L'hispanisme et quelques hispanismes dans les Chants
de
Maldoror,
par Jacques-André Duprey,
le spécialiste de la France et des Français à
Montévidéo
Jacques-André Duprey est né
à
Montévidéo le 18 octobre 1936; ses parents
étaient
professeurs de français, impliqués tous les deux dans
la diffusion de
la littérature française en Uruguay, et
passionnés de tout ce
qui concernait Jules Laforgue, montévidéen de
naissance (J.-A.
Duprey, « Un callejón sin salida »,
la
Cuestión
de los origines, Lautréamont et Laforgue, la Quête des
origines,
actes de la rencontre « Lautréamont et
Laforgue »,
Montévidéo, 20-22 octobre 1992, Academia nacional de
letras del
Uruguay, 1993, p. 85-93 : le titre de l'article
autobiographique militait
pour qu'on donne le nom Jules-Laforgue à un tronçon
de la petite rue
Juncal, où est né le poète). Ensuite, J.-A.
Duprey a
étudié dans des lycées français. Il
est donc bilingue
(mais pas au sens de « parfait bilingue »,
comme on l'entend
sur el Bozo). De langue maternelle espagnole, il ne fait
pas de doute qu'il
maîtrise parfaitement bien le français.
Or, s'il est maintenant sensible à
l'hispanisme dans
l'oeuvre d'Isidore Ducasse, ce n'est pas pour cette raison, car de
très
nombreux lecteurs bilingues, qui lisent les Chants de
Maldoror en
français, n'y voient jamais le moindre hispanisme. La
preuve de cela n'est
plus à faire ici. L'attention portée à cet
aspect de l'oeuvre
tient à deux causes complémentaires. Ducasse et
l'hispanisme,
dirais-je. J.-A. Duprey est un spécialiste de l'oeuvre de
Ducasse, à
cause de ses excellents travaux comparant les trajectoires et les
oeuvres de
« Lautréamont et Laforgue », dont le
tout premier porte
sur leur « binationalité » (Duprey, 1994).
Il publie également un recueil de
textes, el Mito
Lautréamont : el vuelo de la imaginación al
influjo del poeta
franco-uruguayo (Montevideo, El Bichito, 1998, 211 p.).
Mais l'auteur a
également étudié les rapports entre la France
et l'Uruguay,
les Français et les Montévidéens (c'est le
cas, par exemple,
de son anthologie : Voyage aux origines françaises
de
l'Uruguay : Montévidéo et l'Uruguay vus par des
voyageurs
français entre 1708 et 1850, Montevideo, Instituto
histórico y
geográfico del Uruguay, 1952, 393 p.). Cet ouvrage,
qui
présentait le caractère très français
de
Montévidéo au XIXe siècle, enregistrait les
statistiques des
Montévidéens d'origine européenne vers 1840,
des Basques, des
Italiens, des Espagnols, mais très majoritairement des
Français. Et
de s'amuser à répertorier des hispanismes dans le
Patriote
français. Cela dit, Jacques-André Duprey n'avait
jamais
présenté les hispanismes des Chants de
Maldoror avant son
dernier livre, ce qu'il fait sommairement, sur trois pages
(124-126).
Il s'agit du premier volume de ce qui devrait
être une
vaste étude. Lautréamont uruguayo,
volume 1, la
Vida : biografía de Isidoro Luciano Ducasse
(1846-1870)
(Montevideo, El Bichito, 2013, 306 p.). Ce qui est assez
extraordinaire,
c'est qu'on ne trouve l'ouvrage qu'à la Bibliothèque
nationale de
France, à Paris (cote : Tolbiac, Rez-de-Jardin,
Magasin, 218-128678) :
le livre n'est pas enregistré au catalogue
de
l'éditeur et celui-ci ne répond pas à ce
sujet; il ne se
trouve pas à la Bibliothèque nationale d'Uruguay, ni
dans aucune
bibliothèque sud-américaine, ni à la
bibliothèque
nationale du Mexique ou d'Espagne. Bref, nulle part. L'ouvrage
n'est connu que
par le résumé qu'en donne Kevin Saliou dans les
Cahiers
Lautréamont, nouvelle série, no 1, 2019,
p. 79-97 —
« résumé » qu'on
verra
stigmatisé ci-contre, question « hispanisme ».
