El bozo
TdM Deux nouveaux hispanismes lexicaux : piété et suave TGdM

« Los hispanismos de Isidoro » (2013), étudiés par J.-A. Duprey
 

L'hispanisme et quelques hispanismes dans les Chants de Maldoror, par Jacques-André Duprey,
le spécialiste de la France et des Français à Montévidéo

      Jacques-André Duprey est né à Montévidéo le 18 octobre 1936; ses parents étaient professeurs de français, impliqués tous les deux dans la diffusion de la littérature française en Uruguay, et passionnés de tout ce qui concernait Jules Laforgue, montévidéen de naissance (J.-A. Duprey, « Un callejón sin salida », la Cuestión de los origines, Lautréamont et Laforgue, la Quête des origines, actes de la rencontre « Lautréamont et Laforgue », Montévidéo, 20-22 octobre 1992, Academia nacional de letras del Uruguay, 1993, p. 85-93 : le titre de l'article autobiographique militait pour qu'on donne le nom Jules-Laforgue à un tronçon de la petite rue Juncal, où est né le poète). Ensuite, J.-A. Duprey a étudié dans des lycées français. Il est donc bilingue (mais pas au sens de « parfait bilingue », comme on l'entend sur el Bozo). De langue maternelle espagnole, il ne fait pas de doute qu'il maîtrise parfaitement bien le français.

      Or, s'il est maintenant sensible à l'hispanisme dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse, ce n'est pas pour cette raison, car de très nombreux lecteurs bilingues, qui lisent les Chants de Maldoror en français, n'y voient jamais le moindre hispanisme. La preuve de cela n'est plus à faire ici. L'attention portée à cet aspect de l'oeuvre tient à deux causes complémentaires. Ducasse et l'hispanisme, dirais-je. J.-A. Duprey est un spécialiste de l'oeuvre de Ducasse, à cause de ses excellents travaux comparant les trajectoires et les oeuvres de « Lautréamont et Laforgue », dont le tout premier porte sur leur « binationalité » (Duprey, 1994). Il publie également un recueil de textes, el Mito Lautréamont : el vuelo de la imaginación al influjo del poeta franco-uruguayo (Montevideo, El Bichito, 1998, 211 p.). Mais l'auteur a également étudié les rapports entre la France et l'Uruguay, les Français et les Montévidéens (c'est le cas, par exemple, de son anthologie : Voyage aux origines françaises de l'Uruguay : Montévidéo et l'Uruguay vus par des voyageurs français entre 1708 et 1850, Montevideo, Instituto histórico y geográfico del Uruguay, 1952, 393 p.). Cet ouvrage, qui présentait le caractère très français de Montévidéo au XIXe siècle, enregistrait les statistiques des Montévidéens d'origine européenne vers 1840, des Basques, des Italiens, des Espagnols, mais très majoritairement des Français. Et de s'amuser à répertorier des hispanismes dans le Patriote français. Cela dit, Jacques-André Duprey n'avait jamais présenté les hispanismes des Chants de Maldoror avant son dernier livre, ce qu'il fait sommairement, sur trois pages (124-126).

      Il s'agit du premier volume de ce qui devrait être une vaste étude. Lautréamont uruguayo, volume 1, la Vida : biografía de Isidoro Luciano Ducasse (1846-1870) (Montevideo, El Bichito, 2013, 306 p.). Ce qui est assez extraordinaire, c'est qu'on ne trouve l'ouvrage qu'à la Bibliothèque nationale de France, à Paris (cote : Tolbiac, Rez-de-Jardin, Magasin, 218-128678) : le livre n'est pas enregistré au catalogue de l'éditeur et celui-ci ne répond pas à ce sujet; il ne se trouve pas à la Bibliothèque nationale d'Uruguay, ni dans aucune bibliothèque sud-américaine, ni à la bibliothèque nationale du Mexique ou d'Espagne. Bref, nulle part. L'ouvrage n'est connu que par le résumé qu'en donne Kevin Saliou dans les Cahiers Lautréamont, nouvelle série, no 1, 2019, p. 79-97 — « résumé » qu'on verra stigmatisé ci-contre, question « hispanisme ».

