Premier des quatre textes oniriques de Leiris
dans la Révolution surréaliste
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Michel Leiris,
la Révolution surréaliste,
no 2,
section « Rêves »,
15 janvier 1925
Le pays de mes rêves
Sur les marches qui conduisent aux
perspectives du vide, je me tiens debout, les mains appuyées
sur une lame d'acier. Mon corps est traversé par un faisceau
de lignes invisibles qui relient chacun des points d'intersection
des arêtes de l'édifice avec le centre du soleil. Je
me promène sans blessures parmi tous ces fils qui me
transpercent et chaque lieu de l'espace m'insuffle une âme
nouvelle. Car mon esprit n'accompagne pas mon corps dans ses
révolutions; machine puisant l'énergie motrice dans
le fil tendu le long de son parcours, ma chair s'anime au contact
des lignes de perspectives qui, au passage, abreuvent ses plus
secrètes cellules de l'air du monument, âme fixe de la
structure, reflet de la courbure des voûtes, de l'ordonnance
des vasques et des murs qui se coupent à angle droit.
Si je trace autour de moi un cercle avec la
pointe de mon épée, les fils qui me nourrissent
seront tranchés et je ne pourrai sortir du cachot
circulaire, m'étant à jamais séparé de
ma pâture spatiale et confiné dans une petite colonne
d'esprit immuable, plus étroite que les citernes du
palais.
La pierre et l'acier sont les deux pôles
de ma captivité, les vases communicants de
l'esclavage : je ne peux fuir l'un qu'en m'enfermant dans
l'autre, — jusqu'au jour où ma lame abattra les
murailles, à grands coups d'étincelles.
*
Le repli d'angle dissipé, d'un coup de
ciseaux la décision fut en balance. Je me trouvai sur une
terre labourée, avec le soleil à ma droite et
à ma gauche le disque sombre d'un vol de vautours qui
filaient parallèlement aux sillons, le bec rivé
à la direction des crevasses par le magnétisme du
sol.
Des étoiles se révulsaient dans
chaque cellule de l'atmosphère. Les serres des oiseaux
coupaient l'air comme une vitre et laissaient derrière elles
des sillages incandescents. Mes paumes devenaient douloureuses,
percées par ces lances de feu, et parfois l'un des vautours
glissait le long d'un rayon, lumière serrée entre ses
griffes. Sa descente rectiligne le conduisait à ma main
droite qu'il déchirait du bec, avant de remonter rejoindre
la troupe qui s'approchait vertigineusement de l'horizon.
Je m'aperçus bientôt que
j'étais immobile, la terre tournant sous mes pieds et les
oiseaux donnant de grands coups d'ailes afin de se maintenir
à ma hauteur. J'enfonçais les horizons comme des
miroirs successifs, chacun de mes pieds posé dans un sillon
qui me servait de rail et le regard fixé au sillage des
vautours.
Mais finalement ceux-ci me
dépassèrent. Gonflant toutes les cavités de
leur être afin de s'alléger, ils se confondirent avec
le soleil. La terre s'arrêta brusquement, et je tombai dans
un puits profond rempli d'ossements, un ancien four à chaux
hérissé de stalagmites : dissolution rapide et
pétrification des rois.
*
Très bas au-dessous de moi,
s'étend une plaine entièrement couverte par un
immense troupeau de moutons noirs qui se bousculent entre eux. Des
chiens escaladent l'horizon et pressent les flancs du troupeau, lui
faisant prendre la forme d'un rectangle de moins en moins oblong.
Je suis maintenant au-dessus d'une forêt de bouleaux dont les
cimes pommelées s'entrechoquent, se flétrissent
rapidement, tandis que les troncs, se dépouillant
eux-mêmes de leur peau blanche, construisent une grande
boîte carrée, seul accident qui demeure dans la plaine
dénudée.
Au centre de la boîte, comme une
médaille dans un écrin, repose la plus mince tranche
du dernier tronc et j'aperçois distinctement le coeur,
l'écorce et l'aubier.
Le disque de bois, où les faisceaux
médullaires apparaissent en filigrane, n'est qu'un hublot de
verre, l'orifice d'un cône qui découpe dans
l'épaisse paroi qui m'enveloppe l'unique fenêtre de ma
durée.