Après toutes ces années
où je pensais
revenir bientôt en France, j'ai finalement eu la bonne
idée de contacter
une directrice dans une université de
Paris qui a tout de
suite demandé à l'une de ses dirigées qui
vient
régulièrement à la BNP, de bien vouloir
m'aider; celle-ci m'a
gracieusement scanné les trois pages de l'ouvrage sur
« Los
hispanismos de Isidoro ». Il s'agit de la section 24,
pages 125-126
(à la suite des deux tableaux de la page 124),
intitulée
« Los hispanismos de Isidoro »
(portée en titre
courant). Je ne sais pas quand je viendrai à Paris et
pourrai lire
l'ouvrage, mais je peux enfin présenter l'analyse de J.-A.
Duprey sur notre
sujet, trois petites pages, mais pleines d'enseignement, comme on
va le voir,
à ses forces et à ses faiblesses.
La question concerne d'abord
Jacques-André Duprey.
C'est en effet vers la fin de sa carrière qu'il en vient aux
hispanismes
d'Isidore Ducasse. Cela confirme que les hispanophones, qui
peuvent lire les
Chants de Maldoror en français, n'en voient pas les
hispanismes qui leur
sont parfaitement transparents. Or, même si J.-A. Duprey
découvre
finalement le phénomène, on verra qu'il n'en voit pas
l'ampleur, ni
même le comprend. Ensuite, il est clair que l'auteur ne
connaît pas
l'étude des hispanismes menée ici, dans le cadre de
l'édition
critique des Chants. Du point de vue scientifique, voilà
qui est vraiment
dommage, et pour son travail et pour le mien.
Cela dit, l'inverse ne sera pas vrai, puisque
je vais rendre
compte précisément des trois pages de J.-A. Duprey.
Je commence par
ses deux tableaux intitulés « Algunos hispanismos
de
Isidoro » (p. 124). Le premier identifie douze
hispanismes dits
« pleins » et le second, sept qualifiés
de
« partiels ». Dix-neuf hispanismes,
voilà qui est bien
peu. Comme je l'ai dit plus haut, cela caractérise le fait
que les
hispanismes sont tout simplement invisibles pour un locuteur de
langue maternelle
espagnole. Or, non seulement J.-A. Duprey a mis beaucoup de temps
avant d'en venir
aux hispanismes des Chants de Maldoror, mais il reprend
plusieurs des
hispanismes déjà signalés par notre
héroïne, Leyla
Perrone-Moisés, avec son collègue Emir
Rodríguez Monegal, en
1983 (voir la bibliographie à
Monegal, 1983a
(« Les fautes de français »,
p. 373-375) et 1983b
(abrégé MPM, Monegal+Perrone-Moisés, dans ce
qui suit). Par
ailleurs, son dépouillement ajoute deux hispanismes
aux 294
hispanismes lexicaux enregistrés actuellement sur el
Bozo, tandis que
trois vocables présentés comme des hispanismes n'en
sont pas. On
verra tout cela dans la liste commentée des dix-neuf
vocables ou expressions
énumérés dans les deux tableaux de J.-A.
Duprey.
I. Hispanismes pleins
(1) 1.2 Dans = « à (au) »,
(« dans » le commencement de cet
ouvrage),
enregistré comme hispanisme morphologique, 1.2, n. (a). Hispanisme signalé par MPM
en
1983.
(2) 1.6 T'ayant écarté =
t'« étant » écarté
(«habiéndote apartado »).
Enregistré comme une
coquille de la dernière édition, une faute de
l'hispanophone :
voir la note (m). Faute
signalée par MPM.
(3) 1.12 Rappelle-toi-le bien. Duprey corrige cette
expression tout
à fait correcte par le barbarisme
« rappelle-le-toi »,
car cette expression grammaticalement correcte n'est pas admise en
français,
pour une raison euphonique évidente. Voir la strophe,
n. (x). Expression signalée par
MPM
comme le
correspondant de « recuérdatelo »,
où l'espagnol
suit en effet l'ordre des mots attendus en français dans ce
cas
particulier.
(4) 2.6 On te commet des injustices, deux occurrences.