      Après toutes ces années où je pensais revenir bientôt en France, j'ai finalement eu la bonne idée de contacter une directrice dans une université de Paris qui a tout de suite demandé à l'une de ses dirigées qui vient régulièrement à la BNP, de bien vouloir m'aider; celle-ci m'a gracieusement scanné les trois pages de l'ouvrage sur « Los hispanismos de Isidoro ». Il s'agit de la section 24, pages 125-126 (à la suite des deux tableaux de la page 124), intitulée « Los hispanismos de Isidoro » (portée en titre courant). Je ne sais pas quand je viendrai à Paris et pourrai lire l'ouvrage, mais je peux enfin présenter l'analyse de J.-A. Duprey sur notre sujet, trois petites pages, mais pleines d'enseignement, comme on va le voir, à ses forces et à ses faiblesses.

      La question concerne d'abord Jacques-André Duprey. C'est en effet vers la fin de sa carrière qu'il en vient aux hispanismes d'Isidore Ducasse. Cela confirme que les hispanophones, qui peuvent lire les Chants de Maldoror en français, n'en voient pas les hispanismes qui leur sont parfaitement transparents. Or, même si J.-A. Duprey découvre finalement le phénomène, on verra qu'il n'en voit pas l'ampleur, ni même le comprend. Ensuite, il est clair que l'auteur ne connaît pas l'étude des hispanismes menée ici, dans le cadre de l'édition critique des Chants. Du point de vue scientifique, voilà qui est vraiment dommage, et pour son travail et pour le mien.

      Cela dit, l'inverse ne sera pas vrai, puisque je vais rendre compte précisément des trois pages de J.-A. Duprey. Je commence par ses deux tableaux intitulés « Algunos hispanismos de Isidoro » (p. 124). Le premier identifie douze hispanismes dits « pleins » et le second, sept qualifiés de « partiels ». Dix-neuf hispanismes, voilà qui est bien peu. Comme je l'ai dit plus haut, cela caractérise le fait que les hispanismes sont tout simplement invisibles pour un locuteur de langue maternelle espagnole. Or, non seulement J.-A. Duprey a mis beaucoup de temps avant d'en venir aux hispanismes des Chants de Maldoror, mais il reprend plusieurs des hispanismes déjà signalés par notre héroïne, Leyla Perrone-Moisés, avec son collègue Emir Rodríguez Monegal, en 1983 (voir la bibliographie à Monegal, 1983a (« Les fautes de français », p. 373-375) et 1983b (abrégé MPM, Monegal+Perrone-Moisés, dans ce qui suit). Par ailleurs, son dépouillement ajoute deux hispanismes aux 294 hispanismes lexicaux enregistrés actuellement sur el Bozo, tandis que trois vocables présentés comme des hispanismes n'en sont pas. On verra tout cela dans la liste commentée des dix-neuf vocables ou expressions énumérés dans les deux tableaux de J.-A. Duprey.

I. Hispanismes pleins

(1) 1.2 Dans = « à (au) », (« dans » le commencement de cet ouvrage), enregistré comme hispanisme morphologique, 1.2, n. (a). Hispanisme signalé par MPM en 1983.

(2) 1.6 T'ayant écarté = t'« étant » écarté («habiéndote apartado »). Enregistré comme une coquille de la dernière édition, une faute de l'hispanophone : voir la note (m). Faute signalée par MPM.

(3) 1.12 Rappelle-toi-le bien. Duprey corrige cette expression tout à fait correcte par le barbarisme « rappelle-le-toi », car cette expression grammaticalement correcte n'est pas admise en français, pour une raison euphonique évidente. Voir la strophe, n. (x). Expression signalée par MPM comme le correspondant de « recuérdatelo », où l'espagnol suit en effet l'ordre des mots attendus en français dans ce cas particulier.

