D'après les
statistiques du réveil en clinique du sommeil, vous avez
rêvé au moins durant une heure et demie la nuit
dernière, comme ce sera le cas encore ce soir, et jour
après jour. Toute une histoire ? Non, beaucoup
d'histoires. Mais combien en racontez-vous chaque
année ? Combien en entendez-vous ? Oui, en
effet, sauf exception, bien peu, et c'est
généralement exceptionnel. En revanche, attestant de
toutes ces histoires perdues, des centaines
d'effilochures de rêve traversent nos conversations chaque
année. C'est la question que l'on peut aborder,
paradoxalement, en radiographiant une prétendue base de
données sur le rêve, « Reves.ca »
de Christian Vandendorpe.
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Table
Les e-f-f-i-l-o-c-h-u-r-e-s de rêve
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Un rêve d'amour
Rêve et passion
J'ai rêvé amour toute la nuit, amour sentimental,
amour jeune, comme je l'éprouvais à 20 ans. Trois
fois dans ma vie, des rêves pareils ont été les
avant-coureurs d'une passion violente.
—— Benjamin Constant, Journaux intimes, 1805
(Paris, Gallimard, 1952, p. 239). Entrée comme
récit de rêve dans « Reves.ca » de
Christian Vandendorpe, fiche no 1175.
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Le jeune homme à la pomme
Un symbole de séduction
Je me trouve dans un jardin et j'y cueille une pomme. Je regarde
avec précaution autour de moi, pour voir si personne ne m'a
vu.
—— Jung, l'Homme à la découverte de
son âme, Paris, Payot, 1962, p. 198-203 (sic, car
c'est long). Fiche no 1444. Le jeune homme en question avait
volé des poires (sic) dans sa jeunesse, ayant à la
même époque rencontré par hasard une belle
princesse, etc. Et la pomme, bien entendu, lui rappelle le
Paradis terrestre. Toute une affaire. Cela dit, le récit
de rêve, comme on l'a bien lu, c'est tout bonnement le FAIT
de voler/cueillir une pomme incognito. Seul Christian
Vandendorpe et les collaborateurs de
« Reves.ca » peuvent voir là une
histoire, un récit de rêve. Ils ont beaucoup
d'imagination. Voilà en effet, au mieux, une effilochure de
rêve.
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Effilochure de rêve. J'emprunte
l'expression à la Banque des rêves de Jean et
Françoise Duvignaud et Jean-Pierre Corbeau (1). Cette « banque »
regroupe environ deux milliers d'enregistrements de toutes formes
et de toutes provenances qui ont été recueillis de
plusieurs façons, mais avec l'objectif de radiographier le
rêve dans toute la population et dans son milieu naturel,
dans la vie quotidienne de tous les individus qui composent la
société. Le but avoué de l'exercice
était de sortir le rêveur des cliniques et d'enlever
à ses rêves son interlocuteur par trop convenu, le
psychologue, voire le psychanalyste. Car normalement, c'est
à ses proches, à ses amis, à ses confidents
qu'on raconte ses rêves, lorsqu'on ne les garde pas pour soi.
Voilà donc la matière sur laquelle a
été menée cette passionnante enquête
sociologique.
Mais, à première vue, le corpus,
qui se dessine tout au long de l'ouvrage, est décevant pour
l'étude narrative, parce que les récits de rêve
y sont rares et généralement courts, peu
articulés et fragmentaires. Or, réflexion faite,
voilà pourtant la première caractéristique du
rêve et du récit de rêve : il s'agit d'une
histoire qui, le plus souvent, n'est pas racontée.
Résumé, sommaire, tranche d'histoire, segment ou
fragment, lorsqu'il n'en reste pas seulement un
événement ou une situation, une image. Sa
caractéristique narrative la plus importante est donc le
non-récit. Une histoire dont on ne se souvient pas
toujours,
certes, mais cela est bien secondaire par rapport au fait qu'on
pourrait généralement s'en souvenir si on devait
(pour le psychologue) ou voulait (pour le plaisir de la chose) la
raconter, alors que sa narration se limite au contraire aux
diverses formes fragmentaires du non-récit, voire
simplement à sa désignation ou à son
évocation (« j'ai rêvé à un
tel, cette nuit », alors que la suite de la conversation
portera sur lui, et non sur mon rêve). Ces
non-récits, ce sont les effilochures du rêve.
Dès qu'on s'y arrête, on voit
là un phénomène assez extraordinaire. On ne
trouvera aucune autre forme d'histoire qui soit dans cette
situation. Prenons l'exemple du conte et celui du
« Petit chaperon rouge » : on trouvera
facilement des centaines de désignations, d'allusions et
d'évocations de cette histoire, parce qu'elle compte parmi
les plus connues dans les cultures d'expression française;
en revanche, on ne trouvera jamais la moindre allusion ou
désignation de contes merveilleux inconnus ! C'est ce
qui se passe pour l'histoire rêvée. Des milliers
d'effilochures de rêve doivent croiser chaque année
nos conversations alors qu'on n'en comptera ou contera que
quelques-uns. Et disons pourquoi d'un mot, puisque ce n'est pas
ici notre sujet, mais que la cause en est précisément
d'ordre narratif : d'abord parce que la très grande
majorité des histoires rêvées sont sans
intérêt (pour les autres, si ce n'est pas pour soi) et
ensuite parce que notre performance ou compétence narrative
s'oppose, on le sait, à reproduire l'histoire
rêvée, avec ses propriétés, de sorte que
le rêveur comprend (sait confusément) que l'histoire
racontée n'est pas celle qu'il a rêvée, et pour
cause (s'il a un psychologue ou un psychanalyste à
satisfaire). Voilà pourquoi, s'il faut aller au-delà
des effilochures qui viennent des rêves, les récits en
sont presque toujours fragmentaires. Autrement, ils seront
à tout le moins lacunaires. En revanche, dès qu'on
rencontre ou raconte un récit de rêve, il s'agit d'un
phénomène exceptionnel : c'est le cas des
personnes qui se remémorent souvent leurs rêves et les
racontent volontiers, c'est surtout le cas de tous les autres, face
à un phénomène exceptionnel (2). Pourtant, nous rêvons tous, depuis le
XVIIe siècle, dans la civilisation occidentale, depuis
l'âge de sept ans, au moins une heure et demie par nuit. Et
nous n'en retenons généralement que des bribes.
Voilà ce qui est reflété
dans la littérature, ni plus ni moins. La
littérature de langue française, par exemple,
comptera, des origines à nos jours, quelques centaines de
récits de rêve, contre plusieurs milliers
d'effilochures. Ce qu'on trouve pêle-mêle et confondu
dans la banque « Reves.ca » de Christian
Vandendorpe.
Le Recueil de récits de
rêves (RRR), ouvrage en cours, réalise au mieux le
projet de recherche que j'avais conçu et partagé avec
mes collègues Christian Vandendorpe, Antonio Zadra et Nicole
Bourbonnais. C'est moi qui en ai rédigé le projet
pour la demande de subvention au Conseil de recherche en sciences
humaines du Canada, subvention pour une durée de trois ans,
obtenue pour 2001-2004. Voici mon « Résumé
de la recherche », tel qu'on le lisait en tête de
la description détaillée et qui en présente
aussi bien l'esprit que la lettre.
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Étude de la structure narrative du rêve et de ses
interprétations dans les littératures
d'expression française
Résumé de la recherche
Notre équipe de recherche,
constituée de trois littéraires et d'un psychologue
spécialisé dans l'étude du rêve, se
propose, au cours des trois prochaines années, de mettre en
place une base de données aussi complète que possible
des récits de rêves dans les littératures
d'expression française, depuis le Moyen Age jusqu'à
1980, et d'entreprendre, à l'aide de celle-ci, une analyse
de la structure narrative du récit de rêve, ainsi que
des modalités d'interprétation qui lui ont
été appliquées au cours des temps. Nous
comptons ainsi à la fois éclairer le rapport de la
littérature avec la matière onirique, contribuer
à une histoire de l'interprétation du rêve et
rendre disponible un vaste corpus de rêves bien
référencés et accompagnés des renvois
aux interprétations dont ils ont fait l'objet.
L'importance et l'originalité de notre
projet reposent sur la mise au jour et l'histoire de ces
corrélations entre histoire rêvée, récit
de rêve et interprétation du rêve. Selon notre
hypothèse de départ, le rêve est raconté
pour être interprété — ou, dans une
oeuvre littéraire, pour livrer des informations sur le
personnage sous une forme acceptable. Il s'ajuste
spontanément à la grille d'interprétation
à laquelle il est destiné. Le récit de
rêve doit donc avoir évolué : c'est le
tracé de cette évolution que nous voulons rendre
visible par cette recherche. L'invention d'un rêve est en soi
un acte d'interprétation.
Notre projet implique d'abord la constitution
d'un corpus de récits de rêves. Pour ce faire, nous
délimiterons notre champ de recherche à partir de la
thèse de Frédéric Canovas (1992), des
anthologies internationales, des travaux sur le rêve et de la
base de données FRANTEXT. En étendant notre corpus
à toute la littérature d'expression française,
nous nous attendons à trouver, selon une estimation
provisoire, quelque 500 récits. À cela s'ajouteront,
pour des fins de comparaison, quelque 200 récits de
rêve choisis dans la banque d'Antonio Zadra, et recueillis
selon des protocoles scientifiques. Enfin, nous nous proposons de
constituer une collection étrangère, qui regroupera
les récits de rêves importants et
représentatifs à travers le monde et à travers
les âges. Avec un corpus limité dans un premier temps
à 300 récits, ce second recueil nous permettra de
situer concrètement nos 500 rêves des
littératures d'expression française en regard des
autres littératures, de même que par rapport à
ses réalisations dans les autres cultures. Bref, en trois
ans, nous aurons repéré, situé et
édité un corpus d'un millier de rêves en
français et en traduction française que nous rendrons
accessibles sur l'internet.
Les dépouillements seront menés
systématiquement par les assistants sous la supervision des
chercheurs. Pour chaque texte, il y aura référence
dans l'édition originale et dans les dernières
éditions critiques, et établissement du texte, avant
son insertion dans la base de données; on procédera
aussi à une transcription de l'analyse du rêve dans
l'oeuvre, s'il s'en trouve; enfin, on établira une
bibliographie systématique des analyses et des
interprétations qui en ont été faites, le cas
échéant. Chaque rêve fera l'objet d'une fiche,
qui en présentera une description critériée
[sic], en fonction de paramètres intéressant à
la fois la recherche littéraire et la psychologie
clinique.
