El bozo
TdM Un autre chapitre du feuilleton universitaire TGdM

Le Maturin de Ducasse : Melmoth et Maldoror
 

Ducasse, lecteur de Maturin

Une strophe des Chants de Maldoror
est inspirée de Melmoth, l'homme errant,
le roman de Charles Robert Maturin.

Table

  1. Maturin dans les Chants de Maldoror :
    rapprochements fortuits à écarter
  2. Chrono-bibliographie
  3. Melmoth, l'homme errant
  4. Le chapitre de Melmoth inspirant la strophe 2.13 des Chants de Maldoror

1.  Maturin dans les Chants de Maldoror
rapprochements fortuits à écarter

      La strophe 2.13 est rédigée à partir du chapitre 4 de Melmoth, l'homme errant de Charles-Robert Maturin. C'est le chapitre 5 dans l'adaptation de Jean Cohen (1821b, ci-dessous), où Ducasse l'a lu, comme on va le voir.

      Il ne fait pas de doute que Melmoth a de nombreux traits communs avec Maldoror (et avec le comte de Lautréamont), mais ces traits ne sont pas inspirés directement du roman, ni du texte, ni de réminiscences précises, comme c'est le cas des traductions de Dante, Milton et Byron. Si l'on se reporte aux recoupements qu'Alexis Lykiard trouve entre les Chants et Melmoth, the Wanderer, on verra qu'ils sont très généraux et fort communs (Lykiard, 1994, 1998, appendice B : « Maldoror and Melmoth ») : que le héros ne sache ou ne veuille ni dormir ni pleurer, que les héroïnes s'évanouissent aussi subitement que l'un des adolescents décrits par Lautréamont (Mervyn), cela est peu probant, comme l'évocation d'un amphibie. En fait, outre la strophe 2.13 qui nous occupera ici, il n'existe qu'un seul rapprochement entre les deux oeuvres, soit l'addition à la troisième édition de la strophe 12 du Chant premier, cf. strophe 1.12, n. (1). C'est l'homme qui ne sait pas pleurer, formulation péremptoire et unique, qui évoque le personnage impassible décrit par Maturin.

      Dans une énumération d'auteurs destinée à illustrer que la poésie a reculé depuis Racine, Ducasse stigmatise ainsi l'auteur du Melmoth dans ses Poésies : « Mathurin [sic], le Compère-des-Ténèbres » (Poésies, I, p. 14: 10). L'orthographe du nom de Charles-Robert Maturin permet de savoir que Ducasse connaissait le roman dans la traduction de Jean Cohen. — Et rien ne permet de croire que Ducasse désigne ici le dramaturge ou l'essayiste.

      En effet, on ne trouve pas d'autres citations, rapprochements ou évocations du Melmoth dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse et, on va le voir, il serait très surprenant que notre auteur ait connu sa fameuse tragédie, Bertram, or the castle of St Aldobrand (1816), traduction de Charles Nodier et d'Isidore Justin Severin Taylor (Paris, Gide et Ladvocat, 1821, 194 p.). La question mérite d'être étudiée, car tout porte à croire le contraire pour le lecteur de la fameuse thèse de Jean-Pierre Capretz (1950). Maturin est l'auteur le plus souvent cité dans Quelques sources de Lautréamont, pas moins de vingt-deux fois (voir l'index de la thèse). Mais il faut dire que le nom de Maturin se trouve souvent dans des énumérations d'auteurs dont J.-P. Capretz propose de rapprocher les héros de Maldoror. Et c'est l'occasion de rappeler la nature de la thèse de J.-P. Capretz qui n'a rien d'une recherche et d'un dépouillement mécanique des sources de l'oeuvre de Ducasse. En fait, l'auteur rassemble les sources connues ou celles qu'il a pu identifier (avec d'heureuses et importantes découvertes, mais aussi avec des hypothèses qui sont inexactes, dont la plus célèbre consiste à imaginer Ducasse en lecteur de Sade); mais son principal objectif n'est pas là : sur ce dépouillement, il propose une très remarquable étude thématique des Chants de Maldoror (avec aussi des analyses stylistiques, des études de genre, etc.). Ce sera le cas, par exemple, pour la présentation des traits de Maldoror qui concordent rigoureusement avec ceux des héros du roman noir, dont Manfred... Melmoth et Bertram (p. 103-110). La caractérisation est parfaitement juste, mais ni Melmots ni Bertram, personnages byronniens, n'ont été des sources de Ducasse. Il s'agit de deux rapprochements. D'abord, on va voir que Melmoth a été connu à la toute fin de la rédaction des Chants et ensuite que Ducasse n'a jamais lu Bertram.