*
Dans l'hémisphère de la nuit, je
ne vois que les jambes blanches et solides de l'idole, mais je sais
que plus haut, dans la glace éternelle, son buste est un
trou noir comme le néant de la substance nue et sans
attributs.
Parmi la foule amassée autour du
piédestal, quelqu'un répète
inlassablement : « La reliure du sépulcre
solaire blanchit les tombes... La reliure du sépulcre...
Etc. ».
*
Entre le sommeil des voix et le règne
des statues, une rose enrichit le sang où se baigne le bleu
corporel assimilable par fragments. La saveur des couronnes qui
descendent au niveau des bouches closes suggère un calcul
plus rapide que celui des gestes instantanés. Les laminaires
ont tracé des cercles pour blesser nos fronts. Je pense au
guerrier romain qui veille sur mes rêves; il
élève son bouclier à hauteur de mes yeux et me
fait lire deux mots :
attol et
sépulcrons.
Si le pari de Pascal peut se figurer par la
croix obtenue en développant un dé à jouer,
que pourra m'apprendre la décomposition du
bouclier ?
Depuis longtemps déjà, j'ai
arraché fibre à fibre la face du guerrier : j'ai
d'abord obtenu le profil d'une médaille, puis une surface
herbeuse et un marécage sans presque de limites d'où
émergent des fûts brisés. Aujourd'hui je suis
parvenu à mettre un nom sur chaque parcelle de chair. Le
blanc des yeux s'appelle : courage, — le rose des joues
s'écrit : adieu, — et les volutes du casque
épousent si exactement la forme des fumées que je ne
puis les nommer que : somnifères.
Mais le ventre du bouclier représente
une gorgone hideuse, dont les cheveux sont des chiffres 3 et 5
entrelacés. Le 8 de la somme se renverse, et j'arrive
à l'Infini, serpent du sexe qui se mord soi-même.
C'est alors que la chiourme des lignes se couche sous le fouet de
la matière. Il ne me reste qu'à accomplir le meurtre
devant une architecture sans fin. Je briserai les statues et
tracerai des croix sur le sol avec mon couteau. Les soupiraux
s'élargiront et des astres sortiront silencieusement des
caves, — fruits des sphères et des statues, grappes de
globes lumineux montant comme les bulles transparentes d'un fumeur
de savon, à travers les pigments de la mort et le bulbe
rouge de la lampe de charbon.
*
Au cours de ma vie blanche et noire, la
marée du sommeil obéit au mouvement des
planètes, comme le cycle des menstrues et les migrations
périodiques d'oiseaux. Derrière les cadres, une rame
délicieuse va s'élever encore : au monde
aéré du jour se substitue la nuit liquide, les plumes
se changent en écailles et le poisson doré monte des
abîmes pour prendre la place de l'oiseau, couché dans
son nid de feuilles et de membres d'insectes. Des galets couverts
de mots, — mots eux-mêmes bousculés,
délavés et polis, — s'incrustent dans le sable
parmi les rameaux et coquilles d'algues, lorsque toute vie
terrestre se rétracte et se cache dans son domicile
obscur : les orifices des minéraux.
Zénith, Porphyre, Péage,
sont les trois vocables que je lis le plus souvent.
Ils ne m'apparurent d'abord que
partiellement : le Z en
zébrure ou zigzag de conflit, fuite oblique vers les
incidences puis persévérance dans une voie
parallèle, — l'Y de l'outre-terre (Ailleurs, qu'Y
a-t-il ? Y serons-nous sibYlles ? Qu'Y pourrai-je faire
si je n'ai plus mes Yeux ?), — l'A écartant de
plus en plus son angle rapace sous-tendu par un horizon fictif,
tandis que P Poussait la Porte des Passions.
Puis les trois mots se formèrent et je
pus les faire sauter dans mes mains avec d'autres mots que je
possédais déjà, lisant au passage la phrase
qu'ils composèrent :
Payes-tu, ô Zénith, le
péage du porphyre ? À quoi je répondis,
lançant mes cailloux en ricochets :
— Le porphyre du Zénith n'est pas
notre
péage.
Variantes
Corrections et leçons non retenues
27a : 27 communiquants (et non communicants).
29b : 10 zig-zag (et non zigzag).
J'ajoute le tiret devant la réplique de la dernière
ligne.
Références
La Révolution surréaliste, no 2, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 27-29.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 2, Paris,
Gallimard, 15 janvier
1925, p. 27-29.
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