La première phase de ce programme de
recherche culminera avec un colloque interdisciplinaire,
réunissant littéraires et psychologues, au cours
duquel on tentera de faire le point sur la question du rêve
littéraire, de sa structure et de ses
interprétations.
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Pour comprendre la nature du
détournement dont mon projet sera victime à
l'Université d'Ottawa, il faut être attentif à
la description précise du corpus qu'il s'agissait de
rassembler. Je proposais, comme on le voit, de mettre en place un
recueil d'un millier de textes, réalisé à
partir du
dépouillement de Frédéric Canovas dans sa
thèse de 1992 et dont le noyau serait constitué de
500 récits de rêve des littératures
d'expression française. Et il ne s'agissait pas là
d'un échantillon, mais bien du recueil rassemblant la
population, assez proche donc de la totalité des
récits de rêve que présentent les oeuvres
littéraires de langue française. C'est pour fin de
comparaison seulement que deux échantillons devaient
s'ajouter à ce corpus, soit 200 rappels de rêves de
l'équipe d'Antonio Zadra et 300 récits de rêves
littéraires destinés à représenter les
formes du rêves dans les autres littératures.
Voilà répété ce
qu'on vient de lire dans le résumé du projet et on
comprendra vite pourquoi : Christian Vandendorpe, avec
l'équipe que j'avais constituée, va réussir
à mettre en place le psychodrame du couteau sans manche
auquel manque la lame. Incroyable, mais vrai, j'en serai rendu
à expliquer durant un an à des universitaire qu'un
récit de rêve est forcément un récit et
qu'il raconte nécessairement un rêve, une histoire
rêvée. Les règles d'établissement du
corpus étaient claires, puisque c'étaient celles de
Frédéric Canovas, toutes très simples et
raisonnables, doublées des résultats de mon analyse
narrative en cours. L'objectif n'était pas d'étudier
le rêve, mais bien le récit de rêve. Et
ensuite, tout ce que l'on voudra dans le cadre de ce corpus —
et notamment la question de l'interprétation du
récit de rêve (sujet que V. Vandendorpe a
suggéré, mais jamais étudié).
Cela n'est pas difficile à comprendre.
On connaît bien les règles qui président au
corpus de RRR, s'agissant de récits de rêve
littéraires : pour s'en tenir à l'essentiel, un
récit de rêve doit être déclaré
comme un rêve pour figurer dans le recueil et le rêve
déclaré doit être un récit. Cela dit,
j'ai dès le début développé une
série de concepts simples, clairs et explicites, à
partir du dépouillement de Frédéric Canovas,
à l'intention des auxiliaires étudiants qui formaient
mon équipe à Montréal et, assez vite, pour mes
collègues d'Ottawa. Eux, bien au contraire, sont toujours
restés sur la défensive, si je puis le dire d'une
attitude passablement agressive, se contentant de dénigrer
mes définitions, en jouant de psychologie pour
déclarer, en fin de compte, que les rêves
n'étaient pas toujours et par définition des...
récits de rêve ! D'où l'entrée en
scène des effilochures.
Après un été de travail,
on s'est retrouvé avec deux corpus
hétérogènes, le mien à Montréal
constitué de 90 récits de rêves
édités à partir du dépouillement de
Frédéric Canovas, et celui de Christian Vandendorpe
à Ottawa comprenant de vingt à trente récits
de rêve (de 10% à 15%), mais avec toutes sortes
d'effilochures, pour un total de 206 entrées. Voilà
qui n'avait aucun sens. Et cela n'en a toujours aucun :
« Reves.ca » est aujourd'hui un
épouvantable fouillis où n'importe qui enfourne
n'importe quoi n'importe comment. Cela dit, avant de
déclarer forfait, j'ai consacré quelques
séances de mon séminaire (*), l'hiver suivant (soit en 2002-2003, la seconde
année de la subvention) à étudier la banque de
« Reves.ca » telle qu'elle se trouvait alors
sur l'internet, avant même que Christian Vandendorpe n'y
incorpore les récits de rêve que j'avais
édités avec mes étudiants à
Montréal.
Mon séminaire étant
consacré au récit de rêve, il s'agissait de
savoir dans quelle mesure la banque mise
en place à Ottawa pouvait contribuer à
l'étude narrative du genre littéraire, premier
objectif du travail de recherche. En quelque trois semaines, on a
radiographié le corpus de « Reves.ca »
pour en arriver à deux conclusions complémentaires
que j'ai ensuite présentées plusieurs fois à
mes collègues. La première, je l'ai dit, moins de
15% des textes de la banque était des récits de
rêves au sens strict où nous l'entendions à
Montréal (et moins de 20% au sens large de récit ou
de narration, soit 36 entrées); moins de 50%
présentait des éléments d'une structure
narrative; et 30% échappait à la narration, dont 10%
n'avait aucun rapport avec un rêve ou même avec le
rêve. Bref, un fouillis.
La seconde conclusion était abruptement
négative : si aucune règle, aucun critère
n'avait présidé à la mise en place du corpus
d'Ottawa, si n'importe qui y avait mis n'importe quoi en
présupposant que cela pouvait avoir rapport au rêve,
il était impossible de faire l'inverse, à savoir de
caractériser ce qui s'y trouvait. Il aurait pu se produire
que les textes aient été choisis et retenus en
fonction d'impératifs implicites, mais non moins rigoureux.
Tel n'est pas le cas. C'est le syndrome du singe savant. Et la
preuve en est qu'il est impossible de décrire le corpus en
question.
Pour mener à bien cette analyse, nous
nous sommes partagé le corpus des 206 entrées de
« Reves.ca », sur l'internet en mars 2003,
selon les époques définies par la banque, soit 23 du
Moyen Âge, 28 du XVIe au XVIIe siècle, 60 du XVIIIe,
78 du XIXe et 17 appartenant à la littérature
québécoise (3). On
a préparé le travail de classement en rassemblant
pour notre usage les concepts qui pouvaient permettre
d'évaluer la différence entre les histoires ou les
récits et les non-récits. Il s'agit des formes du
résumé ou du sommaire, de la séquence, de la
tranche ou du fragment qui peuvent
« représenter » une histoire (avec
éventuellement une forme encore narrative); puis les
concepts de sujet, de titre et de désignation de ces
récits (alors atrophiés), notamment par
l'évocation d'un personnage, d'un événement ou
d'une situation. Pour notre travail, les deux concepts clés
étaient le résumé et le récit
lacunaire. On pose que le résumé d'une histoire
s'obtient de manière rigoureuse par l'analyse
événementielle et que, comme n'importe quel
résumé, il peut être plus ou moins dense ou
synthétique : lorsque le résumé d'une
histoire peut être résumé à son tour,
cela signifie qu'il raconte encore; lorsque tel n'est plus le cas,
alors on considère qu'il s'agit d'une histoire minimale
réalisée artificiellement, comme le linguiste produit
les phrases minimales d'une langue (lorsqu'on ne peut plus rien
soustraire à une phrase donnée sans qu'elle cesse
d'être une phrase ou change de structure, procédure
très simple et aujourd'hui très connue). Si l'on
veut encore « résumer » cette histoire
minimale, alors on cessera de la raconter pour la décrire
(d'où l'ensemble des concepts décrivant les formes du
non-récit : sommaire, sujet; personnage, situation ou
événement principaux, etc.). Le récit
lacunaire. Rien n'empêche, bien entendu, un récit
d'être incomplet, lacunaire ou fragmentaire, s'agissant
même d'une propriété du récit de
rêve; mais pour notre usage, c'est la non-réalisation
du récit qu'il s'agissait de pouvoir décrire et
classer, le cas où les « fragments » du
« récit lacunaire » ne sont plus que des
îlots représentés par des
éléments disparates, soit des éléments
dont il est impossible de reconstituer les événements
ou les situations d'où ils ont été
tirés. Il suit que les effilochures de
« Reves.ca » se trouveront dans l'ensemble, le
vaste ensemble des prétendus récits de rêves
qu'il est impossible de résumer et celles de ces
entrées qui ne sont pas des histoires minimales, soit tous
les cas où il est impossible de reconstituer une trame de
l'histoire d'où les éléments devraient
être extraits.
Résultat ? Le travail
préliminaire s'est avéré très
intéressant en théorie, mais inutile en pratique.
Les formes des effilochures de rêve, qui sont de l'ordre du
non-récit, ne peuvent pas être classées de
manière discrètes en catégories; chacun des
participants du séminaire pouvait classer assez facilement
sur une échelle continue tout ce qui n'avait aucun rapport
ni avec un récit ni avec un rêve d'un
côté jusqu'aux premiers récits lacunaires (mais
récits tout de même) de l'autre, en passant par la
simple évocation d'un rêve et les désignations
du sujet ou de quelques éléments d'un rêve.
Mais il a été impossible d'harmoniser ensuite
collectivement ces résultats individuels sans reprendre
toutes les entrées une à une pour chaque tranche en
regard de chacune des autres. On a dû se contenter de
classer les 206 entrées en sept degrés ou
étapes. En revanche, c'est au cours de ce travail qu'il est
apparu que la notion d'histoire minimale est extrêmement
fragile en théorie et problématique en pratique.
En théorie, une histoire articule deux
concepts, l'événement et la situation, qui se
définissent réciproquement, c'est-à-dire qu'un
événement est un fait narratif fonctionnel qui change
la situation en une autre (et inversement, la situation se
définit comme l'état qui produit un
événement qui la change en une autre,
« la » change, car l'état est de ce fait
une situation). Il devrait suivre que l'histoire sera
composée d'au moins un événement et que ce
sera alors l'histoire minimale (Hm = Si + E + Sf). C'est oublier
que l'histoire événementielle est définie
comme une suite d'événements qui fait
évoluer la situation initiale vers et jusqu'à la
situation finale. Mais alors, qu'est-ce qu'une
« suite » d'événements ?
