Victor Hugo,
les Misérables,
roman,
1862
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil (a)
Trois heures du matin venaient de sonner, et
il y avait cinq heures qu'il marchait ainsi, presque sans
interruption, lorsqu'il se laissa tomber sur sa chaise.
Il s'y endormit et fit un rêve.
Ce rêve, comme la plupart des
rêves, ne se rapportait à la situation que par je ne
sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce
cauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a écrit.
C'est un des papiers écrits de sa main qu'il a
laissés. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose
textuellement.
Quel que soit ce rêve, l'histoire de
cette nuit serait incomplète si nous l'omettions. C'est la
sombre aventure d'une âme malade.
Le voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette
ligne écrite : Le rêve que j'ai eu cette
nuit-là.
« J'étais dans une campagne. Une
grande campagne triste où il n'y avait pas d'herbe. Il ne me
semblait pas qu'il fît jour ni qu'il fît nuit.
« Je me promenais avec mon frère,
le frère de mes années d'enfance, ce frère
auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me
souviens presque plus (1).
« Nous causions, et nous rencontrions des
passants. Nous parlions d'une voisine que nous avions eue
autrefois, et qui, depuis qu'elle demeurait sur la rue, travaillait
la fenêtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions
froid à cause de cette fenêtre ouverte.
« II n'y avait pas d'arbres dans la
campagne.
« Nous vîmes un homme qui passa
près de nous. C'était un homme tout nu, couleur de
cendre, monté sur un cheval couleur de terre. L'homme
n'avait pas de cheveux; on voyait son crâne et des veines sur
son crâne. Il tenait à la main une baguette qui
était souple comme un sarment de vigne et lourde comme du
fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.
« Mon frère me dit : Prenons
par le chemin creux.
« II y avait un chemin creux où
l'on ne voyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout
était couleur de terre, même le ciel. Au bout de
quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. Je
m'aperçus que mon frère n'était plus avec
moi.
« J'entrai dans un village que je vis. Je
songeai que ce devait être là Romainville (2) (pourquoi Romainville ?)* (b).
« La première rue où
j'entrai était déserte. J'entrai dans une seconde
rue. Derrière l'angle que faisaient les deux rues, il y
avait un homme debout contre le mur. Je dis à cet
homme : Quel est ce pays ? où suis-je ?
L'homme ne répondit pas. Je vis la porte d'une maison
ouverte, j'y entrai.
« La première chambre était
déserte. J'entrai dans la seconde. Derrière la porte
de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Je
demandai à cet homme : À qui est cette
maison ? où suis-je ? L'homme ne répondit
pas. La maison avait un jardin.
« Je sortis de la maison et j'entrai dans
le jardin. Le jardin était désert. Derrière le
premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait debout. Je dis
à cet homme : Quel est ce jardin ? où suis-
je ? L'homme ne répondit pas.
« J'errai dans le village, et je
m'aperçus que c'était une ville. Toutes les rues
étaient désertes, toutes les portes étaient
ouvertes. Aucun être vivant ne passait dans les rues, ne
marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins.
Mais il y avait derrière chaque angle de mur,
derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un
homme debout qui se taisait. On n'en voyait jamais qu'un à
la fois. Ces hommes me regardaient passer.
« Je sortis de la ville et je me mis
à marcher dans les champs.
« Au bout de quelque temps, je me
retournai, et je vis une grande foule qui venait derrière
moi. Je reconnus tous les hommes que j'avais vus dans la ville. Ils
avaient des têtes étranges. Ils ne semblaient pas se
hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne
faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me
rejoignit et m'entoura. Les visages de ces hommes étaient
couleur de terre.
« Alors le premier que j'avais vu et questionné en entrant dans la
ville me dit : où allez-vous ? Est-ce que vous ne
savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ?
« J'ouvris la bouche pour
répondre, et je m'aperçus qu'il n'y avait personne
autour de moi ».
II se réveilla. Il était
glacé. Un vent qui était froid comme le vent du matin
faisait tourner dans leurs gonds les châssis de la
croisée restée ouverte. Le feu s'était
éteint. La bougie touchait à sa fin. Il était
encore nuit noire.
(*) Cette parenthèse est de la main de
Jean Valjean.
Notes
(1) Comme le font remarquer Guy et Annette Rosa
dans leur édition du roman, le narrateur n'a
évoqué aucun frère de Jean Valjean dans le
chapitre consacré à son portrait (partie 1, livre 2,
chapitre 6) et il n'en est jamais question nulle
part ailleurs dans le roman.
(2) Romainville est un village ou une petite ville
de la région parisienne, à Seine-Saint-Denis (environ
7 km au nord-est de Paris). Jean Valjean est à Montreuil,
Montreuil-sur-mer, dans le Pas-de-Calais, au nord de la France.
