Théophile Gautier,
« La morte amoureuse »,
nouvelle,
1836
J'étais entièrement
rétabli et j'avais repris mes fonctions habituelles. Le
souvenir de Clarimonde et les paroles du vieil abbé
étaient toujours présents à mon esprit;
cependant aucun événement extraordinaire
n'était venu confirmer les prévisions funèbres
de Sérapion (1), et je
commençais à croire que ses craintes et mes terreurs
étaient trop exagérées; mais une nuit je fis
un rêve. J'avais à peine bu les premières
gorgées du sommeil, que j'entendis ouvrir les rideaux de mon
lit et glisser les anneaux sur les tringles avec un bruit
éclatant; je me soulevai brusquement sur le coude, et je vis
une ombre de femme qui se tenait debout devant moi. Je reconnus
sur-le-champ Clarimonde. Elle portait à la main une petite
lampe de la forme de celles qu'on met dans les tombeaux, dont la
lueur donnait à ses doigts effilés une transparence
rose qui se prolongeait par une dégradation insensible
jusque dans la blancheur opaque et laiteuse de son bras nu. Elle
avait pour tout vêtement le suaire de lin qui la recouvrait
sur son lit de parade, dont elle retenait les plis sur sa poitrine,
comme honteuse d'être si peu vêtue, mais sa petite main
n'y suffisait pas; elle était si blanche, que la couleur de
la draperie se confondait avec celle des chairs sous le pâle
rayon de la lampe. Enveloppée de ce fin tissu qui trahissait
tous les contours de son corps, elle ressemblait à une
statue de marbre de baigneuse antique plutôt qu'à une
femme douée de vie. Morte ou vivante, statue ou femme, ombre
ou corps, sa beauté était toujours la même;
seulement l'éclat vert de ses prunelles était un peu
amorti, et sa bouche, si vermeille autrefois, n'était plus
teintée que d'un rose faible et tendre presque semblable
à celui de ses joues. Les petites fleurs bleues que j'avais
remarquées dans ses cheveux étaient tout à
fait sèches et avaient presque perdu toutes leurs feuilles;
ce qui ne l'empêchait pas d'être charmante, si
charmante que, malgré la singularité de l'aventure et
la façon inexplicable dont elle était entrée
dans la chambre, je n'eus pas un instant de frayeur.
Elle posa la lampe sur la table et s'assit sur
le pied de mon lit, puis elle me dit en se penchant vers moi avec
cette voix argentine et veloutée à la fois que je
n'ai connue qu'à elle :
« Je me suis bien fait attendre, mon cher
Romuald, et tu as dû croire que je t'avais oublié.
Mais je viens de bien loin, et d'un endroit d'où personne
n'est encore revenu; il n'y a ni lune ni soleil au pays d'où
j'arrive; ce n'est que de l'espace et de l'ombre; ni chemin, ni
sentier; point de terre pour le pied, point d'air pour l'aile; et
pourtant me voici, car l'amour est plus fort que la mort (2), et il finira par la vaincre. Ah ! que de
faces mornes et de choses terribles j'ai vues dans mon
voyage ! Que de peine mon âme, rentrée dans ce
monde par la puissance de la volonté, a eue pour retrouver
son corps et s'y réinstaller ! Que d'efforts il m'a
fallu faire avant de lever la dalle dont on m'avait couverte !
Tiens ! le dedans de mes pauvres mains en est tout meurtri.
Baise-les pour les guérir, cher amour ! ».
Elle m'appliqua l'une après l'autre les paumes froides de
ses mains sur la bouche; je les baisai en effet plusieurs fois, et
elle me regardait faire avec un sourire d'ineffable
complaisance.
Je l'avoue à ma honte, j'avais
totalement oublié les avis de l'abbé Sérapion
et le caractère dont j'étais revêtu.