Combien en faut-il pour créer une suite ? La
réponse n'est pas « au moins deux », car
elle se trouve dans la dynamique de l'enchaînement narratif
qui conduit d'une situation initiale à une situation finale
(pour cela, il faut distinguer deux sortes
d'événement « unique » d'une
histoire, soit l'événement nul (E0) et
l'événement progressif (E1) propre à
constituer à lui seul une suite, soit : H = Si + E0 +
El + E2 + E3... + En + Sf). Et contrairement à ce que l'on
pourrait croire, il ne s'agit pas là d'une donnée
subjective qui dépendrait du jugement de l'auditeur ou de
l'analyste. C'est au contraire une question de perception
objective, d'analyse correcte du discours. Frédéric
Canovas (4) n'a pas manqué
de poser la question dans la justification de son corpus et de
l'étudier en regard de la longueur des récits
(p. 26-31). Dans le cas des oeuvres narratives en prose, les
récits de rêve font en général au
minimum une demi-page et au maximum cinq pages (c'est en quelque
sorte la variance de la moyenne). Les allusions ou les
descriptions succinctes ont bien entendu été
écartées, alors que la question se pose de savoir
distinguer « le récit de rêve bref de
l'allusion au rêve » (p. 28).
Frédéric Canovas étudie le discours narratifs,
le récit de rêve, et non
l'histoire ou l'histoire rêvée, mais il n'en
propose
pas moins une distinction opératoire. Récit bref et
allusion : « Le premier, malgré sa
brièveté, est constitué comme un
mini-récit avec des personnages, des lieux, une action et un
nombre limité mais substantiel de détails. Le second
rapporte un rêve sous une forme condensée se limitant
à évoquer le thème et/ou un motif du
rêve » (p. 28). Suit l'exemple de
l'épouse de César Birotteau qui constitue un
exceptionnel récit minimum d'une seule phrase et qui ne
saurait être confondu avec des formules « telles
que les allusions de Pauline dans la Joie de vivre :
"J'ai rêvé que ton Shopenhauer apprenait notre mariage
dans l'autre monde, et qu'il revenait la nuit pour nous tirer par
les pieds" (p. 124); "J'ai rêvé que je te
prêtais tes douze mille francs" » (p. 29),
etc. Il propose une solution théorique au
problème et il la formule ainsi : « Nous
pouvons avancer l'hypothèse qu'un énoncé
devient récit de rêve dès qu'il se produit chez
le lecteur un transfert, aussi éphémère
soit-il, lors duquel l'univers diégétique de
l'énoncé onirique éclipse, le temps de la
lecture, celui du récit dans lequel il vient
s'intercaler » (p. 31); « au contraire,
les allusions aux rêves [...] ne fournissent qu'un nombre
insuffisant d'éléments pour s'imposer au lecteur,
même passagèrement, au détriment du
récit principal » (p. 31). Et voilà
une définition aussi rigoureuse qu'efficace. Elle repose
sur la notion de niveau narratif.
Ou bien le récit de rêve se donne
comme tel et n'a alors qu'un niveau narratif (ce sont, par exemple,
les récits de rêve surréalistes ou encore ceux
que les bénévoles consignent dans leur cahier de
rappels de rêve)
ou bien il se
trouve dans un autre discours, un essai sur le rêve ou un
journal personnel, par exemple, ou encore dans un roman ou une
autre forme narrative. Le rêve donné comme tel ne
pose aucune difficulté, puisqu'il s'agit de récits de
rêve bruts. Toutes les autres réalisations reposent
par définition sur une distinction de niveaux
narratifs : le récit de rêve est alors un
récit de niveau intra-diégétique soit dans le
récit principal (de niveau diégétique), soit
à tout le moins dans le récit d'encadrement, le
niveau méta-diégétique proprement dit. C'est
le cas très fréquent de la présentation du
type « j'ai fait le rêve que voici » et
la clausule « c'est alors que je me suis
réveillé », qui jouent le rôle
d'incises narratives (exactement comme le
« dit-il »
du discours direct). Du point de vue de la
substance narrative, le récit de rêve est alors une
histoire dans l'histoire. Or, peu importe l'étendue du
récit principal (ou du discours de présentation),
celui-ci doit laisser sa place et toute la place au
récit de rêve, une histoire de niveau
intra-diégétique autonome. En pratique cela signifie
que le récit de rêve doit pouvoir être
raconté dans un autre contexte, c'est-à-dire sans le
méta-discours où on l'a trouvé, et avoir
toujours une forme narrative.
On définit au contraire les
effilochures de rêve comme des non-récits,
c'est-à-dire des faits ou des événements qui
ne changent pas le niveau narratif où ils se trouvent.
Type : j'ai rêvé à mon ex-mari cette
nuit [E1], ce qui m'a rappelé que je n'avais pas
parlé à notre fils depuis un certain temps [E2], de
sorte que je lui ai téléphoné ce midi pour
avoir de ses nouvelles [E3]. Le « J'ai rêvé
à mon ex-mari cette nuit » ne correspondra jamais
à un niveau intra-marratif, bien entendu, sans s'organiser
en une histoire (généralement [Sd] + Ex + Ey + Ez...
+ Ei + [Sf]), exactement comme la nuit et le réveil sont ici
la situation initiale, d'une histoire de trois
événements, avec sa situation finale (elle a
parlé à son fils, en a eu de ses nouvelles).
Et voilà qui caractérise et
explique le fouillis de « Reves.ca » :
ses réalisateurs n'ont pas fait la différence
essentielle entre le passage d'un exposé ou d'une
histoire où il est question de quelque façon d'un
rêve (E1, ci-dessus) et le passage à un autre
niveau, intra-discursif, qui laisse place au récit d'une
histoire, à une autre histoire (Si + E1 + E2 + E3... + En +
Sf).
Alors voici pour commencer l'exemple qui nous
servira d'exergue. On chercherait en vain un récit de
rêve dans toute l'oeuvre de Samuel Beckett, tant le
« genre » est contradictoire avec son contenu
créaturel, qui mot à mot nous tient
éveillé dans la réalité. Or, l'auteur
lui-même a mis en scène le précepte dès
le début de son oeuvre romanesque, dans Mercier et
Camier où sur plusieurs pages Mercier tente
d'intéresser Camier à un rêve qu'il voudrait
bien lui raconter, alors que Camier veur alors lui expliquer
pourquoi ils ont décidé de revenir en ville :
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J'ai fait un rêve étrange cette
nuit, dit
Mercier. Maintenant ça me revient.
[...]
J'étais dans un bois, avec ma
grand-mère, dit
Mercier. Je ne —.
[...]
Elle portait ses seins à la main, dit
Mercier, elle les
tenait par le téton, entre pouce et index. Mais, je ne
—.
Camier s'emporta [...].
Mercier se défendit mollement.
Tu me demandes des esplications, dit Camier.
Je te les
fournis. Tu ne m'écoutes pas.
C'est que mon rêve m'avait repris, dit
Mercier.
Oui, dit Camier, au lieu de m'écouter
tu ne penses
qu'à me raconter ton rêve. Tu n'ignores pas cependant
ce que nous
avons arrêté à ce sujet : pas de
récits de
rêve, sous aucun prétexte (5).
|
| |
On ne connaîtra donc pas le rêve de Mercier, qui se
réduit à la situation particulièrement
originale suivante : Camier marche en forêt avec sa
grand-mère qui porte ses seins à la main, les tenant
par le téton, où le caractère
spectaculaire du « tableau » est
précisément qu'il est impossible à visualiser
et qu'il devrait très naturellement s'attirer les questions
dont les réponses ne peuvent se trouver que dans l'histoire,
le récit de rêve. Un auteur sans concession pour
l'onirisme, un narrateur sans pitié pour son lecteur et un
personnage obstiné à suivre les règles de la
narration en cours et l'autre finalement docile, voilà ce
qui nous vaut une des plus superbes effilochures de rêve
qu'on pourra trouver dans la littérature française
qui en compte pourtant des milliers, généralement
sans intérêt, comme on va le voir à celles qui
prennent place sans raison aucune dans la banque de Christian
Vandendorpe à titre de « récits de
rêve ».
En mars 2003, « Reves.ca »
ne contenait que 36 entrées (sur 206) racontant une
histoire qui pouvait être résumée et qui
constituait à proprement parler un récit de
rêve. Ensuite, on a compté 33 histoires qui ne
pouvaient être résumées, mais qu'on pouvait
considérer comme des histoires minimales de facto (au
sens donc où l'entendent les linguistes des phrases
minimales d'une langue). C'est respectivement 0,1748 et 0,1602,
soit une proportion de 0,3350 du corpus. Cela signifie qu'un tiers
seulement des entrées de « Reves.ca »
sont
constituées de récits de rêve et qu'elles
sont noyées dans un ramassis de non-récits qui n'ont
évidemment pas leur place dans une banque de
rêves.
Pour notre travail de recherche sur les
effilochures de rêve, l'intérêt est
paradoxalement que 66% de la banque de
« Reves.ca » (en 2003, car la proportion a
augmenté depuis) soit... sans intérêt. On
peut répartir ainsi les 137 entrées qui
échappent au récit de rêve : 19
entrées (0,0922, environ 10%) sont des fragments ou de
très brefs extraits de ce qui serait une trame narrative qui
ne s'organise d'aucune manière [1].
Tout le reste échappe complètement à la
narration : on ne trouve pas moins de 48 entrées
(0,2330, c'est le quart du corpus) d'exposés sommaires
portant sur des rêveries ou des rêves — et c'est
une règle simple que de se prémunir contre le pluriel
qui caractérise la réflexion sur le rêve et non
le récit de rêve [2]; 21
entrées (0,1019) sont des évocations d'un rêve,
voire de simples allusions à un rêve dont il n'est pas
autrement question [3]. Dans 31
cas
(0,1505) il s'agit soit du récit d'une histoire qui n'est
pas un rêve ou encore, à l'inverse, d'un discours non
narratif dont le thème tourne autour du rêve [4] : ce sont les entrées les
plus
surprenantes, d'abord parce qu'elles sont disparates, incongrues et
vraiment inattendues dans un corpus de récits de rêve,
ensuite parce qu'elles sont en conséquence inclassables et
qu'elles sont donc les plus caractéristiques de
l'opération « fouillis ». Restent enfin
18 entrées (0,0874) qui enregistrent des
phénomènes qui non seulement ne sont ni des
rêves ni des récits de rêve, mais des
tableaux [5] ou des
scènes [6] qui sont explicitement
déclarés
comme des visions ou des apparitions.
Illustrons chacun de ces degrés de
non-récit.