      Pourtant, pour J.-P. Capretz, il ne fait pas de doute que la tragédie de Maturin soit une source des Chants de Maldoror. Cela commence par de prudentes affirmations, comme Maturin « qu'il a certainement lu » (p. 18) ou, concernant Bertram, « car cette ténébreuse tragédie l'a sans doute beaucoup inflencé » (p. 17). Mais les rapprochement thématiques finissent par développer une conviction qui ne fait aucun doute. On va voir au contraire que la thèse ne peut montrer qu'une seule fois que Maturin est une source des chants et, curieusement, J.-P. Capretz ne l'étudie pas de très près (c'est la scène de la tempête et du naufrage inspirée de Malmoth qu'on étudiera ici). Tout le reste n'est que rapprochements de pures coïncidences.

      Or, il est un cas où l'on peut prouver, d'un rapprochement fortuit, qu'il ne saurait être une source de Ducasse (si tant est que l'on puisse prouver l'inexistence !) et cela concerne justement un épisode important de cette scène du naufrage de la strophe 2.13. Il s'agit de la séquence où un adolescent tente d'échapper à la mort en nageant vigoureusement vers le rivage (et que Maldoror tuera d'un coup de fusil). Voici le début de l'épisode dans les Chants.

« Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d'eau, et s'enfonçait dans l'abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants; et, fixant l'oeil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d'écueil caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir plus de seize ans... » (strophe 2.13, p. 123: 17-26).

Pour J.-P. Capretz ou n'importe quel autre lecteur de la tragédie de Maturin, voilà repris par Ducasse un épisode du premier acte. C'est la nuit, c'est une formidable tempête, c'est le naufrage d'un navire et, voilà un homme, un étranger, Bertram, qui tente de rejoindre la rive à la nage. Pour le plaisir de la chose, je transcris d'abord la version originale, puis la traduction de Taylor et Nadier.

« No, there was one did battle with the storm
» With careless, desperate force; full many times
» His life was won and lost, as though he recket not.
» No hand did aid him, and he aided none —
» Alone he breasted the broad wave, alone
» That man was saved — ».

Bertram, édition bilingue, Paris, Lance (« Glashim and Robertson's english theatre »), s.d., p. 14.

Tous ont péri !... « Non... non... Un de ces infortunés luttait contre les vagues et leur cédait tour à tour : sa vie comme si elle lui était indifférente, a été perdue et regagnée cent fois; lui seul semblait se jouer de la tempête... et lui seul a été sauvé ».

Bertram, trad. Taylor et Nadier, Paris, Gide et Ladvocat, 1821, 194 p. p. 11).

      Voilà. Un homme à la mer après un naufrage pour cause de tempête, qui lutte contre les vagues pour tenter de rejoindre le rivage, c'est un lieu commun du roman d'aventures. Ducasse n'avait pas besoin de Maturin pour imaginer cet épisode. En revanche, dès qu'on lit ce texte de Maturin, il apparaît clairement que Ducasse, lui, ne l'a jamais lu, car autrement il se serait souvenu de son style, de sa narration et de sa thématique, typiquement byronniennes (contrastes, sens du drame et du suspense, avec grandiloquence obligée). Bien au contraire, le beau jeune homme (byronien, c'est vrai) avale prosaïquement des « litres d'eau » et se trouve « ballotté comme un liège ». Non seulement ces deux fragments textuels n'ont aucune parenté, mais tout les oppose. D'ailleurs, l'épisode de Maturin lance sa tragédie, tandis que celui de Ducasse se trouve au hasard d'une évidente cascade de rédaction automatique.