J'étais tombé (3) sans
résistance et au premier assaut. Je n'avais pas même
essayé de repousser le tentateur; la fraîcheur de la
peau de Clarimonde pénétrait la mienne, et je me
sentais courir sur le corps de voluptueux frissons. La pauvre
enfant ! malgré tout ce que j'en ai vu, j'ai peine
à croire encore que ce fût un démon; du moins
elle n'en avait pas l'air, et jamais Satan n'a mieux caché
ses griffes et ses cornes. Elle avait reployé ses talons
sous elle et se tenait accroupie sur le bord de la couchette dans
une position pleine de coquetterie nonchalante. De temps en temps
elle passait sa petite main à travers mes cheveux et les
roulait en boucles comme pour essayer à mon visage de
nouvelles coiffures. Je me laissais faire avec la plus coupable
complaisance, et elle accompagnait tout cela du plus charmant
babil. Une chose remarquable, c'est que je n'éprouvais aucun
étonnement d'une aventure aussi extraordinaire, et avec
cette facilité que l'on a dans la vision d'admettre comme
fort simples les événements les plus bizarres, je ne
voyais rien là que de parfaitement naturel.
« Je t'aimais bien longtemps avant de
t'avoir vu, mon cher Romuald, et je te cherchais partout. Tu
étais mon rêve, et je t'ai aperçu dans
l'église au fatal moment; j'ai dit tout de suite :
« C'est lui ! » Je te jetai un regard où
je mis tout l'amour que j'avais eu, que j'avais et que je devais
avoir pour toi; un regard à damner un cardinal, à
faire agenouiller un roi à mes pieds devant toute sa cour.
Tu restas impassible et tu me préféras ton Dieu.
« Ah ! que je suis jalouse de Dieu, que
tu as aimé et que tu aimes encore plus que moi !
« Malheureuse, malheureuse que je
suis ! je n'aurai jamais ton coeur à moi toute seule,
moi que tu as ressuscitée d'un baiser, Clarimonde la morte,
qui force à cause de toi les portes du tombeau et qui vient
te consacrer une vie qu'elle n'a reprise que pour te rendre
heureux ! ».
Toutes ces paroles étaient
entrecoupées de caresses délirantes qui
étourdirent mes sens et ma raison au point que je ne
craignis point pour la consoler de proférer un effroyable
blasphème, et de lui dire que je l'aimais autant que
Dieu.
Ses prunelles se ravivèrent et
brillèrent comme des chrysoprases (4).
« Vrai ! bien vrai ! autant que Dieu ! dit-elle
en m'enlaçant dans ses beaux bras. Puisque c'est ainsi, tu
viendras avec moi, tu me suivras où je voudrai. Tu laisseras
tes vilains habits noirs. Tu seras le plus fier et le plus
envié des cavaliers, tu seras mon amant. Être l'amant
avoué de Clarimonde, qui a refusé un pape, c'est
beau, cela ! Ah ! la bonne vie bien heureuse, la belle
existence dorée que nous mènerons ! Quand
partons-nous, mon gentilhomme ?
— Demain ! demain ! m'écriai-je
dans mon délire.
— Demain, soit ! reprit-elle. J'aurai le
temps de changer de toilette, car celle-ci est un peu succincte et
ne vaut rien pour le voyage. Il faut aussi que j'aille avertir mes
gens qui me croient sérieusement morte et qui se
désolent tant qu'ils peuvent. L'argent, les habits, les
voitures, tout sera prêt; je te viendrai prendre à
cette heure-ci. Adieu, cher coeur ». Et elle effleura mon
front du bout de ses lèvres. La lampe s'éteignit, les
rideaux se refermèrent, et je ne vis plus rien; un sommeil
de plomb, un sommeil sans rêve s'appesantit sur moi et me
tint engourdi jusqu'au lendemain matin. Je me réveillai plus
tard que de coutume, et le souvenir de cette singulière
vision m'agita toute la journée; je finis par me persuader
que c'était une pure vapeur de mon imagination
échauffée. Cependant les sensations avaient
été si vives, qu'il était difficile de croire
qu'elles n'étaient pas réelles, et ce ne fut pas sans
quelque appréhension de ce qui allait arriver que je me mis
au lit, après avoir prié Dieu d'éloigner de
moi les mauvaises pensées et de protéger la
chasteté de mon sommeil.