[1] C'est d'abord
l'accumulation d'éléments qui n'arrivent même
pas à organiser une vision, mais qu'on peut
présupposer extraits d'une histoire. Voici le cas limite
où c'est la vision même qui doit être
présupposée. Dans le Monde moral de
l'Abbé Prévost, le père Célérier
décrit un cauchemar d'où on a eu du mal à le
réveiller. Non pas le cauchemar, mais l'état
où il l'a laissé.
| |
|
Je m'endormis en effet; si l'état,
où je passai, peut vous paroître un sommeil. Songe,
ou vision terrible ! Dont je ne ferai jamais le récit
tranquillement, quoique je sois condamné, par la justice du
ciel, à porter jusqu'au tombeau cette image. Je vous
épargne un détail qui vous glaceroit le sang. Je me
l'épargne à moi-même, qui ne suis pas toujours
sûr que mes forces y suffisent.
Que vis-je ? Toutes
les victimes de mon aveugle fureur et de ma cruelle tendresse, dans
le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne l'existence. Je
les vis; je les reconnus. J'entendois leurs cris ! Elles
m'appeloient par mon nom. Elles me reprochoient leurs tourmens.
Elles m'annonçoient le même sort. Ajouterai-je que
l'ardeur du cruel élément, qui les dévoroit,
se fit sentir jusqu'à moi ? Songe ou
vérité, dois-je répéter : mais
l'impression en fut si vive et si pénétrante, que
m'arrachant au sommeil, comme l'application d'un fer
embrâsé, elle me fit pousser un cri fort aigu.
Je demeurai dans un trouble, que je vous
laisse à vous figurer. Mes gens, accourus au bruit, me
trouvèrent baigné de sueur, tremblant, les yeux
égarés, tenant un de mes rideaux des deux mains,
comme le premier secours qui s'étoit offert. Mais, ce qui
vous surprendra beaucoup, j'arrêtai leurs soins, je leur
ordonnai même le silence; pour m'attacher, dans l'attitude
où j'étois, au spectacle que j'avois encore devant
les yeux, et contre l'horreur duquel leur présence sembloit
me fortifier. Je prêtai l'oreille; j'observai ce qui me
consternoit et me déchiroit le coeur; avec une attention
obstinée, que je regarde aujourd'hui comme l'ouvrage du
ciel, qui vouloit faire servir cette scène d'horreur au
soutien, comme à la naissance de mes résolutions, en
la gravant pour jamais dans ma mémoire. Elle disparut
enfin. Mes domestiques prirent le désordre de mes sens et
de mon imagination, pour un de mes accès ordinaires. En
sortant de cette étrange extâse, je considérai
mon songe, ou ma vision, avec un peu plus de liberté
d'esprit; et le fruit de mes réflexions ne fut pas
long-tems incertain. Il falloit, ou renoncer à tout
sentiment de religion, ou se rendre à des
éclaircissemens forcés, qui faisoient évanouir
toutes mes fausses idées d'honneur (6).
| | |
Ce qui évoque la « vision terrible » se
limite aux éléments suivants : je vois mes
victimes et les victimes de mon destin en enfer, dont je sens la
brûlure; je les entends se plaindre et me crier que j'aurai
le même sort qu'eux. Si les lecteurs du roman peuvent
identifier les victimes, ils seraient bien en peine de reconstituer
la descente aux enfers. Or, si l'on relit le passage censé
rapporter le cauchemar, on verra qu'il ne décrit même
pas la vision de Célérier, ce qu'il voit, entend et
ressent, mais simplement les effets de ces perceptions.
[2]
Évocations de
rêves, le mot se trouvant au pluriel. On connaît tous
l'ouverture de la Recherche du temps perdu de Proust, dont
on sait qu'il ne s'agit pas d'un récit de rêve (on y
reviendra plus bas). Voici un extrait de la Religieuse de
Diderot.
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|
— Chère mère, que
faites-vous ici à l'heure qu'il est ? Qu'est-ce qui
peut vous avoir amenée ? Pourquoi ne dormez-vous
pas ?
— Je ne saurais dormir, me
répondit-elle, je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent;
à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que
vous avez souffertes se retracent à mon imagination; je
vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux
épars sur votre visage; je vous vois les pieds
ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou, je crois
qu'elles vont disposer de votre vie; je frissonne, je tremble, une
sueur froide se répand sur tout mon corps; je veux aller
à votre secours; je pousse des cris, je m'éveille,
et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne.
Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit. J'ai craint
que le ciel ne m'annonçât quelque malheur
arrivé à mon amie (7).
|
| |
Comme dans le cas précédent, il n'y a aucun
changement de niveau narratif; or, si le lecteur reconstruit le
tableau d'une femme emprisonnée et tourmentée, comme
cela ne peut manquer, évidemment, il le fait en dépit
du contenu immédiat de la réplique qui dit
explicitement que ce sont là des images et des sensations
venues de divers songes. Voici maintenant, toujours chez Diderot,
l'évocation d'une amusante situation, unique, choisie parmi
« mille rêves ».
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Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres :
imaginez que l'avant-dernière je me croyais marié
à Mme Rodier. Je n'ai jamais connu un pareil
désespoir (8).
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[3]
Évocations et
allusions.
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Toutes les nuits, dans ses rêves, il voyait la tête de
Charlemagne, et, chaque fois qu'il voulait la saisir,
elle se dérobait en ricanant (9).
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La prière, Mendo, te délivrera de ces visions. Quand
j'entrai dans les ordres, je voyais la nuit, dans mes rêves,
l'image de ma cousine qui me disait de jeter
mon froc, et de m'enfuir avec elle en Amérique. Le
jeûne et la prière ont
éloigné de moi pour toujours ces fantômes
incommodes (10).
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Tu ne saurais croire, chère amie,
à quels inconcevables mouvements je suis livré; la
nuit, dans mes insomnies, j'embrasse mon lit avec convulsions
d'amour en pensant à toi; dans mes rêves, je
t'appelle, je te vois, je t'embrasse, je prononce ton nom, je
voudrais me traîner dans la poussière de tes pieds,
être une fois à toi, et mourir (11).
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|
Ce fut pour moi comme une seconde naissance;
de tous les momens, celui du réveil étoit le plus
rempli de charmes, parce que mon esprit me reportant souvent en
Pologne pendant mes rêves, me trouver habitant de
l'Amérique septentrionale, et citoyen de cet état,
étoit une jouissance exquise et nouvelle (12).
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Toute la nuit j'ai rêvé que je voyais Suzanne
berçant une
tête d'enfant qui lui ressemblait (13).
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|
Le samedi soir, après avoir éteint la chandelle, elle
s'était justement demandé ce qu'il arriverait, s'il
la prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait
rêvé qu'elle ne disait plus non,
toute lâche de plaisir. Pourquoi donc, à la
même idée, aujourd'hui, éprouvait-elle une
répugnance et comme un regret ? (14).
—— Elle rêve qu'elle compte s'abandonner à
lui ? Mettons qu'elle rêve qu'elle s'abandonne, alors
c'est déjà beaucoup plus jouissant ! Mais pas
très narrant, ni même très figuratif en
« imagerie »...
|
| |
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« Je t'ai rêvé cette nuit », me
dit-elle; « il m'a semblé que nous allions
être mariés. J'en étais
ravie ! ». Sa main blanche pressa la mienne; sa
bouche de rose me donna un baiser (15).
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| |
|
Le commandeur m'a dit il y a quelques jours :
l'état violent où sont les choses en France ne peut
durer, et je suis persuadé que d'ici à un an vous
serez dans votre château de Saint Alban; si cela est, je
vous promets d'aller vous y faire une visite, avec ma soeur et ma
nièce, et je suis bien sûr que nous y serons bien
reçus. Vous devinez aisément ce que j'ai
répondu; mais ce qui vous surprendra, c'est que depuis ce
moment je vois souvent la contre-révolution faite, et cette
nuit j'ai rêvé que la comtesse
était chez moi; je la voyais dans ce grand appartement qui donne sur la terrasse;
sa mère au rez de chaussée, ainsi que le
commandeur. Le reveil a dissipé cette heureuse
réunion de personnes qui me seront éternellement
chères (16).
|
| |
Il n'arrive pas à saisir la tête de Charlemagne qui
ricane;
une cousine lui propose de défroquer pour la suivre en
Amérique; il se découvre habitant de
l'Amérique septentrionale; et vraiment
pathétique, comme « récit de
rêve » choisi dans le cadre d'une recherche
scientifique subventionnée du CRSH : il la
découvre et l'embrasse (il aimerait se traîner
à ses pieds, lui faire l'amour, et mourir) —
franchement ! Il voit X bercer la tête d'un enfant
qui ressemble à Y; Elle rêve qu'elle
s'abandonne à lui. Puis, elle a
rêvé de lui (là, comme histoire minimale,
il faut l'avouer, c'est fort). Mieux encore ? La comtesse
est chez lui, dans le grand appartement, sa mère et le
commandeur au rez-de-chaussé. — Une
« réunion de personnes » au
château de Saint Alban, ce n'est même pas une image,
mais le vague sentiment d'un bonheur ou plutôt son souvenir
au réveil...
Cela dit, il n'y a aucune raison de ne pas
enfoncer le clou
dans le cercueil de « Reves.ca ». Alors voici
un dernier bel
exemple, avec ses titre et sur-titre.
| |
|
Rêves [sic, pluriel] d'un amant
Continuer le travail en dormant
Je la priai d'approcher sa bouche de
l'ouverture, et je respirai son haleine. Nous nous
souhaitâmes avec peine le bon soir, pour nous endormir tous
deux dans les songes les plus délicieux. Je rêvai de
mon côté, que j'ouvrois le reste
du mur, et que je pénétrois jusqu'à ma Julie,
qui me recevoit dans ses bras (17).
|
| |
Bref, il faut comprendre qu'il vient lui faire l'amour.
Comme rêve érotique, on en aura vu de plus
développé. N'empêche, le titre vaut son
pesant de lourd comique, « continuer le travail en
dormant ». Misère...
[4] Discours non
narratif sur
le thème du rêve. Il est impossible de choisir un
exemple caractéristique de ce degré de
non-récit, car il représente la catégorie
« divers », le n'importe quoi du fouillis.