Duprey voudrait
qu'on traduise « on commet envers toi »
(= contigo), qu'il croit correspondre à « uno
te
comete ». Il s'agit d'une critique de Robert Faurisson
récupérée comme un éventuel hispanisme
par MPM
(« te cometen »). Mais rien n'est moins
sûr : voir
l'analyse de la note (f) de la
strophe.
Il est amusant
de voir qu'un traducteur rétablit la morphologie, en
espagnol (!), en
généralisant tout simplement la proposition,
« si se
comete », soit, s'il se commet des injustices sur la
terre, il doit s'en
commettre aussi dans l'autre monde (Alvarez Ortega). El
Bozo enregistre
l'expression comme une incorrection, bien qu'elle puisse
correspondre à un
hispanisme (une formulation passive).
(5) 2.6 Se narguer de toi = « se moquer de
toi »
(« burlarse de ti »). Incorrection
analysée comme
telle, narguer, sur el Bozo.
Te
narguer, c'est,
se moquer de toi, qui correspond à, burlarse de ti, mais il
ne faut pas
inverser les deux expressions pour en faire un hispanisme. La
faute d'analyse
vient encore de MPM réagissant à l'incorrection
relevée par
Robert Faurisson.
(6) 2.13 Mets-te-le = « mets-toi-le »
dans la
tête, que J.-A. Duprey rétablit scolairement en
« mets-le-
toi », alors que l'ordre des deux pronoms est libre en
français.
Il s'agit certes de l'« hispanisme »
déjà
rencontré dans les deux premières versions de la
strophe 1.12 (voir
plus haut, no 3), mais pour bien dire, il s'agit d'une
formulation espagnole
insérée abruptement dans un texte français.
Par
conséquent, el Bozo ne l'enregistre pas comme
hispanisme.
(7) 2.13 Dévisager =
« distinguer »
(divisar), « apercevoir (confusément) de
loin ».
Hispanisme enregistré sur
el
Bozo, avec
les deux emplois corrects du verbe en français au
début de la
strophe.
(8) 4.3 Est-ce possible que tu sois encore respirant ?
=
« que tu respires encore ? (« que
estés/sigar
todavía respirando ? »). Tournure
enregistrée sur
el Bozo, 4.3; hispanisme
signalé par
MPM.
(9) 4.4 Va-t'en... que je ne s'inspire aucune
piété =
« pitié » ( piedad).
Jacques-André
Duprey a raison, il s'agit bel et bien d'un hispanisme,
piedad correspondant
au français « pitié » et
« piété ». Il ne s'agit donc pas
d'un lapsus,
comme je l'ai cru. Je me corrige : pitié, impiété.
Cet
hispanisme n'avait encore jamais été
signalé.
Et, comme on le voit, l'analyse de J.-A.
Duprey permet
d'expliquer le très curieux emploi
d'« impiété » en français,
encore un
nouvel hispanisme, à la strophe 6.9.
(10) 4.6 Paume de sa main (p. 212: 22), soit
« Mais, quand la
tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la
paume de sa
main, jusqu'au fond de la mer... ». Comme en
français, les
traducteurs écrivent évidemment con la palma de su
mano. J.-A. Duprey voudrait
que ce soit un hispanisme et qu'on devrait lire
« avec
sa paume », ce que personne ne comprendrait,
évidemment. Comme
en espagnol, paume/palma ne peut s'employer sans que la main, les
mains soient
dénotées. Je ne m'explique pas cette faute
d'analyse.
(11) 6.9 Qui n'en déplorera pas les événements
consommés ! =
« réalisés ».
L'hispanisme est enregistré sur el Bozo, consommé.
(12) Lettre à Darasse, 22 mai 1869. Vous n'auriez
qu'à
m'écrire un mot [et je pourrais le recevoir très
vite] si je me
rencontre sur le vestibule [de mon hôtel]. =
« si je me
trouve ». — Il suffit de relire la lettre pour
voir qu'on y
rencontre de nombreux barbarismes et formulations
alambiquées. On
enregistrera l'hispanisme signalé par J.-A. Duprey, lors de
l'édition
critique de la Correspondance.