Je m'endormis bientôt
profondément, et mon rêve se continua. Les rideaux
s'écartèrent, et je vis Clarimonde, non pas, comme la
première fois, pâle dans son pâle suaire et les
violettes de la mort sur les joues, mais gaie, leste et pimpante,
avec un superbe habit de voyage en velours vert orné de
ganses d'or et retroussé sur le côté pour
laisser voir une jupe de satin. Ses cheveux blonds
s'échappaient en grosses boucles de dessous un large chapeau
de feutre noir chargé de plumes blanches capricieusement
contournées; elle tenait à la main une petite
cravache terminée par un sifflet d'or. Elle m'en toucha
légèrement et me dit : « Eh
bien ! beau dormeur, est-ce ainsi que vous faites vos
préparatifs ? Je comptais vous trouver debout.
Levez-vous bien vite, nous n'avons pas de temps à
perdre». Je sautai à bas du lit.
« Allons, habillez-vous et partons,
dit-elle en me montrant du doigt un petit paquet qu'elle avait
apporté; les chevaux s'ennuient et rongent leur frein
à la porte. Nous devrions déjà être
à dix lieues d'ici ».
Je m'habillai en hâte, et elle me tendait elle-même les
pièces du vêtement, en riant aux éclats de ma
gaucherie, et en m'indiquant leur usage quand je me trompais. Elle
donna du tour à mes cheveux, et, quand ce fut fait, elle me
tendit un petit miroir de poche en cristal de Venise, bordé
d'un filigrane d'argent, et me dit : « Comment te
trouves-tu ? veux-tu me prendre à ton service comme
valet de chambre ? ».
Je n'étais plus le même, et je ne
me reconnus pas. Je ne me ressemblais pas plus qu'une statue
achevée ne ressemble à un bloc de pierre. Mon
ancienne figure avait l'air de n'être que l'ébauche
grossière de celle que réfléchissait le
miroir. J'étais beau, et ma vanité fut sensiblement
chatouillée de cette métamorphose. Ces
élégants habits, cette riche veste brodée,
faisaient de moi un tout autre personnage, et j'admirai la
puissance de quelques aunes d'étoffe taillées d'une
certaine manière. L'esprit de mon costume me
pénétrait la peau, et au bout de dix minutes
j'étais passablement fat.
Je fis quelques tours par la chambre pour me
donner de l'aisance. Clarimonde me regardait d'un air de
complaisance maternelle et paraissait très contente de son
oeuvre. « Voilà bien assez d'enfantillage; en
route, mon cher Romuald ! nous allons loin et nous
n'arriverons pas ». Elle me prit la main et
m'entraîna. Toutes les portes s'ouvraient devant elle
aussitôt qu'elle les touchait, et nous passâmes devant
le chien sans l'éveiller.
À la porte, nous trouvâmes
Margheritone; c'était l'écuyer qui m'avait
déjà conduit; il tenait en bride trois chevaux noirs
comme les premiers, un pour moi, un pour lui, un pour Clarimonde.
Il fallait que ces chevaux fussent des genets d'Espagne, nés
de juments fécondées par le zéphyr; car ils
allaient aussi vite que le vent, et la lune, qui s'était
levée à notre départ pour nous
éclairer, roulait dans le ciel comme une roue
détachée de son char : nous la voyions à
notre droite sauter d'arbre en arbre et s'essouffler pour courir
après nous. Nous arrivâmes bientôt dans une
plaine où, auprès d'un bouquet d'arbres, nous
attendait une voiture attelée de quatre vigoureuses
bêtes; nous y montâmes et les postillons leur firent
prendre un galop insensé. J'avais un bras passé
derrière la taille de Clarimonde et une de ses mains
ployée dans la mienne; elle appuyait sa tête à
mon épaule, et je sentais sa gorge demi-nue frôler mon
bras. Jamais je n'avais éprouvé un bonheur aussi vif.