Allons-y de l'exemple suivant pris d'André
Chénier.
|
|
|
Et dormant ou veillant, moi je rêve
toujours. Je dors. Mon esprit veille et poursuit son vol infat
[fat (d'infatué, infatuer, « rendre sot,
excessivement content de soi »)]. Tantôt il va
fouler d'un pied fantastique l'herbe et les fleurs... tantôt
il gravit la montagne, ou il traverse une forêt sombre et
frémit de terreur en en mesurant la longue obscurité
et s'inquiète de n'apercevoir sur le sable les traces
d'aucun voyageur... tout à coup, emporté par un
torrent écumeux, il roule avec lui de précipice en
précipice au milieu des rochers; de là il est
jeté dans une mer tumultueuse, il nage, il lutte contre ses
vagues... des monstres, les requins dévorants et les vastes
baleines, accourent autour de lui. Pour les fuir, il agite ses
bras et ses pieds avec plus de force. Au milieu de ce travail, je
me réveille trempé de sueurs; et mon coeur palpite
encore du long effroi de ces monstres que j'ai vus en songe.
Je dors; mais mon coeur veille, il est
toujours à toi.
Je te tiens, je sens ton sein, ta bouche, ta
joue sous mes baisers..., ta peau voluptueuse... sous ma main
chatouilleuse... mais bientôt des transports ennemis de la
paix du sommeil me réveillent en sursaut et je trouve ma
bouche collée sur l'oreiller que je presse dans mes bras.
Car mes bras, doucement abusés par le songe, pressaient
l'oreiller en croyant te presser toi-même.
Je dors, mais mon coeur veille; il est toujours à toi.
Un songe aux ailes d'or te descend près de moi. Ton
coeur bat sur le mien. Sous ma main chatouilleuse tressaille
et s'arrondit ta peau voluptueuse. Des transports ennemis de la
paix du sommeil m'agitent tout à coup en un soudain
réveil; et seul, je trouve alors que ma bouche
enflammée crut, baisant l'oreiller, baiser ta bouche
aimée; et que mes bras, en songe allant te caresser,
ne pressaient que la plume en croyant te presser. Et dormant ou
veillant, moi je rêve toujours (18).
|
| |
Bel exemple du « songe d'amour », exemple
propre à
illustrer que le genre médiéval n'est pas de l'ordre
du récit de rêve : « Et dormant ou
veillant, moi je rêve toujours. Je dors ». Avec
l'amoureux oreiller, l'amoureuse-oreiller...
[5] Tableau.
Deux vers
suffisent à illustrer ce qui n'est plus un degré,
mais bien une catégorie.
|
Forcadin de fureur s'élance sur le bord; Et du premier
assaut met Berenger à mort. L'aimable Berenger, pour qui
sur la Durance, Ormonde s'épuisoit de pleurs et de
souffrance. Tous les iours en esprit elle passoit la mer,
Sans aisles tous les iours elle voloit par l'air; Et fidelle
moitié d'une moitié fidelle, N'ayant que son
amour qui marchoit devant elle, Dans l'Egypte elle alloit du
brave Berenger, Les travaux, les perils, les combats
partager. La nuit qui preceda sa derniere iournée,
Par un songe fatal au camp françois menée, Elle
vit son espoux sanglant et
renversé, Qui luy montroit son coeur d'une lance
percé. D'une soudaine mort à ce triste
presage, Elle prevint son dueil et prevint son vevage : Et
son ame sortant en larmes par ses yeux, À sa
moitié s'alla name="r19" rejoindre dans les cieux (19).
|
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[6] Scène.
C'est
encore une catégorie. Aussi bien donner le meilleurs
exemple de ce qui n'a rien à voir avec les grands tableaux
des songes gréco-romains ou médiévaux.
« Reves.ca » rivalisera toujours
d'originalité dans l'ordre de l'improbable.
| |
|
Je fus examinée, et après le
rapport fait, que j'étois agitée des mouvemens, dont
j'ai parlé, ordinairement à jeun ou lorsque je
commençois à manger, il fut conclu que le sentiment
de mon pere l'emportoit sur les différentes inductions qu'on
tira, et que dans un cas si extraordinaire et si pressant, il
falloit avoir recours à l'incision, afin de me
délivrer d'un être qui tôt ou tard me donneroit
la mort. La famille et toute la maison fut effrayée de
cette ordonnance; mon pere, après avoir essuyé ses
pleurs, vint m'annoncer cette nouvelle, à laquelle il me
prépara par tout ce que la religion et la raison ont de plus
fort; j'avouërai naturellement que la fin de la conversation
me fit frémir, puisqu'il étoit vrai que dans cette
opération un rien étoit capable de m'ôter la
vie. Je demandai la nuit pour me disposer à donner mon
consentement : pour peu qu'on fasse de réfléxion
à la situation où je me trouvai alors, l'on doit
imaginer que je ne la passai pas tranquilement. Il étoit
près du jour que je n'avois pas encore fermé l'oeil;
cependant à force d'être accablée, je
commençois à m'endormir lorsque je fus
réveillée en sursaut par une voix qui me dit ces paroles : Lindamine, gardez-vous bien de
consentir à l'opération, vous serez guérie
avant deux mois. Je fus si effrayée de ce discours,
qu'une sueur froide me couvrit le visage; j'apellai à mon
secours de toutes mes forces mon pere, dont la chambre étoit
voisine de la mienne; il se leva et vint aprendre la cause de mes
cris; je lui racontai ce qui m'étoit arrivé; il fit
tout ce qu'il pût pour me remettre, et pour me persuader que
dans l'inquiétude où je m'étois
couchée, il n'étoit pas surprenant que les vapeurs
d'un sommeil si justement agité eussent produit un songe qui
paroissoit d'autant plus signifier qu'il étoit
enfanté par la crainte de l'ame qui tremble
perpétuellement pour la dissolution du corps: pour apuyer
cette raison, il me rapella ce que j'avois lû cent fois dans
nos traitez, qui est, lorsque la tête est
échauffée par les vapeurs subtiles portées
dans le cerveau par une fiévre ardente, il s'y produit un
tel dérangement et une telle confusion dans les parties
voisines de la glande que nous nommons pinéale qu'elle
conçoit les objets si différens de ce qu'ils sont,
que non-seulement elle les representent tels à l'imagination
prévenuë, mais même à nos yeux : il
arrive encore que les oreilles semblent entendre, en veillant
même, des discours seuls formez par le
déréglement du cerveau (20).
|
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Ouf !
Oui, comme on le voit, la radiographie
du corpus de « Reves.ca » aura permis
d'illustrer quelles formes peut prendre le non-récit de
rêve, mais cette banque n'est manifestement pas propre
à
les étudier. On inversera donc maintenant l'analyse, pour
montrer
le caractère incongru d'une banque de
« récits de rêve », voire de
« rêves », qui s'amuse aux
effilochures sans le savoir.
Dans l'oeuvre de Marcel Proust, on trouve cinq
récits de rêves, soit celui de Jean Santeuil et celui
de Swann, qui le réécrit et l'approfondit; puis le
rêve de Saint-Loup dans le Côté de
Guermantes et les deux récits où Marcel
rêve de sa grand-mère dans Sodome et Gomorrhe.
RRR édite également
trois passages parce qu'ils sont retenus et étudiés
par Frédéric Canovas et c'est pour les écarter
explicitement du recueil des récits de rêve (on les
retrouve, évidemment, sans ces précisions dans
« Reves.ca ») : les célèbres
évocations de rêves à l'incipit de la
Recherche, puis deux extraits sur les siestes et le sommeil et
les rêves de Marcel à Doncière et à
Paris, respectivement dans Du côté de chez
Swann et le Côté de Guermantes.
« Rêves.ca »
amalgame pas moins de quatorze entrées supposées
correspondre à autant de récits de rêve dans
l'oeuvre de Proust. Un seul des non-récits ajoutés
dans la banque est explicitement désigné comme un
rêve : il s'agit d'un tableau, celui du paysage
gothique de Venise (fiche no 421), sans rapport avec un
récit de rêve. Dans les autres cas (sauf un), il ne
s'agit même pas de rêve.
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Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai
parfois devant de petits enclos humides où montaient des
grappes de fleurs sombres. Je m'arrêtais, croyant
acquérir une notion précieuse, car il me semblait
avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile
que je désirais tant connaître depuis que je l'avais
vue décrite par un de mes écrivains
préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol
imaginaire traversé de cours d'eau bouillonnants, que
Guermantes, changeant d'aspect dans ma pensée, s'identifia,
quand j'eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et
des belles eaux vives qu'il y avait dans le parc du château.
Je rêvais que Mme de Guermantes
m'y faisait venir, éprise pour moi d'un soudain caprice;
tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir
me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses
vassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y
appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m'apprenait leurs
noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que
j'avais l'intention de composer. Et ces
rêves m'avertissaient que puisque je voulais un jour
être un écrivain, il était temps de savoir ce
que je comptais écrire (21).
|
| |
Pas besoin d'étudier ce texte bien longtemps pour comprendre
qu'il ne s'agit pas d'un rêve, ni de rêves, mais bien
de rêveries de Marcel : « je rêvais
que... » et « ces rêves
m'avertissaient... ». Titre donné au texte par
« Reves.ca » : Pêche à la
truite ! Comme le ridicule ne tue presque plus, allons-y
d'une seconde entrée de « Reves.ca ».
| |
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Je serais peut-être dès lors retourné chez Mme
Swann sans un rêve que je fis et où un de mes amis, lequel n'était pourtant pas
de ceux que je me connaissais, agissait envers moi avec la plus
grande fausseté et croyait à la mienne.
Brusquement réveillé par la souffrance que venait de
me causer ce rêve et voyant qu'elle persistait, je repensai
à lui, cherchai à me rappeler quel était l'ami
que j'avais vu en dormant et dont le nom espagnol n'était
déjà plus distinct. À la fois Joseph et
Pharaon, je me mis à interpréter mon rêve. Je
savais que dans beaucoup d'entre eux il ne faut tenir compte ni de
l'apparence des personnes, lesquelles peuvent être
déguisées et avoir interchangé leurs visages,
comme ces saints mutilés des cathédrales que des
archéologues ignorants ont refaits, en mettant sur le corps
de l'un la tête de l'autre, et en mêlant les attributs
et les noms. Ceux que les êtres portent dans un rêve
peuvent nous abuser. La personne que nous aimons doit y être
reconnue seulement à la force de la douleur
éprouvée. La mienne m'apprit que devenue pendant mon
sommeil un jeune homme, la personne dont la fausseté
récente me faisait encore mal était Gilberte. Je me
rappelai alors que, la dernière fois que je l'avais vue, le
jour où sa mère l'avait empêchée d'aller
à une matinée de danse, elle avait soit
sincèrement soit en le feignant, refusé tout en riant
d'une façon étrange, de croire à mes bonnes
intentions pour elle. Par association, ce souvenir en ramena un
autre dans ma mémoire. Longtemps auparavant, ç'avait
été Swann qui n'avait pas voulu croire à ma
sincérité, ni que je fusse un bon ami pour Gilberte.