(4) 2.6 On te commet des injustices, deux occurrences. Duprey voudrait qu'on traduise « on commet envers toi » (= contigo), qu'il croit correspondre à « uno te comete ». Il s'agit d'une critique de Robert Faurisson récupérée comme un éventuel hispanisme par MPM (« te cometen »). Mais rien n'est moins sûr : voir l'analyse de la note (f) de la strophe. Il est amusant de voir qu'un traducteur rétablit la morphologie, en espagnol (!), en généralisant tout simplement la proposition, « si se comete », soit, s'il se commet des injustices sur la terre, il doit s'en commettre aussi dans l'autre monde (Alvarez Ortega). El Bozo enregistre l'expression comme une incorrection, bien qu'elle puisse correspondre à un hispanisme (une formulation passive).

(5) 2.6 Se narguer de toi = « se moquer de toi » (« burlarse de ti »). Incorrection analysée comme telle, narguer, sur el Bozo. Te narguer, c'est, se moquer de toi, qui correspond à, burlarse de ti, mais il ne faut pas inverser les deux expressions pour en faire un hispanisme. La faute d'analyse vient encore de MPM réagissant à l'incorrection relevée par Robert Faurisson.

(6) 2.13 Mets-te-le = « mets-toi-le » dans la tête, que J.-A. Duprey rétablit scolairement en « mets-le- toi », alors que l'ordre des deux pronoms est libre en français. Il s'agit certes de l'« hispanisme » déjà rencontré dans les deux premières versions de la strophe 1.12 (voir plus haut, no 3), mais pour bien dire, il s'agit d'une formulation espagnole insérée abruptement dans un texte français. Par conséquent, el Bozo ne l'enregistre pas comme hispanisme.

(7) 2.13 Dévisager = « distinguer » (divisar), « apercevoir (confusément) de loin ». Hispanisme enregistré sur el Bozo, avec les deux emplois corrects du verbe en français au début de la strophe.

(8) 4.3 Est-ce possible que tu sois encore respirant ? = « que tu respires encore ? (« que estés/sigar todavía respirando ? »). Tournure enregistrée sur el Bozo, 4.3; hispanisme signalé par MPM.

(9) 4.4 Va-t'en... que je ne s'inspire aucune piété = « pitié » ( piedad). Jacques-André Duprey a raison, il s'agit bel et bien d'un hispanisme, piedad correspondant au français « pitié » et « piété ». Il ne s'agit donc pas d'un lapsus, comme je l'ai cru. Je me corrige : pitié, impiété. Cet hispanisme n'avait encore jamais été signalé.

      Et, comme on le voit, l'analyse de J.-A. Duprey permet d'expliquer le très curieux emploi d'« impiété » en français, encore un nouvel hispanisme, à la strophe 6.9.

(10) 4.6 Paume de sa main (p. 212: 22), soit « Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main, jusqu'au fond de la mer... ». Comme en français, les traducteurs écrivent évidemment con la palma de su mano. J.-A. Duprey voudrait que ce soit un hispanisme et qu'on devrait lire « avec sa paume », ce que personne ne comprendrait, évidemment. Comme en espagnol, paume/palma ne peut s'employer sans que la main, les mains soient dénotées. Je ne m'explique pas cette faute d'analyse.

(11) 6.9 Qui n'en déplorera pas les événements consommés ! = « réalisés ». L'hispanisme est enregistré sur el Bozo, consommé.

(12) Lettre à Darasse, 22 mai 1869. Vous n'auriez qu'à m'écrire un mot [et je pourrais le recevoir très vite] si je me rencontre sur le vestibule [de mon hôtel]. = « si je me trouve ». — Il suffit de relire la lettre pour voir qu'on y rencontre de nombreux barbarismes et formulations alambiquées. On enregistrera l'hispanisme signalé par J.-A. Duprey, lors de l'édition critique de la Correspondance.

II. Hispanismes partiels

(13) 1.12 Tes jambes ne te soutiennent point, tu t'égarerais, pendant que tu cheminerais = « marcherais » (ou, mieux, te « déplacerais »). L'hispanisme est enregistré sur el Bozo, qui n'en signale pas une, mais quatre occurrences, sans compter deux emplois de chemin comme hispanismes. Cf. chemin, cheminer.