J'avais oublié tout en ce moment-là, et je ne me
souvenais pas plus d'avoir été prêtre que de ce
que j'avais fait dans le sein de ma mère, tant était
grande la fascination que l'esprit malin exerçait sur moi.
À dater de cette nuit, ma nature s'est en quelque sorte
dédoublée, et il y eut en moi deux hommes dont l'un
ne connaissait pas l'autre. Tantôt je me croyais un
prêtre qui rêvait chaque soir qu'il était
gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu'il
était prêtre. Je ne pouvais plus distinguer le songe
de la veille, et je ne savais pas où commençait la
réalité et où finissait l'illusion. Le jeune
seigneur fat et libertin se raillait du prêtre, le
prêtre détestait les dissolutions du jeune seigneur.
Deux spirales enchevêtrées l'une dans l'autre et
confondues sans se toucher jamais représentent très
bien cette vie bicéphale qui fut la mienne. Malgré
l'étrangeté de cette position, je ne crois pas avoir
un seul instant touché à la folie. J'ai toujours
conservé très nettes les perceptions de mes deux
existences. Seulement, il y avait un fait absurde que je ne pouvais
m'expliquer : c'est que le sentiment du même moi
existât dans deux hommes si différents. C'était
une anomalie dont je ne me rendais pas compte, soit que je crusse
être le curé du petit village de ***, ou il signor
Romualdo, amant en titre de la Clarimonde.
Toujours est-il que j'étais ou du moins
que je croyais être à Venise; je n'ai pu encore bien
démêler ce qu'il y avait d'illusion et de
réalité dans cette bizarre aventure. Nous habitions
un grand palais de marbre sur le Canaleio (5), plein de fresques et de statues, avec deux
Titiens du meilleur temps dans la chambre à coucher de la
Clarimonde, un palais digne d'un roi. Nous avions chacun notre
gondole et nos barcarolles à notre livrée, notre
chambre de musique et notre poète. Clarimonde entendait la
vie d'une grande manière, et elle avait un peu de
Cléopâtre dans sa nature. Quant à moi, je
menais un train de fils de prince, et je faisais une
poussière comme si j'eusse été de la famille
de l'un des douze apôtres ou des quatre
évangélistes de la sérénissime
république; je ne me serais pas détourné de
mon chemin pour laisser passer le doge et je ne crois pas que,
depuis Satan qui tomba du ciel, personne ait été plus
orgueilleux et plus insolent que moi. J'allais au Ridotto (6), et je jouais un jeu d'enfer. Je voyais la
meilleure société du monde, des fils de famille
ruinés, des femmes de théâtre, des escrocs, des
parasites et des spadassins. Cependant, malgré la
dissipation de cette vie, je restai fidèle à la
Clarimonde. Je l'aimais éperdument. Elle eût
réveillé la satiété même et
fixé l'inconstance. Avoir Clarimonde, c'était avoir
vingt maîtresses, c'était avoir toutes les femmes,
tant elle était mobile, changeante et dissemblable
d'elle-même; un vrai caméléon ! Elle vous
faisait commettre avec elle l'infidélité que vous
eussiez commise avec d'autres, en prenant complètement le
caractère, l'allure et le genre de beauté de la femme
qui paraissait vous plaire. Elle me rendait mon amour au centuple,
et c'est en vain que les jeunes patriciens et même les vieux
du conseil des Dix (7) lui firent les plus
magnifiques propositions. Un Foscari (8) alla
même jusqu'à lui proposer de l'épouser; elle
refusa tout. Elle avait assez d'or; elle ne voulait plus que de
l'amour, un amour jeune, pur, éveillé par elle, et
qui devait être le premier et le dernier. J'aurais
été parfaitement heureux sans un maudit cauchemar
qui me revenait toutes les nuits, et où je me croyais un
curé de village se macérant et faisant
pénitence de mes excès du jour. Rassuré par
l'habitude d'être avec elle, je ne songeais presque plus
à la façon étrange dont j'avais fait
connaissance avec Clarimonde. Cependant, ce qu'en avait dit
l'abbé Sérapion me revenait quelquefois en
mémoire et ne laissait pas que de me donner de
l'inquiétude.
