon symbolique : je ne pouvais pas dans l'obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rêvant, dès que je voulais parler à ces amis, je sentais le son s'arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n'y marche pas non plus; et tout à coup, j'avais honte de paraître devant eux, car on dort déshabillé. Tels les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure de sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l'air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l'Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m'avait données.


Notes

(*) Il ne s'agit pas d'un récit de rêve, mais bien d'associations d'images de rêves. Parmi ces images, comme on le voit, on trouve quelques fragments de récit et au moins la situation très précise d'un rêve récurrent, celui de la cité gothique.


Références

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : le Côté de Guermantes I, Paris, Gallimard, tome 4, 1919-1927, p. 140-141.

Édition originale

Marcel Proust, le Côté de Guermantes, Paris, Grasset, 1914.

      Le texte fut réimprimé chez Gallimard en 1919 avec les modifications apportées par Proust entre autres sur les noms de lieux et de personnes. Le Côté de Guermantes est alors publié en un seul volume. C'est en mars 1920 que Gaston Gallimard, pour des raisons commerciales, demande la permission à Proust de publier son texte en deux volumes. Le Côté de Guermantes I sera publié le 25 octobre 1920 et le Côté de Guermantes II, le 2 mai 1921.

Éditions critiques

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : le Côté de Guermantes I, édition établie sous la direction de Jean Milly, édition du texte, introduction, bibliographie par Élyane Dezon-Jones, Paris, Flammarion, volume 4, 1984, p. 222-223.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : le Côté de Guermantes I, préface de Thierry Laget, édition présentée, établie et annotée par Thierry Laget, Paris, Gallimard, coll. « Folio », volume 3, 1988, p. 137-139.


Situation matérielle

      Ce rêve se situe environ à la fin de la première partie du roman le Côté de Guermantes I.


Situation narrative

      Marcel, de retour à Paris, s'organise pour croiser régulièrement le chemin de Mme de Guermantes. Toujours obnubilé par cette dernière, elle continue de représenter pour lui toutes les qualités de la vieille noblesse personnifiées.


Bibliographie

Canovas : 47, 70, 107.



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