      Un même rapprochement transformé en source se trouve encore dans la thèse de J.-P. Capretz au sujet d'une situation empruntée cette fois au Melmoth. Il s'agit des scènes d'intérieurs présentant les familles d'Edouard (strophe 1.12) et de Mervyn (6.4). Le chercheur rapproche les deux scènes de celle où Immalie, devenue Isidora, fille de dona Clara d'Aliaga, à Madrid, voit réapparaître miraculeusement l'Étranger (Melmoth), dont elle est amoureuse depuis qu'il l'a séduite, toute jeune, dans les îles des Indes où elle a vécu son enfance. La veille, elle s'est évanouie en le retrouvant place du Prado. Maintenant, elle l'aperçoit de la fenêtre du salon. Son frère (et non son père) joue au échec avec l'aumonier, sa mère coud et prie; Isidora est sur le point de s'évanouir encore devant l'apparition : « un cri que celle-ci jeta, répandit l'alarme dans le salon. Tout le monde s'empressa autour d'elle; il s'y joignit quatre femmes de chambre et deux pages. Dona Isidora n'avait pas perdu connaissance. Elle se tenait au milieu de tout ce monde, pâle comme la mort; muette [...]. Dona Clara s'avançait d'un pas mesuré pour présenter à sa fille un flacon d'essence qu'elle portait toujours dans sa poche, quand une des femmes de chambre qui connaissait les goûts de sa jeune maîtresse, proposa de la ranimer par l'odeur des fleurs » (éd. Jean Cohen, 1821b, p. 386-387).

      Rencontre surprise, cri, évanouissement, présentation de sels, etc., le tout dans un décor familial bourgeois (1.12) et recomposé dans un décor aristocratique (6.4), cela n'a rien à voir avec cette scène de roman d'amour romantique du Melmoth. Aucun fragment du texte de Maturin n'est repris ni même évoqué ici; les situations narratives sont très différentes et les personnages en cause n'ont rien en commun, comme on le voit tout de suite en comparant les mères, dona Clara n'ayant rien à voir avec celles d'Édouard et de Mervyn, deux épouses et mères qui se ressemblent beaucoup. D'ailleurs, si l'on a un portrait psychologique de dona Clara, tel n'est pas le cas des deux épouses et mères imaginées par Ducasse, dont le caractère à la fois simpliste et caricatural prêterait à rire si l'auteur ne s'amusait pas à les rendre tel.

      Bref, on ne saurait tenir compte de ces rapprochements fortuits que rien ne justifie. Voici donc maintenant le Melmoth qui est une source véritable des Chants (la strophe 6.4). Le Melmoth de Ducasse, grandiose, qu'on va voir apparaître au sommet d'un rocher, et ce sera Maldoror, orchestrant un carnage, qu'on suivra à la rencontre de la requine, son premier amour.

      Avant d'aller plus loin, voici d'abord un dépouillement des traductions du roman en français.

2.  Chrono-bibliographie

1820 Parution de Melmoth the Wanderer de l'Irlandais Charles-Robert Maturin. Réédition par William F. Axton, University of Nebraska Press, 1961 (c'est l'édition citée par Alexis Lykiard).

1821a Traduction de Mme E. F. B., Mme Émile Begin, née Fournier-Pescay, sous deux titres et plusieurs sous-titres, soit l'Homme du mystère, ou l'Histoire de Melmoth, le Voyageur, soit Melmoth, ou l'Homme errant, Paris, Delaunay, 3 vol.

1821b Traduction de Jean Cohen qui orthographie « Mathurin » le nom de l'auteur, comme Ducasse dans Poésies, je l'ai dit. L'ouvrage paraît lui aussi sous deux titres différents, soit Melmoth, ou l'Homme errant, soit l'Homme du mystère, ou l'Histoire de Melmoth le voyageur, Paris, G.-C. Hubert, 6 vol. Rééd. au Club français du livre, Paris, 1954, XXVIII-622 p, préface d'André Breton, et « Melmoth vue par Baudelaire ».

1867 Traduction de Maria de Fos. Contrairement aux deux traductions précédentes, celle-ci ne figure pas au catalogue de la BNF où je prends ces renseignements.

1965 Melmoth, l'homme errant, traduction intégrale de Jacqueline Marc-Chadourne, Paris, J.-J. Pauvert, 1965, 659 p. Toutes les éditions précédentes, et donc celles que pouvaient consulter Isidore Ducasse, étaient des éditions abrégées, celle de Jean Cohen étant même désignée comme une traduction libre.