(14) 3.2 Raser = « frôler ». L'hispanisme désigné par J.-A. Duprey est avéré (s'agissant d'un barbarisme en français). Toutefois, el Bozo analyse quatre occurrences différentes du même hispanisme sous le vocable raser, « effleurer, frôler, raser et friser ».

(15) 3.3 Se soutenir = te « tenir » sur tes pattes. L'hispanisme identifié par J.-A. Duprey est avéré, mais el Bozo, en enregistre non pas une, mais deux occurrences, en 1.12 et 3.3. Voir l'hispanisme soutenir.

(16) 3.5 Mouvoir = « bouger ». Encore une fois, l'hispanisme est enregistré non pas pour une, mais pour deux occurrence sur el Bozo, en 3.5 et 6.10. Cf. l'hispanisme mouvoir.

(17) 3.5 ... Les chancres qu'occasionne un grand vice. J.-A. Duprey voudrait qu'occasionner soit un hispanisme pour « causer ». Gómez et Serrat traduisent judicieusement que produce, « que produit »; tous les autres traducteurs donnent en effet littéralement que ocasiona. La différence, en français, entre causer et occasionner porte sur le rapport direct ou (éventuellement, plus ou moins) indirect entre la cause et son résultat. Saturne traduit causer = causar (être la cause); et occasionner = ocasionar, causar et donne ensuite une longue liste de synonymes qui montre les nombreuses nuances distinguant ces vocables. Cela dit, la proposition subordonnée des Chants est parfaitement correcte en français. Je n'enregistre donc pas cet emploi comme un hispanisme, même s'il est bien possible que tel soit le cas. La règle, sur el Bozo est de ne jamais enregistrer un hispanisme qui n'est pas évident, avéré.

(18) 5.5 Suave = « doux ». J.-A. Duprey voit juste et il aura été le premier à signaler cet évident hispanisme, qui n'a pas une (5.5) mais cinq occurrences dans les Chants. J'ajoute donc une nouvelle entrée au répertoire des hispanismes lexicaux, suave, suavement.

(19) 5.6 Plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés. Le synonyme recherché en français de « sablonneux » est tout à fait approprié dans le contexte et le fait que Ducasse l'ait eu à l'esprit parce qu'il s'agit d'un composé d'arena (« sable » en espagnol), cela n'en fait évidemment pas un hispanisme. — Mais cet enregistrement de J.-A. Duprey montre qu'il n'a pas une idée claire de ce qu'est un hispanisme. Dans le cas de hispanisme lexical, il s'agit d'un vocable français employé (incorrectement) dans un sens espagnol. Ici, « arénacé » est un adjectif français, dont le sens est parfaitement français.

      Si on laisse de côté l'hispanisme pris de la correspondance (12), dont l'édition viendra plus tard sur el Bozo, on voit que sept des exemples de J.-A. Duprey sont repris d'Emir Rodríguez Monegal et de Leyla Perrone-Moisés, ou avaient déjà été signalés par ces auteurs dans leur article de 1983 (1, 2, 3, 4, 5, 6 et 8), alors qu'il ne s'agit pas toujours d'hispanismes avérés. Ils sont d'ailleurs énumérés sans analyse, comme on le voit à l'exemple (6) qui n'est pas un hispanisme, mais tout simplement une rédaction castillane dans le texte français !

      Tous ces exemples sont enregistrés sur el Bozo, mais c'est le cas également de ceux qu'ajoute J.-A. Duprey au dépouillement de MPM (7, 11, 13, 14, 15 et 16), mais sans voir que plusieurs de ces hispanismes n'ont pas qu'une seule, mais bien deux, trois ou plusieurs occurrences dans les Chants.

      Cela dit, si J.-A. Duprey fait quelques fautes d'analyse, proposant trois fois des hispanismes qui n'en sont pas du tout (10, 17 et 19), en revanche il est le premier à signaler deux hispanismes qui non seulement ne se trouvaient pas sur el Bozo (où je les ajoute et les analyse, évidemment), mais que personne n'avait signalé avant lui. D'abord piété pour pitié, que j'avais pris pour un lapsus; mais ensuite et surtout l'hispanisme suave mis pour doux qu'on trouve pas moins de cinq fois dans les Chants.