II. Hispanismes partiels
(13) 1.12 Tes jambes ne te soutiennent point, tu
t'égarerais, pendant que
tu cheminerais = « marcherais » (ou,
mieux, te
« déplacerais »). L'hispanisme est
enregistré
sur el Bozo, qui n'en signale pas une, mais quatre
occurrences, sans compter
deux emplois de chemin comme hispanismes. Cf. chemin, cheminer.
(14) 3.2 Raser = « frôler ».
L'hispanisme
désigné par J.-A. Duprey est avéré
(s'agissant d'un
barbarisme en français). Toutefois, el Bozo analyse
quatre
occurrences différentes du même hispanisme sous le
vocable raser, « effleurer,
frôler, raser et
friser ».
(15) 3.3 Se soutenir = te « tenir » sur
tes pattes.
L'hispanisme identifié par J.-A. Duprey est
avéré, mais el
Bozo, en enregistre non pas une, mais deux occurrences, en 1.12
et 3.3. Voir
l'hispanisme soutenir.
(16) 3.5 Mouvoir = « bouger ». Encore
une fois,
l'hispanisme est enregistré non pas pour une, mais pour deux
occurrence sur
el Bozo, en 3.5 et 6.10. Cf. l'hispanisme mouvoir.
(17) 3.5 ... Les chancres qu'occasionne un grand vice.
J.-A. Duprey
voudrait qu'occasionner soit un hispanisme pour
« causer ». Gómez et Serrat traduisent
judicieusement
que produce, « que produit »; tous les
autres
traducteurs donnent en effet littéralement que
ocasiona. La
différence, en français, entre causer et
occasionner
porte sur le rapport direct ou (éventuellement, plus ou
moins) indirect
entre la cause et son résultat. Saturne traduit
causer =
causar (être la cause); et occasionner =
ocasionar,
causar et donne ensuite une longue liste de synonymes qui
montre les nombreuses nuances
distinguant ces vocables. Cela dit, la proposition
subordonnée des Chants
est parfaitement correcte en français. Je n'enregistre donc
pas cet emploi
comme un hispanisme, même s'il est bien possible que tel soit
le cas. La
règle, sur el Bozo est de ne jamais enregistrer un
hispanisme qui
n'est pas évident, avéré.
(18) 5.5 Suave = « doux ». J.-A. Duprey
voit juste et
il aura été le premier à signaler cet
évident
hispanisme, qui n'a pas une (5.5) mais cinq occurrences dans les
Chants. J'ajoute
donc une nouvelle entrée au répertoire des
hispanismes lexicaux, suave, suavement.
(19) 5.6 Plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres
vagues des golfes
arénacés. Le synonyme recherché en
français de
« sablonneux » est tout à fait
approprié dans le
contexte et le fait que Ducasse l'ait eu à l'esprit parce
qu'il s'agit d'un
composé d'arena (« sable » en
espagnol), cela
n'en fait évidemment pas un hispanisme. — Mais cet
enregistrement
de J.-A. Duprey montre qu'il n'a pas une idée claire de ce
qu'est un
hispanisme. Dans le cas de hispanisme lexical, il s'agit d'un
vocable
français employé (incorrectement) dans un sens
espagnol. Ici,
« arénacé » est un
adjectif français, dont le sens est parfaitement
français.
Si on laisse de côté l'hispanisme
pris de la
correspondance (12), dont l'édition viendra plus tard sur
el Bozo,
on voit que sept des exemples de J.-A. Duprey sont repris d'Emir
Rodríguez
Monegal et de Leyla Perrone-Moisés, ou avaient
déjà
été signalés par ces auteurs dans leur article
de 1983 (1, 2,
3, 4, 5, 6 et 8), alors qu'il ne s'agit pas toujours d'hispanismes
avérés. Ils sont d'ailleurs
énumérés sans
analyse, comme on le voit à l'exemple (6) qui n'est pas un
hispanisme, mais
tout simplement une rédaction castillane dans le texte
français !
Tous ces exemples sont enregistrés sur
el Bozo,
mais c'est le cas également de ceux qu'ajoute J.-A. Duprey
au
dépouillement de MPM (7, 11, 13, 14, 15 et 16), mais sans
voir que plusieurs
de ces hispanismes n'ont pas qu'une seule, mais bien deux, trois ou
plusieurs
occurrences dans les Chants.