3. Melmoth, l'homme errant

      L'oeuvre de Maturin est un croisement objectif de Byron et de Walter Scott, les deux auteurs présidant à la réalisation de sa tragédie, Bertram, tandis que le roman qui fera sa renommée est évidemment redevable des deux thématiques. Scott : le naufrage qui inspire la strophe 2.13 de Ducasse, eut lieu (!) le 19 octobre 1816, sous les yeux du jeune John Melmoth, élève du collège de la Trinité, à Dublin, etc. Byron : ce Melmoth-là, comme son oncle qui vient de mourir, c'est évidemment un descendant de Melmoth, le vrai, c'est-à-dire de Manfred, tandis que là-haut, plus haut sur le rocher, on voit ce Melmoth, l'agent de Satan. Etc. ! — Voir la mise en rapport des trois auteurs dans The Oxford Companion to English Literature, 1932, 1985, art. « Maturin ».

      L'histoire est longue, lourde, naïve et vraiment accablante pour un lecteur des Chants de Maldoror à la recherche des sources. L'argument est fort simple. Melmoth a fait un pacte avec Satan qui lui permet de vivre 150 ans; et le contrat ne pourra être résilié que si le vendu réussit à vendre à son tour sa damnation à un autre malheureux. C'est ce que découvre son lointain descendant, John Melmoth, en 1816. Ce qui nous vaut cinq histoires, de plus en plus longues et, disons-le tout de suite, de plus en plus tordues, alors qu'elles auront souvent peu de rapport avec le monstre. C'est d'abord (1) l'histoire de Stanton, qui aura refusé le pacte à la fin du XVIIe siècle, alors qu'il était interné frauduleusement en asile psychiatrique; ce sera ensuite toute (2) l'histoire d'Alonzo Monçada, un pauvre enfant illégitime enfermé, lui, dans les prisons et souterrains de l'Inquisition, pour avoir refusé le sacerdoce en réparation de la faute de sa mère (avec grands procès et autres aventures impliquant un directeur de conscience, de nombreuses autorités ecclésiastiques, dont un évêque, et sa fuite grâce à son frère, mais avec un parricide, etc.). Mais la grande (3) « histoire » sera celle d'Ismala, perdue dans une île des Indes, belle et pure sauvagesse, qui sera initiée à la civilisation par notre Melmoth; revenue miraculeusement chez sa mère, à Madrid, elle sera tentée, encore, par l'agent de l'Ennemi du genre humain, l'épousera, avant d'en mourir glorieusement, alors que Melmoth lui-même est venu raconter à son père... leur propre histoire, pour qu'il puisse la sauver. En vain. On a droit encore à (4) l'histoire de la famille protestante Walberg répudiée par le frère aîné de l'épouse, Guzman, alors qu'à sa mort les ecclésiastiques s'accapareront de l'héritage, de sorte que le papa sera près de signer le pacte maudit, résistera, en deviendra fou. Même chose pour la longue (5) histoire de deux amants, l'héritier de la famille Mortimer et l'une de ses cousines, Éléonore, cruellement séparés par une mère indigne, de sorte que finalement la pauvre fille devra veiller sur un aliéné, mais saura finalement résister... à la tentation de Melmoth ! Enfin, John Melmoth, le lointain descendant qui découvre toutes ces interminables histoires, assistera à la mort de l'ancêtre de 150 ans.

      Débats théologiques, amours malheureux, enfants illégitimes, héritages détournés, directeurs de consciences véreux ou naïfs, évanouissements et morts subites, tout cela serait simplement niais si notre théologien ne réussissait à mettre en place une thématique et surtout une rhétorique de l'infernal. Ce n'est pas pour rien que Charles Baudelaire s'est intéressé au roman, qu'il s'est proposé de le traduire et qu'il l'a plusieurs fois cité et même étudié. À travers une série de trames romanesques affligeantes et en dépit d'un discours moral et théologique vraiment désolant, Charles-Robert Maturin développe une dynamique narrative vraiment inattendue, précisément parce qu'elle est disproportionnée. Voilà des centaines et des centaines de pages à tourner autour d'un personnage dont on ne saura jamais rien, sinon que personne ne peut répéter ce qu'on dit de lui et qui est probablement plus abominable encore. C'est l'infernal et criminel mystère du mal. Melmoth, lorsqu'il est mis en scène, et cela est assez rare (ce sont pour l'essentiel ses rapports avec Immalie/Isidora), s'exprime toujours de manière à n'être que deviné (par le lecteur); jamais rien n'est dit qu'implicitement; le détail de son pacte avec Satan, par exemple, ne sera jamais exposé. En plus, la narration est constamment déléguées, notamment par d'invraisemblables jeux de lectures de manuscrits illisibles !, de sorte que le lecteur est toujours perdu dans des histoires d'aventures exotiques qui l'éloignent désespérément du monstre, Melmoth. — Et la preuve en est qu'on le connaîtra mieux en lisant les pages que lui consacre Baudelaire.