      Sur cette énumération, il reste à signaler que la distinction des hispanismes « pleins » et « partiels » est inopérante. La première liste d'hispanismes dits « pleins » comprend des hispanismes morphologiques (1, 2 et 8) et syntaxiques (3, 4 et 6); mais si on laisse de côté ceux qu'on a écartés, il ne reste en fait que deux hispanismes lexicaux, (7) dévisager/divisar (« distinguer ») et (11) consommé/consumado (« réalisé »), que rien ne distingue de ceux de la seconde liste, celle des hispanismes dits « partiels ». J.-A Duprey écrit en effet, dans son exposé sur l'hispanisme dans les Chants : « al hablar de hispanismos cabe diferenciar aquellos que son "plenos" de aquellos otros que podríamos catalogar de "parciales" que ocurren cuando el francés se dispone de dos sinónimos para expresar una idea y uno no elije el término más usual sino el que más se asemeja al español » (observation no 6). Oui, bien sûr, mais un hispanisme ne sera pas « partiel » pour cette raison qui explique l'emploi de tel ou tel vocable ou de tel ou tel de ses emplois — et ne s'applique d'ailleurs que très approximativement aux hispanismes de son deuxième tableau (contrairement à ce qu'il affirme : « ver ejemplos en el listado adjunto »). Or, il ne s'agit pas ici d'expliquer la production des hispanismes (qui tient forcément souvent aux « correspondants », qui ont la même forme dans les deux langues, avec des sens différents); mais aux résultats. Alors, la question est de savoir combien de fois un vocable français, qu'on trouve employé dans un sens espagnol, l'est aussi parfois dans le sens qu'il a en français. Soit les « hapax », les vocables français toujours employés dans un sens espagnol et, à l'autre extrême, les « variants » qui répartissent leurs emplois entre des sens espagnols et français. Apparemment, ce sont ces emplois que J.-A. Duprey paraît désigner comme « hispanismes partiels », mais il n'en étudie pas le mécanisme et d'ailleurs n'en donne aucun exemple, de sorte qu'on n'en voit pas la nature.

      Après ce dépouillement, qui tient en deux tableaux (p. 124), l'auteur consacre deux pages à l'étude de l'hispanisme d'Isidore Ducasse (p. 125-126). Il s'agit en fait d'une énumération de sept « observations ». Comme on va le voir, l'ensemble ne constitue pas une analyse, mais surtout ne permet nullement d'ajuster la situation biographique et socio-linguistique d'Isidore Ducasse, l'auteur des Chants, aux caractères hispaniques de son oeuvre. Et cela commence par le fait que les hispanismes fourmillent dans les Chants, ce qu'on ne trouvera dans aucune autre oeuvre française (et d'ailleurs, toutes langues confondues, car je ne connais aucune oeuvre littéraire qui multiplie en français les italianismes ou les anglicismes comme Ducasse accumule les hispanismes). C'est là un phénomène exceptionnel que les observations de J.-A. Duprey sont bien loin d'expliquer, alors que la réponse se trouve depuis longtemps sur el Bozo, s'agissant d'une question proprement linguistique. Voyons cela.

      On numérotera les sept observations de J.-A. Duprey, mais il faut commencer par son introduction, qui présage son observation no 6, soit la distinction inadéquate des hispanismes « pleins » et « partiels », que l'on vient de rejeter. Cette introduction oppose des hispanismes « authentiques », de vrais hispanismes, et une manière ou une forme confuse de s'exprimer. À son avis, il n'est pas facile de distinguer ces deux situations (« no siempre resulta fácil diferenciar un auténtico hispanismo de una manera confusa de expresarse »). Depuis les quatre décennies que j'étudie le style et les hispanismes dans les Chants, je peux montrer que tel n'est pas le cas. Les « manières confuses de s'exprimer », ce sont d'abord et avant tout les fautes de langue; et alors, de deux choses l'une, ou bien il s'agit d'hispanismes ou bien d'incorrections; et la différence entre les deux relève de l'analyse grammaticale, à commencer bien entendu par sa connaissance de la grammaire française. Dès que je suis en face d'une incorrection dans les Chants, une « expression confuse » comme dit poétiquement J.-A. Duprey, j'ai sept traductions des Chants en espagnol et deux en catalan qui vont me dire catégoriquement dans la plupart des cas s'il s'agit d'un hispanisme, ce que confirmeront, si tel est le cas, mes dictionnaires et mes grammaires du castillan. Bref, l'hispanophone J.-A. Duprey, tout bilingue qu'il soit, crée un problème qui n'existe pas.