Cela dit, si J.-A. Duprey fait quelques fautes
d'analyse,
proposant trois fois des hispanismes qui n'en sont pas du tout (10,
17 et 19), en
revanche il est le premier à signaler deux hispanismes qui
non seulement ne
se trouvaient pas sur el Bozo (où je les ajoute et
les analyse,
évidemment), mais que personne n'avait signalé avant
lui. D'abord
piété pour pitié, que j'avais
pris pour un
lapsus; mais ensuite et surtout l'hispanisme suave mis pour
doux
qu'on trouve pas moins de cinq fois dans les Chants.
Sur cette énumération, il reste
à
signaler que la distinction des hispanismes
« pleins » et
« partiels » est inopérante. La
première liste d'hispanismes dits
« pleins » comprend
des hispanismes morphologiques (1, 2 et 8) et syntaxiques (3, 4 et
6); mais si on laisse de
côté ceux
qu'on a écartés, il ne reste en fait que deux
hispanismes lexicaux, (7) dévisager/divisar
(« distinguer ») et (11)
consommé/consumado
(« réalisé »), que rien ne
distingue de ceux de la seconde liste, celle des
hispanismes dits
« partiels ». J.-A Duprey écrit en
effet, dans son exposé
sur l'hispanisme
dans les Chants : « al hablar de hispanismos cabe
diferenciar
aquellos que son "plenos" de aquellos otros que podríamos
catalogar de
"parciales" que ocurren cuando el francés se dispone de dos
sinónimos
para expresar una idea y uno no elije el término más
usual sino el
que más se asemeja al español »
(observation
no 6). Oui, bien
sûr, mais
un hispanisme ne sera pas « partiel » pour
cette raison qui
explique l'emploi de tel ou tel vocable ou de tel ou tel de ses
emplois — et
ne s'applique d'ailleurs que très approximativement aux
hispanismes de son deuxième tableau
(contrairement à ce qu'il affirme : « ver
ejemplos en el
listado adjunto »). Or, il ne s'agit pas ici d'expliquer
la production des hispanismes (qui tient forcément souvent
aux « correspondants », qui ont la même
forme dans les deux langues, avec des sens différents);
mais
aux résultats. Alors, la question est
de savoir combien
de fois un vocable français, qu'on trouve employé
dans un sens
espagnol, l'est aussi parfois dans le sens qu'il a en
français. Soit les
« hapax », les vocables français
toujours
employés dans un sens espagnol et, à l'autre
extrême, les
« variants » qui répartissent leurs
emplois entre des
sens espagnols et français. Apparemment, ce sont ces
emplois que J.-A.
Duprey paraît désigner comme « hispanismes
partiels », mais il n'en étudie pas le
mécanisme et
d'ailleurs n'en donne aucun exemple, de sorte qu'on n'en voit pas
la nature.
Après ce dépouillement, qui
tient en deux tableaux (p. 124), l'auteur consacre
deux pages
à l'étude de l'hispanisme d'Isidore Ducasse
(p. 125-126). Il
s'agit en fait d'une énumération de sept
« observations ». Comme on va le voir,
l'ensemble ne constitue
pas une analyse, mais surtout ne permet nullement d'ajuster la
situation
biographique et socio-linguistique d'Isidore Ducasse, l'auteur des
Chants, aux
caractères hispaniques de son oeuvre. Et cela commence par
le fait que les hispanismes
fourmillent dans les Chants, ce qu'on ne trouvera dans aucune
autre oeuvre
française (et d'ailleurs, toutes langues confondues, car je
ne connais
aucune oeuvre littéraire qui multiplie en français
les italianismes
ou les anglicismes comme Ducasse accumule les hispanismes). C'est
là un
phénomène exceptionnel que les observations de J.-A.
Duprey sont bien
loin d'expliquer, alors que la réponse se trouve
depuis longtemps sur el Bozo, s'agissant d'une
question proprement linguistique. Voyons cela.
On numérotera les sept observations de
J.-A. Duprey,
mais il faut commencer par son introduction, qui présage son
observation
no 6, soit la distinction inadéquate des hispanismes
« pleins » et « partiels »,
que l'on vient de rejeter.