Depuis quelque temps la santé de
Clarimonde n'était pas aussi bonne; son teint s'amortissait
de jour en jour. Les médecins qu'on fit venir n'entendaient
rien à sa maladie, et ils ne savaient qu'y faire. Ils
prescrivirent quelques remèdes insignifiants et ne revinrent
plus. Cependant elle pâlissait à vue d'oeil et
devenait de plus en plus froide. Elle était presque aussi
blanche et aussi morte que la fameuse nuit dans le château
inconnu. Je me désolais de la voir ainsi lentement
dépérir. Elle, touchée de ma douleur, me
souriait doucement et tristement avec le sourire fatal des gens qui
savent qu'ils vont
mourir.
Un matin, j'étais assis auprès
de son lit, et je déjeunais sur une petite table pour ne la
pas quitter d'une minute. En coupant un fruit, je me fis par hasard
au doigt une entaille assez profonde. Le sang partit aussitôt
en filets pourpres, et quelques gouttes rejaillirent sur
Clarimonde. Ses yeux s'éclairèrent, sa physionomie
prit une expression de joie féroce et sauvage que je ne lui
avais jamais vue. Elle sauta à bas du lit avec une
agilité animale, une agilité de singe ou de chat, et
se précipita sur ma blessure qu'elle se mit à sucer
avec un air d'indicible volupté. Elle avalait le sang par
petites gorgées, lentement et précieusement, comme un
gourmet qui savoure un vin de Xérès ou de Syracuse
elle clignait les yeux à demi, et la pupille de ses
prunelles vertes était devenue oblongue au lieu de ronde. De
temps à autre elle s'interrompait pour me baiser la main,
puis elle recommençait à presser de ses lèvres
les lèvres de la plaie pour en faire sortir encore quelques
gouttes rouges. Quand elle vit que le sang ne venait plus, elle se
releva l'oeil humide et brillant, plus rose qu'une aurore de mai,
la figure pleine, la main tiède et moite, enfin plus belle
que jamais et dans un état parfait de santé.
« Je ne mourrai pas ! je ne mourrai
pas ! dit-elle à moitié folle de joie et en se
pendant à mon cou; je pourrai t'aimer encore longtemps. Ma
vie est dans la tienne, et tout ce qui est moi vient de toi.
Quelques gouttes de ton riche et noble sang, plus précieux
et plus efficace que tous les élixirs du monde, m'ont rendu
l'existence ».
Cette scène me préoccupa
longtemps et m'inspira d'étranges doutes à l'endroit
de Clarimonde, et le soir même, lorsque le sommeil m'eut
ramené à mon presbytère, je vis l'abbé
Sérapion plus grave et plus soucieux que jamais. Il me
regarda attentivement et me dit : « Non content de
perdre votre âme, vous voulez aussi perdre votre corps.