      L'observation no 4 est encore d'ordre linguistique. Avant d'identifier des hispanismes, dit-il, il faut une « connaissance précise » de la langue qui se parlait au milieu du XIXe siècle aussi bien en France qu'en Uruguay. Bien entendu, mais cette remarque, aussi générale que scolaire, ne s'appuie sur aucun exemple, ni même aucune prescription méthodologique. Pour ma part, j'ai utilisé deux instruments propres à tenir compte de cette réalité historique, dans les deux langues, d'une part en utilisant le dictionnaire bilingue Garnier, qui est exactement contemporain des publications de Ducasse, et surtout la base de données du TLF, qui radiographie chronologiquement les occurrences des vocables dans 3 600 oeuvres de langue française.

      L'observation suivante, no 5, fait encore la démonstration que J.-A. Duprey ne connaît pas la nature linguistique dans la rencontre des langues. On l'a vu plus haut avec le vocable arénacé (no 19), ce sera maintenant le cas d'un drôle de « latinisme ». Dans les lycées de Tarbe et de Pau, Isidore Ducasse devrait avoir beaucoup planché sur le latin et la littérature latine, croit J.-A. Duprey. Sur el Bozo, le texte des Chants étudié mot à mot du début à la fin n'a révélé aucun latinisme, Rome et son empire n'ont exercé aucune influence sur son oeuvre et ses cours de latin ne l'ont jamais incité à produire aucune expression latine, ce qui est d'ailleurs curieux, étant donné la « hauteur » souvent épique de son oeuvre. Je met le mot entre guillemets, parce qu'il va nous occuper de manière amusante. En effet, de ses études aux lycées français à ses Chants de Maldoror, J.-A Duprey affirme que « resulta difícil diferenciar un hispanismo de un latinismo » ! Exemple ? Aux tout premiers mots de sa lettre à Darasse du 12 mars 1870, Ducasse lui propose de reprendre les choses d'un peu haut : « Monsieur, laissez-moi reprendre d'un peu haut ». J.-A. Duprey affirme que la formule n'a pas d'équivalent en espagnol : « literalmente sería "retomar de un poco alto" », alors que Pellegrini et Álvarez Ortega rendent correctement l'adverbe de temps (« de haut »), « que retome/comiense un poco atrás / desde algo más atrás ». Mais peu importe, puisqu'il ne s'agit manifestement pas d'un hispanisme. En revanche, J.-A. Duprey y voit lui un latinisme et heureusement qu'il emploie le conditionnel ! « podría sí ser un calco del latín,"pauca supra repetenda sunt ». Non seulement notre analyste est pris en faute, mais il fait la preuve qu'il ne sait pas ce qu'est un latinisme. D'abord, il traduit parfaitement bien la formulation d'Isidore Ducasse en latin, ensuite supra repetere signifie très précisément « reprendre de plus haut »; mais enfin, c'est l'origine latine de l'expression française ! J.-A. Duprey aurait-il oublié que le français vient du latin ? Il n'y a là aucun latinisme, Ducasse ne traduit pas du latin : il parle français, tout simplement. Il propose donc, comme vous et moi en français, de « reprendre les choses de plus haut ».