Inutilement je lui avais écrit, Gilberte m'avait
rapporté ma lettre et me l'avait rendue avec le même
rire incompréhensible. Elle ne me l'avait pas rendue tout
de suite, je me rappelai toute la scène derrière le
massif de lauriers. On devient moral dès qu'on est
malheureux. L'antipathie actuelle de Gilberte pour moi me sembla
comme un châtiment infligé par la vie à cause
de la conduite que j'avais eue ce jour-là (22).
|
| |
Le plaisantin qui a enregistré ce passage dans
« Reves.ca » commente : « Ce
rêve convaincra le narrateur que Gilberte ne l'aime pas et il
prendra la résolution de ne plus la revoir ». Ce
rêve ? Mais quel rêve ? Ah oui, Marcel fait
un rêve « où un de [ses] amis [...]
agissait envers [lui] avec la plus grande fausseté et
croyait à la [sienne] »... Nous ne trouvons
pas là, disons-le, un très substantiel récit.
Ces confusions pourraient être de simples inadvertances
d'auxiliaires de recherche si elles ne finissaient par compter 14
récits de rêve dans l'oeuvre de Proust où il
s'en trouve cinq (peut-être six si l'extrait intitulé
« Rêve », pris dans les Plaisirs et
les jours en est bien un : Paris, Gallimard, 1924; fiche
no 569). Dès lors, c'est la question inverse qui doit
être posée. En effet, ces deux exemples ne peuvent
même pas être considés comme des effilochures de
rêve, puisqu'ils ne correspondent nullement au
phénomène de l'expérience onirique. Or, face
à ces quelques passages incongrus, je peux sur l'heure en
trouver plusieurs autres — et beaucoup plus significatifs et
intéressants, s'il s'agissait d'étudier le rappel
avorté du rêve.
Le TLF compte
221 occurrences du vocable « rêve » dans
l'oeuvre de Proust et 35 du vocable « songe »,
tandis qu'on rencontre 26 occurrences du syntagme «
rêver + que » (je rêvai que, il rêva
que, etc.). Si « Reves.ca » tient vraiment aux
effilochures, alors voilà une mine d'information pas mal
plus pertinentes que les entrées qu'il a retenues tout
à fait arbitrairement, où de vagues effilochures se
perdent dans de long discours à propos du rêve
ou de la rêverie. Ce sera pour le moins de bonnes
évocations, désignations, brefs rappels, sommaires
succincts, etc., de rêves donnés, lorsque ce ne sont
pas des exemples explicitement désignés,
présenté et analysés comme des effilochures de
rêve. Et cela se trouve dans l'oeuvre de nul autre que
Proust.
| |
|
(1) Et comme le rêve d'une femme qui m'aurait aimé
était toujours présent à ma pensée, ces
étés-là ce rêve fut
imprégné de la fraîcheur des eaux courantes;
et quelle que fût la femme que j'évoquais, des grappes
de fleurs violettes et rougeâtre s'élevaient
aussitôt de chaque côté d'elle comme des
couleurs complémentaires (Swann, p. 86)
(2) ...elle s'éveilla et tourna à demi son visage que
je pus voir alors; il exprimait une sorte de terreur; elle venait
évidemment d'avoir un rêve affreux [...]; mais
déjà elle semblait revenue au sentiment de la
réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui
l'avaient effrayée; un sourire de joie, de pieuse
reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelles que les rêves, éclaira faiblement son visage,
et avec cette habitude qu'elle avait prise de se parler à
mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle
murmura : « Dieu soit loué ! Nous
n'avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche.
Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave
était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une
promenade tous les jours !... » (Swann,
p. 110).
(3) Mais il arrivait qu'en dormant l'intention du voyage renaissait
en lui — sans qu'il se rappelât que ce voyage
était impossible — et elle s'y réalisait. Un
jour il rêva qu'il partait pour un an; penché
à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le
convaincre de partir avec lui. Le train s'ébranlant,
l'anxiété le réveilla, il se rappela qu'il ne
partait pas, qu'il verrait Odette ce soir, le lendemain et presque
chaque jour. Alors, encore tout ému de son rêve, il
bénit les circonstances particulières qui le
rendaient indépendant... [...] il songea [...] que ce
rêve dont l'effroi était encore proche aurait pu
être vrai... (Swann, p. 354).
(4) ... tous ces mystères que nous croyons reconnaître
et auxquels nous sommes en réalité initiés
presque toutes les nuits, ainsi qu'à l'autre grand
mystère de l'anéantissement et de la
résurrection. Rendue vagabonde par la digestion difficile
du dîner de Rivebelle, l'illumination successive et errante
de zones assombries de mon passé faisait de moi un
être dont le suprême bonheur eût
été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de
causer en rêve. Puis, même ma propre vie
m'était entièrement cachée par un décor
nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et
devant lequel, pendant que, derrière, on procède aux
changements de tableaux, des acteurs donnent un divertissement.
Celui où je tenais alors mon rôle était dans le
goût des contes orientaux, je n'y savais rien de mon
passé ni de moi-même à cause de cet
extrême rapprochement d'un décor interposé; je
n'étais qu'un personnage qui recevais la bastonnade et
subissais des châtiments variés pour une faute que je
n'apercevais pas, mais qui était d'avoir bu trop de porto.
Tout à coup je m'éveillais... (Ombre,
p. 820).
(5) ... Tout un promontoire du monde inaccessible surgit alors de
l'éclairage du songe, et entre dans notre vie, dans notre
vie où comme le dormeur éveillé nous voyons
les personnes dont nous avions si ardemment rêvé que
nous avions cru que nous ne les verrions jamais qu'en rêve
(Ombre, p. 865).
(6) Mes rêves de jeune vierge féodale dans une
île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour
encore inexistant (Ombre, p. 393).
(7) [En promenade à Carqueville avec Mme De Villeparisis,
Marcel se demande où il a déjà vu ces
paysages]. Fallait-il croire qu'ils venaient d'années
déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les
entourait avait été entièrement aboli dans ma
mémoire et que, comme ces pages qu'on est tout d'un coup
ému de retrouver dans un ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir
jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma
première enfance ? N'appartenaient-ils au contraire
qu'à ces paysages du rêve, toujours les mêmes,
du moins pour moi en qui leur aspect étrange n'était
que l'objectivation dans mon sommeil de l'effort que je faisais
pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un
lieu derrière l'apparence duquel je le pressentais, comme
cela m'était arrivé si souvent du côté
de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un
lieu que j'avais désiré connaître et qui, du
jour où je l'avais connu, m'avait paru tout superficiel,
comme Balbec ? N'étaient-ils qu'une image toute
nouvelle détachée d'un rêve de la nuit
précédente, mais déjà si effacée
qu'elle me semblait venir de beaucoup plus loin ?
(Ombre, p. 718).
(8) ... comme ma mère, dans les moments de désespoir
où elle fut incapable de se représenter jamais ma
grand'mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d'un
rêve dont elle sentit tellement le prix, quoique endormie,
qu'elle s'efforça, avec ce qui lui restait de forces dans le
sommeil, de le faire durer), aurait pu s'accuser et s'accusait en
effet de ne pas regretter sa mère dont la mort la tuait,
mais dont les traits se dérobaient à son souvenir...
(Fugit, p. 466).
(9) D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et
voulait de nouveau me quitter, sans que sa résolution
parvînt à m'émouvoir. C'est que de ma
mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon
sommeil un rayon avertisseur, et ce qui, logé en Albertine,
ôtait à ses actes futurs, au départ qu'elle
annonçait toute importance, c'était l'idée
qu'elle était morte. Mais souvent même plus clair, ce
souvenir qu'Albertine était morte se combinait sans la
détruire avec la sensation qu'elle était vivante. Je
causais avec elle, pendant que je parlais ma grand'mère
allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son
menton était tombée en miettes comme un marbre
rongé, mais je ne trouvais à cela rien
d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des
questions à lui poser relativement à
l'établissement de douches de Balbec et à une
certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela à
plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressait
plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et qu'elle
avait seulement la veille embrassé sur les lèvres
Mlle Vinteuil. « Comment ? Elle est ici ?
— Oui, il est même temps que je vous quitte, car je
dois aller la voir tout à l'heure ». Et comme
depuis qu'Albertine était morte je ne la tenais plus
prisonnière chez moi comme dans les derniers temps de sa
vie, sa visite à Mlle Vinteuil m'inquiétait. Je ne
voulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu'elle n'avait
fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à mentir
comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure
elle ne se contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil.
Sans doute à un certain point de vue j'avais tort de m'en
inquiéter ainsi, puisque, à ce qu'on dit, les morts
ne peuvent rien sentir, rien faire. On le dit, mais cela
n'empêchait pas que ma grand'mère qui était
morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs
années, et en ce moment allait et venait dans la chambre. Et
sans doute, une fois que j'étais réveillé,
cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait
dû me devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me
l'est à l'expliquer. Mais je l'avais déjà
formée tant de fois, au cours de ces périodes
passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais
fini par me familiariser avec elle; la mémoire des
rêves peut devenir durable, s'ils se répètent
assez souvent. Et j'imagine que, même s'il est aujourd'hui
guéri et revenu à la raison, cet homme doit
comprendre un peu mieux que les autres ce qu'il voulait dire au
cours d'une période pourtant révolue de sa vie
mentale, qui voulant expliquer à des visiteurs d'un
hôpital d'aliénés qu'il n'était pas
lui-même déraisonnable, malgré ce que
prétendait le docteur, mettait en regard de sa saine
mentalité les folles chimères de chacun des malades,
concluant : « ainsi celui-là qui a l'air
pareil à tout le monde, vous ne le croiriez pas fou, eh
bien ! Il l'est, il croit qu'il est Jésus-Christ, et
cela ne peut pas être, puisque Jésus-Christ c'est
moi ! ». Et longtemps après mon rêve
fini, je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait
dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre
encore, etc. (Fugit, p. 539).
