Marguerite Yourcenar,
Mémoires d'Hadrien,
roman,
1951
Durant certaines périodes de ma vie,
j'ai noté mes rêves; j'en discutais la signification
avec les prêtres, les philosophes, les astrologues. Cette
faculté de rêver, amortie depuis des années,
m'a été rendue au cours de ces mois d'agonie; les
incidents de l'état de veille semblent moins réels,
parfois moins importuns que ces songes. Si ce monde larvaire et
spectral, où le plat et l'absurde foisonnent plus
abondamment encore que sur la terre, nous offre une idée des
conditions de l'âme séparée du corps, je
passerai sans doute mon éternité à regretter
le contrôle exquis des sens et les perspectives
réajustées de la raison humaine. Et pourtant, je
m'enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des
songes; j'y possède pour un instant certains secrets qui
bientôt m'échappent; j'y bois à des sources.
L'autre jour, j'étais dans l'oasis d'Ammon (1), le soir de la chasse au grand fauve.
J'étais joyeux; tout s'est passé comme au temps de ma
force : le lion blessé s'est abattu, puis
dressé; je me suis précipité pour l'achever.
Mais, cette fois, mon cheval cabré m'a jeté à
terre; l'horrible masse sanglante a roulé sur moi; des
griffes me déchiraient la poitrine; je suis revenu à
moi dans ma chambre de Tibur (2), appelant
à l'aide. Plus récemment encore, j'ai revu mon
père (3), auquel je pense pourtant
assez peu. Il était couché dans son lit de malade,
dans une pièce de notre maison d'Italica (4), que j'ai quittée sitôt après
sa mort. Il avait sur sa table une fiole pleine d'une potion
sédative que je l'ai supplié de me donner. Je me
suis réveillé sans qu'il ait eu le temps de me
répondre. Je m'étonne que la plupart des hommes aient
si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux
morts dans leurs songes.
Notes
(*) Il s'agit de deux brefs sommaires de
rêve, dont le second se réduit à un seul
événement. On ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un
récit de rêve.
(1) Ammon : oasis de Libye, connue par son temple
de Zeus-Ammon et sa fontaine du Soleil.
(2) Tibur : maintenant Tivoli, ville d'Italie
à l'est de Rome, lieu de villégiature des Romains;
Catulle, Horace, Mécène et Hadrien y ont
résidé.
(3) Le père évoqué ici est en
fait le père adoptif d'Hadrien, Trajan, qui régna de
98 à 117 après J.-C.
(4) Italica : ancienne ville de la Bétique
(Espagne) à dix kilomètres au nord-ouest de
Séville. Fondée par Scipion, elle fut
détruite par les arabes au VIIIe siècle. Elle fut la
patrie des empereurs Hadrien et Trajan.
Références,
édition originale
Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Paris,
Plon, 1951, p. 417.
Édition critique
Marguerite Yourcenar, OEuvres romanesques, Paris, Gallimard
(coll. « Bibliothèque de la
pléiade »), 1982, p. 512.
Situation matérielle
Environ au centre de la dernière partie
intitulée « Patientia » (le roman
en compte six, ayant toutes un titre en latin).
Situation narrative
Le roman consiste en une lettre de bilan
écrite par Hadrien et adressée à son
petit-fils. Au fil des six parties du roman, Hadrien nous fait part
de l'évolution de sa vie. Étant donné que le
récit de rêve se trouve en dernière partie, le
narrateur, gravement malade, approche de la mort et communique ses
réflexions à ce sujet.
Bibliographie
Canovas : 21, 38, 42, 89 et 105.
Carmen Ana Pont, Yeux ouverts, yeux fermés : la
poétique du rêve dans l'oeuvre de Marguerite
Yourcenar, Amsterdam, Atlanta, éditions Rodopi, 1994,
p. 22, 30, 105, 176, 192, 198, 207, 216, 226 (mentions
seulement).
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