      L'héroïne principale s'appelle Isidora, comme Isidoro. Mais il est certain que notre Ducasse a dû se sentir bien étranger à ces histoires d'aventures, où le discours est non seulement moral et moralisateur, mais lourdement religieux, voire « théologique », ce qui est à mille lieues de nos Chants de Maldoror. Par ailleurs, comme Ducasse n'a vraisemblablement ouvert le roman qu'après la rédaction du Chant 6, il est fort possible que sa lecture n'ait pas dépassé les tout premiers chapitres. En tout cas, du point de vue de la technique narrative et de la rhétorique du fragmentaire, Ducasse avait déjà fait du Maturin, son Maldoror valant bien Melmoth, avant de le connaître.

      En effet, après coup, la strophe 2.13 sera entièrement construite sur un épisode du tout début du roman. Or, cela n'est pas un hasard. En effet, l'ouverture de Melmoth, l'homme errant est sans commune mesure avec le roman qui suit et on n'en retrouvera pas le souffle avant la finale, la dernière nuit, le rêve et la mort de Melmoth. La tempête fait rage et on peut dire que, dans ces pages, et dans ces pages seulement, le héros du mal est au centre de l'action.

      Voici donc le chapitre qui a servi de moteur à la strophe de Ducasse, tel qu'on le verra commenté dans ses notes.