Au chapitre précédent, dans les
rêveries de Jean Valjean qui précèdent ce
rêve, Romainville a été deux fois
évoqué. Ce sont les deux alinéas
suivants :
« Ses artères battaient
violemment dans ses tempes. Il allait et venait toujours. Minuit
sonna d'abord à la paroisse, puis à la maison de
ville. Il compta les douze coups aux deux horloges, et il compara
le son des deux cloches. Il se rappela à cette occasion que
quelques jours auparavant il avait vu chez un marchand de ferrailles une vieille cloche à vendre sur
laquelle ce nom était écrit : Antoine Albin
de Romainville » (p. 269).
« La tourmente dont il était
sorti avec tant de peine se déchaîna de nouveau en
lui. Ses idées recommencèrent à se
mêler. Elles prirent ce je ne sais quoi de
stupéfié et de machinal qui est propre au
désespoir. Ce nom de Romainville lui revenait sans cesse
à l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue
autrefois. Il songeait que Romainville est un petit bois
près de Paris où les jeunes gens
amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril »
(p. 276).
Il s'agit évidemment de deux
« associations libres » (le son de la cloche,
la vente d'une cloche par un habitant de Romainville; le bois de
Romainville et le lieu des amourettes au temps des lilas - le
printemps). En revanche, on peut croire que le sens premier de la
parenthèse de Jean Valjean est précisément
qu'il a oublié ces associations.
Variantes
Nous corrigeons les quelques coquilles du
texte témoin.
(a) La version préliminaire était
significativement différente, puisque le récit du
rêve était fait par le narrateur. Les pronoms et les
verbes étaient donc à la troisième personne du
singulier. La transformation est assez significative pour que l'on
en donne au complet le texte de la première version
ci-contre :
Le rêve de Jean Tréjean
Comme on le voit, sa variante la plus importante est le fragment
introduisant le récit du rêve : « Il
s'endormit et fit un rêve. / Il a raconté ce
rêve plusieurs fois et, quel qu'il soit, l'histoire de cette
nuit serait incomplète si nous l'omettions. Il rêva
donc. / Il était dans une campagne... ».
(b) La parenthèse et la note correspondante
ne se trouvaient pas dans la version préliminaire.
Références
Victor Hugo, les Misérables, Paris, Ministère
de l'Éducation Nationale, 1972, 2 vol., vol. 1,
p. 277-279.
Édition originale
Victor Hugo, les Misérables, Bruxelles et Leipzing,
J.-A. Lacroix, Verboeckoven et cie, 1862, 10 vol.
Victor Hugo, les Misérables, Paris, Pagnerre, 1862,
10 vol.
Remarque : exceptionnellement, ce roman
a connu deux éditions originales, dont il est impossible de
distinguer une édition « princeps ».
Éditions critiques
Victor Hugo, les Misères, première version du
roman, reconstituée sur les manuscrits par Gustave Simon,
Paris, Baudinière, 1927, 2 vol. (version
antérieure au parachèvement du roman entrepris en
1860).
Victor Hugo, les Misérables, éd. Maurice
Allem, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de
la pléiade »), 1951, p. 271-273.
Victor Hugo, les Misérables, éd.
Marius-François Guyard, Paris, Garnier, 2 vol., a1957,
vol. 1, p. 289-291.
Victor Hugo, OEuvres complètes, vol. 2
(« Romans 2 »), les
Misérables, éd. Guy et Annette Rosa, Paris,
Laffont, 1985, p. 188-189.
Localisation
Partie 1, livre 7, chapitre 4, intitulé
« Formes que prend la souffrance pendant le
sommeil », première moitié du chapitre.
Situation narrative
Jean Valjean, forçat
évadé, vit à Montreuil-sur-mer sous
l'identité de M. Madeleine, maire de la ville. Mais il
doit s'enfuir et se dénoncer pour ne pas qu'un coupable
soit condamné à sa place. Il a loué une
voiture qu'il attend pour le lendemain matin. La moitié de
la nuit se passe dans une véritable crise de doute où
il hésite à mettre son projet à
exécution (c'est le chapitre précédent,
intitulé « Une tempête sous un
crâne »). Exténué, Jean Valjean va
s'endormir.
Bibliographie
Canovas, 45, 49, 55, 60, 62, 77, 86, 94 et 105.
Pierrot, 83-86.
Yves Gohin, annotation du roman, note sur la parenthèse
(« Pourquoi Romainville ? »), p. 323,
note 1, in Victor Hugo, les Misérables, Paris,
Gallimard (coll. « folio »), 1973, nouvelle
édition, 1995, 2 vol. vol. 1, p. 928-929.
Henri Guillemin, « Hugo et le rêve »,
Mercure de France, no 1053, p. 5-32.
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