(10) Le surlendemain matin je me réjouis que Bergotte
fût un grand admirateur de mon article, qu'il n'avait pu lire
sans envie. Pourtant au bout d'un moment ma joie tomba. En effet
Bergotte ne m'avait absolument rien écrit. Je m'étais
seulement demandé s'il eût aimé cet article, en
craignant que non. À cette question que je me posais, Mme De
Forcheville m'avait répondu qu'il l'admirait infiniment, le
trouvait d'un grand écrivain. Mais elle me l'avait dit
pendant que je dormais : c'était un rêve. Presque
tous répondent aux questions que nous nous posons par des
affirmations complexes, mises en scène à plusieurs
personnages, mais qui n'ont pas de lendemain (Fugit, p.
591).
(11) ... comme nous le sommes dans ces rêves où nous
souffrons de ne pas trouver dans sa maison vide une personne que
nous avons bien connue dans la vie mais qui peut-être en est
ici une autre et a seulement emprunté les traits d'un autre
personnage, incertaine comme nous le sommes plus encore
après le réveil quand nous cherchons à
identifier tel ou tel détail de notre rêve. Quel air
avait notre amie en nous disant cela ? N'avait-elle pas l'air
heureux, ne sifflait-elle même pas, ce qu'elle ne fait que
quand elle a quelque pensée amoureuse et que notre
présence l'importune et l'irrite ? Ne nous a-t-elle pas
dit une chose qui se trouve en contradiction avec ce qu'elle nous
affirme maintenant, qu'elle connaît ou ne connaît pas
telle personne ? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons
jamais; nous nous acharnons à chercher les débris
inconsistants d'un rêve, et pendant ce temps notre vie avec
notre maîtresse continue, notre vie distraite devant ce que
nous ignorons être important pour nous, attentive à ce
qui ne l'est peut-être pas, encauchemardée par des
êtres qui sont sans rapports réels avec nous, pleine
d'oublis, de lacunes, d'anxiétés vaines, notre vie
pareille à un songe (Priso, p. 147.
(12) Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j'avais
sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je
n'avais fait jusque-là que le rêve que je sonnais.
J'étais effrayé pourtant de penser que ce rêve
avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance
aurait-elle, réciproquement, l'irréalité du
rêve ? En revanche, je lui demandais qui avait tant
sonné cette nuit. Il me disait : personne, et pouvait
l'affirmer, car le « tableau » des sonneries
eût marqué. Pourtant j'entendais les coups
répétés, presque furieux, qui vibraient encore
dans mon oreille et devaient me rester perceptibles pendant
plusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi
dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas
avec lui. On peut compter ces aérolithes. Si c'est une
idée que le sommeil a forgée, elle se dissocie
très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais,
là, le sommeil avait fabriqué des sons. Plus
matériels et plus simples, ils duraient davantage
(Sodo, p. 985-986). [Suit le fragment de rêve
où Charlus à 110 ans gifle sa propre mère,
effilochure retenu par « Reve.ca » (fiche
no 78), mais pas celle-ci, qui porte explicitement sur le
mécanisme de l'« effilochure »] (23).
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Bref, on le voit bien, il faut choisir. Ou
bien on étudie le récit de rêve et, dans ce
cas, on s'en tient aux cinq ou six rêves dans l'oeuvre de
Proust, avec le tableau gothique vénitien (si l'on tient
à illustrer les avatars du rêve médiéval
dans la littérature moderne) — puisque l'auteur aura
été le premier romancier moderne, contemporain de
Freud, à mettre en scène le récit de
l'histoire rêvée moderne, du rêve de Santeuil au
rêve de Swann, avec un étonnant réalisme
psychologique. Ou bien encore on s'intéresse aux
effilochures de rêve dans son oeuvre, qu'il a magistralement
illustrées. La banque de « Reves.ca »
ne permet évidemment pas, comme on le voit, de faire ni l'un
ni l'autre. Il ne s'agit pas d'un corpus justifié qui
pourrait être la base d'un travail scientifique.
Deux articles à ce jour ont
été rédigés en se fondant sur le corpus
de « Reves.ca ». Ils encadrent le recueil des
actes du colloque (24) dont
j'étais responsable à Montréal au printemps
2004 et que Christian Vandendorpe s'est accaparé pour en
faire sa chose. Peu importe ici. La communication de C.
Vandendorpe se trouve en tête du recueil, après
l'article liminaire de Pierre Pachet. Elle consiste, purement et
simplement, à reprendre les idées depuis longtemps
exposées par la psychologie cognitive, celle de Jacques
Montangero par exemple (qui n'est pas cité en bibliographie
de l'article), pour les illustrer d'exemple pris n'importe
où et sans analyse de « Reves.ca », et
les appliquer à ce qui est censé être le
« récit de rêve
littéraire ». Cela dit, ces
généralités sont doublées de formules
lapidaires, dont on peut je crois évaluer ici, maintenant,
l'insondable, du genre : « le récit de
rêve n'est pas seulement une entité
problématique parce qu'il existe beaucoup de ces histoires
à peine esquissées et qui tiennent en une
phrase » (p. 37). La « phrase »
(c'est le cas de le dire), un peu boiteuse, confond clairement le
récit de rêve et les effilochures, celles-ci
amalgamées aux « images » du
« processus imageant » ! Cela dit, c'est
le manque de méthode qui surprend : « en
consultant la banque de récits [sic] www.reves.ca, on
constate que la plupart des récits [sic] publiés
depuis un siècle et demi présentent des
caractéristiques communes. Au plan de la structure, ils
consistent en un ou plusieurs segments qu'on peut aussi appeler des
scènes ou des tableaux, car le rêve est souvent
comparé à un drame » (p. 39).
Produire un tel amalgame en un tout petit alinéa de cinq
lignes relève évidemment du tour de force.
Scènes et tableaux sont deux formes de récit
(dialogue et description, par exemple); le drame (surtout chez
Jung) correspond à un scénario (suite
d'événements, par exemple); or, figurez-vous, les
effilochures de « Reves.ca » (il s'agit de 60%
des entrées) correspondent pour Christian Vandendorpe, au
plan de la structure à « un ou plusieurs
segments » de cette nature (scènes et/ou tableaux
= drames) !
Cela ne s'arrange pas, malheureusement, avec
l'article d'Élisabeth Décary et d'Antonio Zadra, qui
a été ajouté aux actes du colloque et que je
n'avais jamais lu avant la publication. Si tel avait
été le cas, je suis persuadé que l'article ne
serait jamais paru. Du moins si je fais confiance à mes
collègues de psychologie. Du début à la fin
de l'article, Décary et Zadra parlent du
« récit de rêves
littéraires » (dès le titre de leur
article), comme si cela ne correspondait pas à moins de 40%
de leur corpus, « Reves.ca », qu'ils
n'interrogent d'ailleurs jamais. Lorsqu'ils parlent du
« rêve littéraire au Moyen
Âge », nous devons traduire : ce qui est
représenté ainsi dans
« Reves.ca » au printemps 2004, soit pour
l'essentiel des rêves pris des épopées et d'un
seul roman populaire (un des quatre tomes du Livre de
Graal); même chose en ce qui concerne le récit de
rêve de la littérature moderne, où mon corpus
est noyé dans les effilochures — alors qu'il
était à l'origine clairement discriminé, comme
on le voit sur RRR. Il est donc surprenant de voir appliquer
à cet ensemble disparate quelques critères d'une des
variantes de la bonne vieille grille de C. S. Hall et R. L. Van de
Castle, puisque son premier impératif a toujours
été d'être ajustée aux corpus en cause
(en fait, chez Hall et Castle, c'est le corpus qui permettait de
produire le questionnaire). Cela me paraît tout à
fait impertinent. Et s'il fallait le faire pour voir ce que cela
donnerait, alors c'est inutile, car je le sais d'avance : rien
du tout, sauf à discréditer la variante en cause de
la gille de Hall et de Van de Castle. Je suis vraiment surpris de
voir, en psychologie, une analyse d'effilochures de rêves
distribuer des émotions que l'on classe en positives et
négatives, pour les énumérer globalement sous
la forme de la peur, du désespoir, de la détresse, de
la tristesse, de la solitude, etc. Avec des déclarations
comme celle-ci : « la joie est, de toutes les
émotions positives, la plus exploitées dans les
rêves littéraires. En effet, évoquée
dans 13% de l'ensemble des rêves à l'étude,
elle compte pour 48% des émotions positives
rapportées » (p. 345). Alors, qu'est-ce que
la joie ? c'est la joie, la jouissance, le contentement, le
soulagement, le fait de se sentir renaître, la tendresse, le
fait d'être ému ou ébloui. Et cela s'oppose
à la curiosité, à la surprise, au calme et
à... l'excitation, qui sont les autres émotions
positives. Au total, les récits et effilochures de
rêves amalgamés dans « Reves.ca »
comportent une fois sur deux des émotions négatives
(contre un tiers seulement dans les rappels de rêves obtenus
par questionnaires le matin, au réveil); un tiers sont
affectés d'émotions positives (pour 18% des rappels).
Bref, les effilochures seraient deux fois plus émotives que
les rappels, mais exactement dans la même proportion.
Rapports personnels agressif ou amical,
malchance ou chance et échec et succès : dans
tous les cas, les récits et effilochures de rêves
seraient négatifs. Or, ces catégories ne se
comportent pas de manière comparable ni dans les
entrées de « Reves.ca » ni dans les
rappels de rêves. Échec/succès concernent
moins de 5% des données et les interactions près de
50%; tandis que la malchance et la chance entremêlent des
données qui affectent respectivement plus de 50% et moins de
5% des cas. Et effectivement, la définition restrictive de
la chance est celle d'un gain (p. 351), tandis que la
malchance a un très vaste répertoire qui correspond
aux diverses mésaventures (p. 352) : les
réponses se trouvent donc dans la question (on n'a
même pas besoin d'un test de distribution statistique pour
voir que les écarts ne sont pas significatifs ni entre
chance/malchance, ni entre « Reves.ca » /
rappels).
Par ailleurs, il y a évidemment
anachronisme à comparer les personnages de spectres, anges,
Dieu et diable dans des effilochures qui remontent au Moyen
Âge avec des rappels contemporains (banque de rappels
incidemment jamais décrite dans l'article).