4.  Le chapitre de Melmoth inspirant la strophe 2.13 des Chants de Maldoror

Chapitre 5

      Le soir après, Melmoth se retira de bonne heure. Le peu de repos qu'il avait goûté la veille lui rendait le sommeil nécessaire, et la tristesse du temps ne lui inspirait pas le désir de prolonger la journée. On était à la fin de l'automne, de gros nuages parcouraient lentement le ciel, comme pour se conformer à l'ennui que l'âme éprouve dans cette saison de l'année. Il ne tombait pas une goutte de pluie : les nuées en s'amoncelant présageaient une tempête affreuse. La menace ne tarda pas à s'accomplir. La soirée offrit une obscurité prématurée, et des rafales soudaines ébranlaient la maison jusque dans ses fondements. Vers la nuit, la tempête fut dans toute sa force. Le lit de Melmoth était secoué au point de lui ôter toute possibilité de dormir; il se leva et descendit à la cuisine où les domestiques rassemblés étaient assis autour du feu. Tous convenaient qu'ils n'avaient jamais entendu de tempête aussi horrible, et dans l'intervalle des coups de vent qui s'engouffraient dans la cheminée, ils offraient au Ciel des prières pour ceux qui étaient sur mer pendant cette nuit. La proximité de la côte, qui était de celles que les marins appellent malsaines, donnait à leurs voeux une effrayante sincérité.
      Bientôt cependant Melmoth découvrit que leur esprit éprouvait d'autres terreurs encore que celles qu'inspirait la tempête. Ils semblaient tous la croire intimement liée avec la mort récente de leur maître, et avec la visite du personnage extraordinaire, dont l'existence ne souffrait aucun doute à leurs yeux. Ils se communiquaient mutuellement leurs craintes, à voix basse, mais assez distinctement pour que Melmoth qui marchait à grands pas dans la cuisine [70] pût fort bien entendre ce qu'ils disaient. La frayeur aime l'association des idées; elle se plaît à lier l'agitation des éléments avec celle de la vie de l'homme. Le vent, les éclairs, le roulement du tonnerre trouvent toujours quelqu'un dont l'imagination active reconnaît en eux la suite ou le présage d'une calamité; ils ont toujours quelque rapport avec le sort des vivants ou la destinée des morts.
      — Il est parti avec ce coup de vent, dit une des vieilles femmes en ôtant la pipe de sa bouche et en cherchant vainement à la rallumer aux cendres que la tempête avait dispersées sur le carreau.
      — Il reviendra, s'écria une autre, il reviendra; il ne repose pas ! il crie et se lamente, jusqu'à ce qu'il ait dit quelque chose qu'il n'a jamais pu dire pendant sa vie.
      — Dieu nous préserve, ajouta-t-elle, en se baissant pour parler dans la cheminée comme si elle avait voulu adresser la parole à cette âme inquiète. Dites-nous ce que vous désirez et faites cesser la tempête. Y consentez-vous ?
      Le vent lui répondit avec d'affreux hurlements : la vieille se retira en frissonnant.
      — Si c'est là ce que vous voulez, prenez-les tous, dit une jeune femme que Melmoth n'avait pas encore remarquée, et en disant ces mots elle arracha avec vivacité ses papillottes [= papillotes] et les jeta au feu.
      Son action fit souvenir Melmoth d'une histoire ridicule qu'on lui avait racontée la veille. Il paraît que cette jeune fille s'était servie pour ses cheveux de quelques vieux papiers de famille tout-à-fait inutiles; elle s'imagina néanmoins que le bruit terrible qui se faisait là-haut provenait de ce qu'elle s'était emparée d'une chose appartenant au défunt; elle n'eut donc rien de plus pressé que de s'en dessaisir en ajoutant :
      — Allons, allons, soyez content, au nom du Seigneur et qu'il n'en soit plus question. Vous avez maintenant ce que vous désirez : nous laisserez-vous tranquilles ?
      Melmoth ne put s'empêcher de rire de cette apostrophe. [71] Tout à coup il s'arrête, frappé d'un son qui n'était pas celui du vent.
      — Chut ! Silence. Je viens d'entendre un coup de canon [1]. Il y a un vaisseau près de la côte.
      Chacun se tut pour écouter. Nous avons déjà dit que la demeure de Melmoth était près de la mer : aussi ses habitants étaient-ils accoutumés aux naufrages et à toutes les horreurs qui les accompagnent, et il n'est que juste de dire que jamais des signaux de détresse ne les avaient trouvés lents à courir au secours de leurs semblables.
      Tous les domestiques fixèrent leurs regards sur Melmoth : on eût dit que ses yeux pouvaient dévoiler les secrets des abîmes. Le vent s'apaisa pendant un moment qui s'écoula dans un morne silence et dans l'attente la plus douloureuse. Le même son se répéta; on ne pouvait plus s'y tromper.
      — C'est un canon. Il y a un vaisseau en détresse; s'écria Melmoth en s'élançant hors de la cuisine et en disant aux hommes de le suivre.