Infortuné jeune homme, dans quel piège
êtes-vous tombé ! ». Le ton dont il me
dit ce peu de mots me frappa vivement; mais, malgré sa
vivacité, cette impression fut bientôt
dissipée, et mille autres soins l'effacèrent de mon
esprit. Cependant, un soir, je vis dans ma glace, dont elle n'avait
pas calculé la perfide position, Clarimonde qui versait une
poudre dans la coupe de vin épicé qu'elle avait
coutume de préparer après le repas. Je pris la coupe,
je feignis d'y porter mes lèvres, et je la posai sur quelque
meuble comme pour l'achever plus tard à mon loisir, et,
profitant d'un instant où la belle avait le dos
tourné, j'en jetai le contenu sous la table; après
quoi je me retirai dans ma chambre et je me couchai, bien
déterminé à ne pas dormir et à voir ce
que tout cela deviendrait. Je n'attendis pas longtemps; Clarimonde
entra en robe de nuit, et, s'étant débarrassée
de ses voiles, s'allongea dans le lit auprès de moi. Quand
elle se fut bien assurée que je dormais, elle
découvrit mon bras et tira une épingle d'or de sa
tête; puis elle se mit à murmurer à voix
basse :
« Une goutte, rien qu'une petite goutte
rouge, un rouge au bout de mon aiguille ! ... Puisque tu
m'aimes encore, il ne faut pas que je meure... Ah ! pauvre
amour ! son beau sang d'une couleur pourpre si
éclatante, je vais le boire. Dors, mon seul bien; dors, mon
dieu, mon enfant; je ne te ferai pas de mal, je ne prendrai de ta
vie que ce qu'il faudra pour ne pas laisser éteindre la
mienne. Si je ne t'aimais pas tant, je pourrais me résoudre
à avoir d'autres amants dont je tarirais les veines; mais
depuis que je te connais, j'ai tout le monde en horreur...
Ah ! le beau bras ! comme il est rond ! comme il est
blanc ! je n'oserai jamais piquer cette jolie veine bleue.
» Et, tout en disant cela, elle pleurait, et je sentais
pleuvoir ses larmes sur mon bras qu'elle tenait entre ses mains.
Enfin elle se décida, me fit une petite piqûre avec
son aiguille et se mit à pomper le sang qui en coulait.
Quoiqu'elle en eût bu à peine quelques gouttes, la
crainte de m'épuiser la prenant, elle m'entoura avec soin le
bras d'une petite bandelette après avoir frotté la
plaie d'un onguent qui la cicatrisa sur-le-champ.
Je ne pouvais plus avoir de doutes,
l'abbé Sérapion avait raison. Cependant,
malgré cette certitude, je ne pouvais m'empêcher
d'aimer Clarimonde et je lui aurais volontiers donné tout le
sang dont elle avait besoin pour soutenir son existence factice.
D'ailleurs, je n'avais pas grand-peur; la femme me répondait
du vampire, et ce que j'avais entendu et vu me rassurait
complètement; j'avais alors des veines plantureuses qui ne
se seraient pas de sitôt épuisées, et je ne
marchandais pas ma vie goutte à goutte. Je me serais ouvert
le bras moi-même et je lui aurais dit :
« Bois ! et que mon amour s'infiltre dans ton corps
avec mon sang ! ». J'évitais de faire la
moindre allusion au narcotique qu'elle m'avait versé et
à la scène de l'aiguille, et nous vivions dans le
plus parfait accord. Pourtant mes scrupules de prêtre me
tourmentaient plus que jamais, et je ne savais quelle
macération nouvelle inventer pour mater et mortifier ma
chair. Quoique toutes ces visions fussent involontaires et que je
n'y participasse en rien, je n'osais pas toucher le Christ avec des
mains, aussi impures et un esprit souillé par de pareilles
débauches réelles ou rêvées. Pour
éviter de tomber dans ces fatigantes hallucinations,
j'essayais de m'empêcher de dormir, je tenais mes
paupières ouvertes avec les doigts et je restais debout au
long des murs, luttant contre le sommeil de toutes mes forces; mais
le sable de l'assoupissement me roulait bientôt dans les
yeux, et, voyant que toute lutte était inutile, je laissais
tomber les bras de découragement et de lassitude, et le
courant me rentraînait vers les rives perfides.