Restent donc les
« catégories de rêves » qui ne
sont nulle part définies et ne sont pas
hétérogènes : prémonitoire,
cauchemar, lucide et récurrent. Mais peu importe ici les
résultats, car rien de cela ne peut s'appliquer à des
effilochures. Or, c'est ici qu'Élisabeth Décary et
Antonio Zadra paraissent tirer leurs conclusions les plus
spectaculaires, du moins en ce qui concerne le rêve
prémonitoire ou paranormal et le cauchemar. Mais
« Reves.ca » n'y est pour rien : il
s'agit tout simplement de la différence entre le songe et le
rêve : le premier, au Moyen Âge et en
période classique, est précisément
caractérisé par le fait qu'il s'agit de ce que l'on
coderait aujourd'hui comme un cauchemar et qu'il est
prémonitoire ou du moins visionnaire. On sait cela depuis
longtemps. Heureusement l'analyse ne le contredit pas ! Il
suit (et reste) que les effilochures de
« Reves.ca » évoquent deux fois plus
souvent le cauchemar que les rappels (mais pas trois fois plus).
Il est possible que ce soit vrai pour le rêve
littéraire, mais cela reste à voir, comme toutes les
propositions de l'article : sans compter que dans ce cas, la
définition même du cauchemar est problématique,
surtout qu'elle est amalgamée avec le mauvais rêve, ce
qui enlève beaucoup de rigueur à
l'évaluation.
Que penser de psychologues qui confondent les
récits de rêve et les effilochures ? De
littéraires qui proposent un corpus de récits de
rêve et y entremêlent plus de 60 %
d'effilochures ? Non : que penser de chercheurs qui ont
résisté durant trois ans à l'analyse qui
s'achève ici ? Je crois que la réponse tient
aux idées dites préconçues. C'est la
conviction, les convictions qui présupposent que l'objet
d'étude qu'on s'est choisi (le rêve ou le rêve
littéraire) doit forcément résister aux
simplifications.
L'étude narrative du récit de
rêve n'est pas difficile et conduit à des conclusions
d'une simplicité désarmante. Et ensuite,
forcément, à des questions tout aussi simples qu'il
est impossible d'esquiver. Et cela commence avec les
définitions et les désignations claires des concepts
et des objets à l'étude. Rêves, récits
de rêve et récits de rêve littéraires ne
sauraient être confondus avec les innombrables effilochures
multiformes qui surnagent à nos nuits de sommeil.
Soyons sérieux et concluons avec
humour. Nous savons tous, puisque c'est la loi de leur art et de
leurs sciences, que les archéologues doivent presque
toujours composer avec des miettes, des morceaux, des parcelles,
des bouts, bref des effilochures. Qu'un ethnologue, en face d'un
peuple bien vivant, s'amuse à étudier leurs restes
pour reconstituer leurs vêtements, leur alimentation, leur
mode de vie (sauf, bien entendu, comme je l'ai
suggéré ici, s'il s'agissait d'étudier ce que
ces individus rejettent ou ce qui surnagent de leurs
activités), on le trouverait vraiment bizarrre. Voir
Christian Vandendorpe et Antonio Zadra se lancer dans
l'étude des miettes du rêve (sans avoir jamais eu
l'intention de les étudier comme telles), c'est bizarre.
Bizarre. Ils rêvent. Est-ce que je
peux compter les avoir réveillés ? On ne
s'esquive pas à ce qui est écrit noir sur blanc,
parfois souligné en rouge, et du domaine public. J'ai
hâte, nous avons tous hâtes de les lire à ce
sujet. Mais, s'il ne faut pas trop compter là-dessus, nous
pouvons d'ores et déjà les remercier, puisque
l'inconscient de leurs positions intenables est un important
sujet de recherche, les effilochures de rêves.
(*) Mae-Lyna Beaubrun, Nicolas Doire,
Dominique Garou, Imen Guesmi, Marie-Hélène
Larochelle, Maria Popica et Marie-Ève St-Pierre ont
participé à ce travail dans le cadre de mon
séminaire sur le récit de rêve au cours de
l'hiver 2003. À ce moment, « Reves.ca »
classait ses entrées par périodes (les entrées
du Moyen Âge, de 1500-1700, du XVIIIe, etc.),
numérotation refaite de manière continue au cours de
l'été 2004. Je devais donc retrouver dans
l'état actuel de « Reves.ca » (au
printemps 2010) les citations de leurs rapports de recherche faites
avec les références de 2003. Dans quelques cas, cela
n'a pas été sans peine, et parfois, impossible.
Ponson du Terrail, par exemple, est apparemment disparu de
« Reves.ca ». Cela dit, si je remercie tous
ces participants attentifs et passionnés, je dois
préciser que le sommaire de nos travaux qu'on lira ici
n'engage que moi.
(1) La Banque des rêves : essai
d'anthropologie du rêveur contemporain, Paris, Payot,
1979, 259 p.
(2) Les récits de rêve qui
survivent au jour qui suit le réveil sont
généralement assez rares pour être de ce fait
exceptionnels, sauf dans une certaine mesure pour les cauchemars,
ce qui ne tient pas au rêve ou à l'histoire
rêvée, mais au sommeil, au réveil et à
la peur, à l'angoisse ou à l'anxiété
qui les accompagnent. Jusqu'à mieux informé, il
apparaît que les cauchemars et les mauvais rêves ne
présentent aucune forme narrative particulière.
(3) « Reves.ca » ne
comprenait alors que des extraits de langue française (sauf
peut-être dans la catégorie « Documents non
classés » que nous n'avons pas
étudiés). Les entrées, je le rappelle,
étaient numérotées selon les périodes,
le Moyen Âge de 1 à 23, la période 1500
à 1700, de 1 à 28, etc. La structure de la banque va
changer momentanément au cours de l'été 2003,
lorsque les 90 récits de rêves édités
à Montréal s'y ajouteront, rapidement noyés
dans les entrées beaucoup plus nombreuses d'effilochures
à Ottawa, le tout numéroté de manière
continue. C'est l'état du printemps 2004 qu'on trouve
décrit dans l'article d'Antonio Zadra et d'Élisabeth
Décary (cf. n. (24)) :
« Reves.ca » compte alors 545 entrées
(numérotées de 1 à 545). Au printemps 2010,
le répertoire « Reves.ca » affiche 1753
entrées considérées comme des
« récits de rêves
littéraires », corpus daté du 30 août
2008. On comprendra et on verra sans peine que la proportion des
récits de rêve a considérablement
diminué après l'enregistrement de ma contribution,
tandis que la proportion des effilochures de rêve a
augmenté en conséquence, sans compter les
entrées qui échappent à la fois au rêve
et au récit : il suffit de choisir dix, cinquante ou
cent entrées au hasard (le répertoire comprend une
procédure qui permet de le faire automatiquement) pour le
confirmer. On appelle cela un fouillis.
(4) F. Canovas, Narratologie du
récit de rêve dans la prose française de
Charles Nodier à Julien Gracq, thèse de doctorat,
University of Oregon, 1992.
(5) Samuel Beckett, Mercier et
Camier, Paris, Minuit, 1970, p. 97-100.
(6) L'abbé Prévost, le
Monde moral, 1760. Sur « Reves.ca », c'est
aujourd'hui la fiche no 77.
(7) Diderot, la Religieuse, 1784
(Paris, Colin, 1961, p. 135). Fiche no 96.
(8) Diderot, Lettres à Sophie
Volland, 1762 (éd. A. Babelon, Paris, Gallimard,
1950, p. 168). Fiche no 92. Il est amusant de voir pris
comme récit de rêve une évidente plaisanterie,
soit une situation qui tient en trois mots, le mariage avec Mme
Rodier.
(9) Jules Sandeau, Sacs et
parchemins, 1851 (Paris, Lévy, 1855, p. 51). Fiche
no 192.
(10) Prosper Mérimé,
Ines Mendo ou le Préjugé vaincu, 1857,
(Théâtre de Clara Gazul, Paris, Gallimard,
1985, p. 161). Fiche no 195 .
(11) Victor Hugo, Lettres à
la fiancée, 1822 (OEuvres complètes,
Paris, Albin Michel, 1947, p. 115). Fiche no 161.
(12) Michel Crèvecoeur,
Voyage dans la haute Pensylvanie et dans l'État de New
York, Paris, Maradan, 1801, p. 60. Fiche no 134.
(13) Maxime Ducamp, Mémoire
d'un suicidé, Paris, Librairie nouvelle, 1855, p. 296.
Fiche no 252.
(14) Émile Zola,
Germinal, 1885 (Paris, Gallimard (coll.
« Pléiade) », t. 3, 1964,
p. 1244). Fiche 270.
(15) Nicolas Rétif de la
Bretonne, Histoire de Sara, 1796 (Monsieur Nicolas,
tome 12, Paris, Lisieux, 1883, p. 232). Fiche
no 122.
(16) Gabriel Sénac de Meilhan,
l'Émigré, 1797 (dans Romanciers du 18e
siècle, Étiemble, t. 2, Paris, Gallimard,
1965, p. 1761). Fiche no 129.
(17) Robert-Martin Lesuire,
l'Aventurier Francois, l782 (l'Aventurier Francois ou
Mémoires de Grégoire Merveil, Paris, Quillaud,
1782, p. 234, texte pris de Gallica). Fiche no 128.
(18) André Chénier,
« Les amours, amours diverses », 1794
(OEuvres complètes, éd. Dimoff, Paris,
Delagrave, 1919, p. 99-101). Fiche no 130.
(19) Pierre Le Moyne, Saint Louys
ou le Héros chrestien, 1653 (Paris, du Mesnil, 1653,
livre 3, p. 97). Fiche no 47.
(20) Charles de Mouhy, la Paysanne
parvenue, 1735 (Amsterdam, 1739, p. 341-342, pris de
Gallica). Fiche no 67.
(21) Marcel Proust, À la
recherche du temps perdu, Paris, Gallimard (coll.
« Quarto »), 1999, p. 142. Fiche
no 1216.
(22) À l'ombre des jeunes
filles en fleurs, ibid., p. 498. Fiche
no 1730.
(23) Ces douze extraits, avec leurs
références abrégées, sont prises de la
banque du TLF, identiques au ARTFL de Chigago ou au FRANTEXT de
Nancy. On sait que la Fugitive correspond aujourd'hui
à Albertine disparue.
(24) Christian Vandendorpe,
éditeur, le Récit de rêve : fonctions,
thèmes et symboles, Nota Bene, Québec, 2005,
378 p. Les deux articles en question : C. Vandendorpe,
« Le rêve entre imagerie et
narrativité » (p. 35-55) et Élisabeth
Décary et Antonio Zadra, « Analyse quantitative du
contenu des récits de rêves littéraires du
Moyen-Âge au XXe siècle » (p. 339-368).
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