      Ils ne se firent pas prier, ne demandant pas mieux que de courir au devant du danger. Après tout, une tempête est moins terrible au grand air qu'entre quatre murs. Elle excite l'énergie de ceux qui y sont exposés, elle les stimule à agir et flatte leur vanité, tandis que ceux qui restent chez eux éprouvent un besoin d'action qui leur fait presque préférer la souffrance et la crainte.
      On aurait de la peine à se figurer la confusion qui tout à coup régna dans la maison. De tous côtés on cherchait de vieux habits, de vieilles bottes, de vieux chapeaux du défunt. Pendant ce temps Melmoth était monté à la chambre la plus élevée de la maison. Le vent avait brisé la fenêtre. S'il y avait eu de la lumière il aurait distingué la mer et une grande étendue de côte. Il mit la tête à l'air et l'avança le plus qu'il put, en retenant son baleine pour mieux entendre et mieux voir. La nuit était sombre; mais son oeil rendu perçant par l'inquiétude, finit par distinguer une lumière à une grande distance en mer. Une rafale le [72] força de s'éloigner pour un instant. À son retour, il aperçut une faible lueur bientôt suivie d'un coup de canon.
      Il ne lui en fallut pas davantage, et en moins de cinq minutes Melmoth et ses gens furent sur le rivage. Ils n'avaient pas loin à aller; mais la violence du vent retardait leur marche et l'inquiétude la faisait paraître plus triste encore. De temps à autre ils se disaient d'une voix entrecoupée :
      — Réveillez les habitants de cette chaumière.
      — Il y a de la lumière dans cette maison.
      — Ils sont tous levés.
      — Cela n'est pas étonnant.
      — Qui pourrait dormir pendant une pareille nuit ?
      — Tenez la lanterne plus basse.
      — Il est impossible de tenir sur la grève.
      — Encore un coup de canon ! s'écrièrent-ils tous à la fois en distinguant la lueur de l'amorce qui perçait l'obscurité de la nuit, et le coup retentit bientôt pesamment autour du rivage comme si on l'eût tiré sur la tombe des infortunés.
      — Voici le rocher ! tenons-nous bien et ne nous quittons pas.
      Ils l'escaladèrent.
      — Grand Dieu ! s'écria Melmoth, qui était au nombre des plus avancés; quelle nuit et quel spectacle ! Élevez votre lanterne. N'entendez-vous pas des cris ? Faites-leur un signal; faites-leur comprendre qu'ils peuvent espérer, que le secours est près d'eux. — Arrêtez, ajouta-t-il au bout d'un instant, laissez-moi monter sur cette roche; ils entendront mes cris.
      Il se mit à traverser témérairement le bras de mer qui le séparait du promontoire où il voulait monter, tandis que l'écume des brisants, dont il était enveloppé, menaçait de le suffoquer. Il arriva à la fin, et fier de son succès, il cria de toutes ses forces. Mais sa voix se perdit dans la tempête; lui-même, il put à peine l'entendre
 [2]. Dans cet instant les nuages, chassés avec rapidité, s'entrouvraient, et [73] la lune vint dissiper l'obscurité. Melmoth aperçut distinctement le vaisseau, et reconnut tout son danger. Il avait échoué contre un rocher, au-dessus duquel les brisants lançaient leur écume à la hauteur de plus de trente pieds. Le corps du navire était à moitié sous l'eau. Son grand mât était coupé. Les cordages étaient déchirés, et à chaque lame qui passait sur le pont, Melmoth entendait les cris de ceux qu'elle entraînait, ou de ceux dont les forces et le courage étant également épuisés, ne conservaient plus d'espoir, et savaient que leur trépas serait le premier qui suivrait. Rien n'est plus horrible que de voir des hommes périr si près de nous, qu'il suffirait en quelque sorte de leur tendre la main pour en sauver quelques-uns, sans qu'il soit possible d'exécuter le simple mouvement d'où dépendrait leur salut. Melmoth le sentit, et il fut si pénétré de l'inutilité de ses efforts, que ses cris inarticulés ne faisaient qu'imiter le bruit des vents qui sifflaient autour de lui  [3].
      Sur ces entrefaites toute la population du voisinage, alarmée par la nouvelle qu'un vaisseau se perdait sur la côte, arrivait en masse sur le rivage [a], et ceux mêmes qui par expérience, par conviction, ou peut-être par ignorance, ne cessaient de répéter : « Qu'il était impossible de sauver le navire; que tout l'équipage devait infailliblement périr ». Ceux-là mêmes, disons-nous, ne laissaient pas de presser le pas, comme s'ils eussent été impatients de voir leurs prédictions se réaliser, tout en s'efforçant d'en détourner l'effet.
      On remarquait surtout parmi eux un homme, qui assurait pertinemment que le vaisseau aurait coulé à fond avant qu'ils ne pussent arriver sur la grève. Monté sur un rocher, et voyant l'état désespéré des naufragés, il cria d'un air de triomphe :
      — Ne vous l'avais-je pas dit ? N'avais-je pas raison ? Plus la tempête augmentait, plus il élevait la voix pour dire :
      — N'avais-je pas raison ?