Notes
(1) Sérapion :
abbé et ami de Romuald (son nom est emprunté aux
contes d'Hoffman). Comme il a deviné la passion de Romuald
pour la courtisane Clarimonde, il est venu le mettre en garde
après sa mort qui serait survenue à la suite d'une
orgie de huit jours. Selon la rumeur, il s'agit d'une
« goule, une femme vampire », aussi craint-il
son retour d'outre-tombe : « La pierre de Clarimonde
devrait être scellée d'un triple sceau; car ce n'est
pas, à ce qu'on dit, la première fois qu'elle est
morte. Que Dieu veille sur vous, Romuald ! »
(p. 282).
(2) « Car l'amour
est fort comme la mort » (Cantique des cantiques,
8 : 6). Allusion biblique indiquée par Marc
Eigeldinger (p. 139, n. 14).
(3) Le verbe désigne
évidemment la chute, mais « tomber » est
plus précisément un rappel interne de l'abîme
dénoncé par l'abbé Sérapion :
« Mon fils, je dois vous en avertir, vous avez le pied
levé sur un abîme, prenez garde d'y tomber. Satan a
la griffe longue, et les tombeaux ne sont pas toujours
fidèles » (p. 282).
(4) Chrysoprase : pierre
de silice cristallisée de couleur vert pomme.
(5)
« Canaleio » ne paraît pas un mot
italien, mais il désigne évidemment le Canal Grande,
le grand canal de Venise, bordé de riches palais.
(6) Ridotto : salle de
jeux fréquentée par l'aristocratie vénitienne
du XVIIIe siècle.
(7) Conseil des Dix :
tribunal secret vénitien aux pouvoirs illimités.
(8) Foscari : descendant
de Francesco Foscari, doge du XVe siècle, qui inspira le
poète Lord Byron et le compositeur Verdi.
Références
Théophile Gautier, « La morte
amoureuse », Nouvelles, Paris, Fasquelle (coll.
« Bibliothèque »), 1906,
p. 282-293.
Édition originale
Théophile Gautier, « La morte amoureuse »
dans la Chronique de Paris (Paris), 1836.
Éditions critiques
Théophile Gautier, Romans, contes et nouvelles,
éd. de Pierre Laubriet, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
2 vol, 2002, « La morte amoureuse »,
édition de Claudine Lacoste-Veysseyre, vol. 1,
p. 523-552, 542-550.
—, l'OEuvre fantastique, vol. 1,
Nouvelles, éd. Michel Crouzet, Paris, Bordas (coll.
« Classiques Garnier »), 1992.
Éditions commentées
Théophile Gautier, « La morte
amoureuse », Récits fantastiques,
éd. Marc Eigeldinger, Paris, Garnier-Flammarion, 1981,
p. 137-147.
Théophile Gautier, « La morte
amoureuse », OEuvres, éd. Paolo Tortonese,
Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), 1995,
p. 449-457.
Situation matérielle
Le rêve commence au centre de la
nouvelle.
Situation narrative
Romuald, nouvellement ordonné
prêtre, est follement épris de Clarimonde; il en est
obsédé. Appelé au chevet d'une paroissienne
mourante, il arrive trop tard mais constate deux choses : le
décès de la malheureuse et son identité, car
il s'agit de Clarimonde. Sous le choc, Romuald est alité
plusieurs jours. Il reçoit la visite de l'abbé
Sérapion qui, ayant deviné sa passion, le met en
garde contre les affres de Satan qui expose les plus vertueux
prêtres à la tentation. C'est alors que le
prêtre, malheureux, s'endort.
Bibliographie
Canovas : la nouvelle figure dans la chronologie, mais n'est jamais
citée dans la thèse.
Marcel Voisin, le Soleil et la nuit : l'imaginaire dans
l'oeuvre de Théophile Gautier, préface de Roland
Mortier, Bruxelles, éd. de l'Université de Bruxelles,
1981, 375 p.
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