Le rêve de Giorgio de Chirico
dans la Révolution surréaliste
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Giorgio de Chirico,
la Révolution surréaliste,
no 1,
section « Rêves »,
1er décembre 1924
En vain je lutte avec l'homme aux yeux louches
et très doux. Chaque fois que je l'étreins il se
dégage en écartant doucement les bras et ces bras ont
une force inouïe, une puissance incalculable; ils sont comme
des leviers irrésistibles, comme ces machines
toutes-puissantes, ces grues gigantesques qui soulèvent sur
le fourmillement des chantiers des quartiers de forteresses
flottantes aux tourelles lourdes comme les mamelles de
mammifères antédiluviens. En vain je lutte avec
l'homme au regard très doux et louche; de chaque
étreinte, pour furieuse qu'elle soit, il se dégage
doucement en souriant et en écartant à peine les
bras... C'est mon père qui m'apparaît ainsi en
rêve et pourtant quand je le regarde il n'est pas tout
à fait comme je le voyais de son vivant, au temps de mon
enfance. Et pourtant c'est lui; il y a quelque chose de plus
lointain dans toute l'expression de sa figure, quelque chose
qui existait peut-être quand je le voyais vivant et qui
maintenant, après plus de vingt ans, m'apparaît dans
toute sa puissance quand je le revois en rêve.
La lutte se termine par mon
abandon; je renonce;
puis les images se confondent; le fleuve (le
Pô ou le Pénée) que pendant la lutte je
pressentais couler près de moi s'assombrit; les images se
confondent comme si des nuages orageux étaient descendus
très bas sur la terre; il y a eu intermezzo, pendant
lequel je rêve peut-être encore, mais je ne me souviens
de rien, que de recherches angoissantes le long de rues obscures,
quand le rêve s'éclaircit de nouveau. Je me trouve sur
une place d'une grande beauté métaphysique; c'est la
piazza Cavour à Florence peut-être; ou
peut-être aussi une de ces très belles places de
Turin, ou peut-être aussi ni l'une ni l'autre; on voit d'un
côté des portiques surmontés par des
appartements aux volets clos, des balcons solennels. À
l'horizon on voit des collines avec des villas; sur la place le
ciel est très clair, lavé par l'orage, mais cependant
on sent que le soleil décline car les ombres des maisons et
des très rares passants sont très longues sur la
place. Je regarde vers les collines où se pressent les
derniers nuages de l'orage qui fuit; les villas par endroits sont
toutes blanches et ont quelque chose de solennel et de
sépulcral, vues contre le rideau très noir du ciel en
ce point. Tout à coup je me trouve sous les portiques,
mêlé à un groupe de personnes qui se pressent
à la porte d'une pâtisserie aux étages
bondés de gâteaux multicolores; la foule se presse et
regarde dedans comme aux portes des pharmacies quand on y porte le
passant blessé ou tombé malade dans la rue; mais
voilà qu'en regardant moi aussi je vois de dos mon
père qui, debout au milieu de la pâtisserie, mange un
gâteau; cependant je ne sais si c'est pour lui que la foule
se presse; une certaine angoisse alors me saisit et j'ai envie de
fuir vers l'ouest dans un pays plus hospitalier et nouveau, et en
même temps je cherche sous mes habits un poignard, ou une
dague, car il me semble qu'un danger menace mon père dans
cette pâtisserie et je sens que si j'y entre, la dague ou le
poignard me sont indispensables comme lorsqu'on entre dans le
repaire des bandits, mais mon angoisse augmente et subitement la
foule me serre de près comme un remous et m'entraîne
vers les collines; j'ai l'impression que mon père n'est plus
dans la pâtisserie, qu'il fuit, qu'on va le poursuivre comme
un voleur, et je me réveille dans l'angoisse de cette
pensée.
Références
La Révolution surréaliste, no 1, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 3.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 1, Paris,
Gallimard, 1er
décembre 1924, p. 3.
Bibliographie
Canovas : p. 9, 17, 73 et 77. Indiquons ici qu'il est question
quatre fois,
globalement, des rêves de la Révolution
surréaliste dans
la thèse de Frédéric Canovas, mais qu'aucun
d'entre eux n'est
jamais précisément évoqué. Par
ailleurs, son
décompte des récits de rêves de cette revue en
appendice C
ne correspond pas au nôtre : il ne compte pas les
rêves des trois
enfants, celui de Jacques-André Boiffard, ni le rêve
de Max Morise au
no 3, tandis qu'il compte pour cinq récits le
rêve le texte de ce dernier
auteur divisé en autant de sections par des
pointillés
au no 4.
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