      Et il répétait la même phrase au milieu des cris de l'équipage [74] mourant. Étrange sentiment de vanité, qui élève des trophées au sein des tombeaux. C'est dans le même esprit que souvent on donne conseil au malheureux, et que quand son malheur est au comble, on se console par l'idée de l'avoir prédit. Du reste l'homme dont nous venons de parler avait le coeur généreux et sensible. Il en donna des preuves cette nuit même : car il périt en cherchant à sauver la vie à un matelot qui nageait à vingt pas de lui.
      Cependant tout le rivage était couvert de monde [b]. Les rochers semblaient être animés; mais toute assistance était impossible. Pas une chaloupe ne pouvait mettre en mer dans un temps pareil. Des cris retentissaient néanmoins d'un rocher à l'autre; cris affreux qui annonçaient aux infortunés, à la fois, la proximité et l'impossibilité du secours. À la lumière des lanternes, ils voyaient le rivage peuplé d'habitants, dont ils étaient séparés par des vagues mugissantes, barrière insurmontable ! Ce fut dans ce moment que Melmoth se réveilla d'une stupeur horrible, à laquelle il avait été livré; regarda autour de lui, et voyant l'attention de tant de personnes dirigées vers le même objet, dans le vain espoir de secourir des malheureux, il s'écria :
      — Le coeur de l'homme est donc réellement bon quand il est excité par les souffrances de ses semblables ! [4].
      Il n'eut pas le temps de s'abandonner à cette consolante réflexion. Elle fut troublée à la vue d'un personnage, debout sur un rocher à quelques toises au-dessus de lui, et qui ne témoignait ni sympathie ni terreur. Il ne disait rien; n'offrait aucun secours. Melmoth pouvait à peine se soutenir sur le rocher glissant où il était placé; l'inconnu, quoique plus haut, paraissait être inébranlable. Il ne se laissait émouvoir ni par la tempête, ni par le spectacle qu'il avait devant les yeux. Les vêtements de Melmoth étaient en lambeaux malgré tous ses efforts; ceux de l'étranger restaient immobiles au souffle de la tempête [5]. Cette circonstance, quelque étonnante qu'elle fût, frappa moins notre jeune homme que l'insensibilité qu'il témoignait à la terreur et à la détresse qui l'environnaient. Melmoth s'écria tout haut [75] :
      — Juste Ciel ! est-il possible qu'une créature humaine reste là sans faire un effort, sans exprimer un sentiment en faveur de ces infortunés qui périssent ?
      Après quelques moments de silence, il entendit distinctement ces mots :
      — Qu'ils meurent.
      Il leva les yeux et vit encore l'étranger à la même place, les bras croisés sur la poitrine, le pied en avant, immobile au milieu de l'écume dont il était couvert. Aux pâles rayons de la lune, Melmoth put observer qu'il considérait la scène avec une expression de physionomie, formidable, révoltante, barbare. Dans ce moment même, une vague se brisa contre la carcasse du vaisseau, et un cri d'horreur s'éleva de la bouche de tous les spectateurs.
      Aussitôt que ce cri eût cessé de retentir, Melmoth entendit un éclat de rire qui lui glaça le sang dans les veines. Il provenait du personnage placé au-dessus de lui.
 [6] Un souvenir vint tout à coup l'éclairer comme un coup de foudre. Il se rappela ce que le manuscrit disait de la nuit où Stanton rencontra la première fois, en Espagne, cet être extraordinaire dont l'existence enchantée, défiant le temps et l'espace, eut par la suite une si fatale influence sur sa destinée. Il se rappela le rire infernal avec lequel cet être avait contemplé les corps des deux amants que la foudre avait consumés. Melmoth crut avoir entendu ce même rire; il ne douta pas que le même être ne fût devant ses yeux. Sans se livrer à aucune réflexion, il s'empressa d'escalader le rocher; déjà il n'était plus qu'à quelques pieds de cet objet qui la nuit comme le jour occupait sans relâche toutes ses pensées; il pouvait presque le toucher en étendant seulement la main. Il ne lui restait qu'un pas à faire pour atteindre le sommet de la roche : il saisit une pierre; elle se détache, et Melmoth roule jusqu'au bas, où les flots semblaient l'attendre pour l'engloutir.
      Il ne sentit pas d'abord toute la hauteur de sa chute; mais il entendit le bruit de l'onde qui s'entrouvrait. Il alla pour un moment au fond et revint sur-le-champ à la surface [76] de l'eau. Il se débattait sans rien trouver à saisir. Dix mille trompettes retentissaient à ses oreilles; des flammes sortaient de ses yeux. Enfin il perdit tout à fait connaissance et ne reprit ses sens qu'au bout de quelques jours, quand il se retrouva dans son lit; la vieille gouvernante était à ses côtés. Il s'écria d'une voix affaiblie :
      — Quel songe affreux ! et il ajouta en retombant sur son oreiller :
      — Comme il a épuisé mes forces !

      —— Mathurin (sic), Charles-Robert Maturin, Melmoth, l'homme errant, traduction et adaptation de Jean Cohen, 1821, rééd., Paris, Club français du livre, 1964, chap. 5 (sic, car il s'agit du chapitre 4 dans l'original), p. 69-76. Voir la bibliographie en tête des notes de la strophe 2.6.

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