      Voilà. On ne trouve aucune autre observation de portée linguistique ou qui soit en rapport avec l'hispanisme dans les Chants, sauf que le grand spécialiste des rapports entre la France et l'Uruguay, l'immigration française à Montévidéo, va faire dériver ses connaissances (réelles et précises) pour les appliquer aveuglément au « bilinguisme » d'Isidore Ducasse. Sur ce point, je devrais recopier toutes les critiques et les corrections que j'ai faites à ces observations reprises ou reformulées par Kevin Saliou dans son résumé : ce sont mes notes critiques de (6) à (12).

      Je les reprends en quelques mots, en les situant plus précisément dans les deux pages que J.-A. Duprey consacre à l'hispanisme. Ses deux premières observations voudraient nous faire croire que les hispanismes de Ducasse sont ceux de tous les Uruguayens d'origine française qui pourraient parler (c'est un conditionnel prédictif : « la situación bien pudo evolucionar hasta desembocar en... ») rien de moins qu'un sabir, un créole, comme le haïtien ou encore le papiamento des Surinamiens. Voilà une caricature du français qui se parlait et s'écrivait à Montévidéo dans l'enfance d'Isidore Ducasse. Certes, la langue de plusieurs francophones pouvait, selon les classes sociales, être mâtiné d'hispanismes (l'affirmation, qui voudrait que « los hispanismos de Isidoro no fueron de su creación consciente (!) o inconsciente, sino proprios del francés que por entonces se hablaba en Uruguay » (observation no 2), n'est manifestement pas juste). Je rappelle qu'Isidore est le fils du professeur François Ducasse, formé en pédagogie, diplômé de l'École normale de Pau et qui a été instituteur de 1829 à 1839; il ne pouvait pas baragouiner le français de notre auteur et sa langue ne pouvait correspondre à cette vue négative du français de Montévidéo présentée par J.-A. Duprey.

      Bref, « forzando apenas las cosas » (évidente exasgération), « podemos llegar a decir que los Cantos fueron escritos en francés hispanizado [que] fue quizá la lengua más hablada en Montevideo, por lo menos mientras duró la Guerre Grande » (observation no 3). En réalité, il s'agit d'un renversement du raisonnement : Isidore Ducasse n'écrivait pas dans la langue française des Montévidéens (c'est-à- dire en français !), alors ce sont les Montévidéens qui parlaient et écrivaient le ducassien des Chants de Maldoror !

      En vérité, la réalité, comme toujours, est toute simple et elle se trouve exposée dans ma note (9) que je recopie pour conclure : Jacques-André Duprey se laisse entraîner par les résultats de ses excellents et importants travaux sur les Français à Montévidéo. Il s'agit de l'étude d'une situation socio-linguistique évidemment très particulière où au moins trois langues (l'espagnol, le français et l'italien) sont en corrélation, par des immigrants (récents) qui vivent en vase clos. Mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit, justement, d'un phénomène socio-linguistique, auquel Isidore Ducasse, dans son enfance (en Uruguay jusqu'à l'âge de treize ans), n'a jamais été exposé, puisque cela concerne évidemment l'âge adulte. En revanche, sa situation biographique est la première cause de ses hispanismes : né le 4 avril 1846, Isidore n'a pas deux ans lors du décès de sa mère, 18 mois plus tard, le 9 décembre 1847. Dès lors, il ne fait pas de doute qu'Isidore Ducasse sera un « parfait bilingue » (ceux qui parlent deux langues avant l'âge de cinq ou sept ans), dont la première langue est l'espagnol et la seconde le français. La preuve ? Les Chants de Maldoror, évidemment ! On ne parsème pas autant d'hispanismes dans une oeuvre française autrement. Suit, à l'âge de 13 ans, le difficile apprentissage du français par un lycéen d'origine montévidéenne, pendant huit ans (de 13 à 21 ans); puis voilà ce Montévidéen, maîtrisant très mal son français et ne pouvant écrire en espagnol, qui se fait écrivain à Paris durant trois ans, de 21 ans jusqu'à sa mort à 24 ans. Il suit que les hispanismes des Chants n'ont aucun rapport avec la situation socio-linguistique à Montévidéo. Ils ne concernent que la biographie d'Isidore Ducasse. C'est ce que, sur el Bozo, on a compris depuis longtemps.

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15 novembre 2024

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