Cette introduction oppose des hispanismes
« authentiques », de vrais
hispanismes, et une manière ou une forme confuse de
s'exprimer. À son avis,
il n'est pas facile de distinguer ces deux situations
(« no siempre
resulta fácil diferenciar un auténtico hispanismo de
una manera
confusa de expresarse »). Depuis les quatre
décennies que
j'étudie le style et les hispanismes dans les Chants, je
peux montrer que
tel n'est pas le cas. Les « manières confuses de
s'exprimer », ce sont d'abord et avant tout les fautes de
langue; et
alors, de deux choses l'une, ou bien il s'agit d'hispanismes ou
bien
d'incorrections;
et la différence entre les deux relève de l'analyse
grammaticale,
à commencer bien entendu par sa connaissance de la grammaire
française. Dès que je suis en face d'une
incorrection dans les
Chants, une « expression confuse » comme dit
poétiquement J.-A. Duprey, j'ai sept traductions des Chants
en espagnol et
deux en catalan qui vont me dire catégoriquement dans la
plupart des cas
s'il s'agit d'un hispanisme, ce que confirmeront, si tel est le
cas, mes
dictionnaires et mes grammaires du castillan. Bref, l'hispanophone
J.-A. Duprey,
tout bilingue qu'il soit, crée un problème qui
n'existe pas.
L'observation no 4 est encore d'ordre
linguistique.
Avant d'identifier des hispanismes, dit-il, il faut une
« connaissance
précise » de la langue qui se parlait au milieu du
XIXe
siècle aussi bien en France qu'en Uruguay. Bien entendu,
mais cette
remarque, aussi générale que scolaire, ne s'appuie
sur
aucun exemple,
ni même aucune prescription méthodologique. Pour ma
part, j'ai
utilisé deux instruments propres à tenir compte de
cette
réalité historique, dans les deux langues, d'une part
en utilisant
le dictionnaire bilingue Garnier, qui est exactement contemporain
des publications
de Ducasse, et surtout la base de données du TLF, qui
radiographie
chronologiquement les occurrences des vocables dans 3 600
oeuvres de langue française.
L'observation suivante, no 5, fait encore
la
démonstration que J.-A. Duprey ne connaît pas la
nature linguistique
dans la rencontre des langues. On l'a vu plus haut avec le vocable
arénacé (no 19), ce sera maintenant le
cas d'un
drôle de « latinisme ». Dans les
lycées de Tarbe
et de Pau, Isidore Ducasse devrait avoir beaucoup planché
sur le latin et
la littérature latine, croit J.-A. Duprey. Sur el
Bozo, le texte des
Chants étudié mot à mot du début
à la fin n'a
révélé aucun latinisme, Rome et son empire
n'ont exercé
aucune influence sur son oeuvre et ses cours de latin ne l'ont
jamais incité
à produire aucune expression latine, ce qui est d'ailleurs
curieux,
étant donné la « hauteur »
souvent
épique de son oeuvre. Je met le mot entre
guillemets, parce qu'il
va nous occuper de manière amusante. En effet, de ses
études aux
lycées français à ses Chants de
Maldoror, J.-A Duprey
affirme que « resulta difícil diferenciar un
hispanismo de un
latinismo » ! Exemple ? Aux tout premiers
mots de sa lettre
à Darasse du 12 mars 1870, Ducasse lui propose de reprendre
les choses d'un
peu haut : « Monsieur, laissez-moi reprendre d'un
peu
haut ». J.-A. Duprey affirme que la formule n'a pas
d'équivalent
en espagnol : « literalmente sería "retomar
de un poco
alto" », alors que Pellegrini et Álvarez Ortega
rendent
correctement l'adverbe de temps (« de haut »),
« que
retome/comiense un poco atrás / desde algo más
atrás ». Mais peu importe, puisqu'il ne s'agit
manifestement pas
d'un hispanisme. En revanche, J.-A. Duprey y voit lui un latinisme
et heureusement
qu'il emploie le conditionnel ! « podría
sí ser un
calco del latín,"pauca supra repetenda sunt ».
Non seulement
notre analyste est pris en faute, mais il fait la preuve qu'il ne
sait pas ce
qu'est un latinisme. D'abord, il traduit parfaitement bien la
formulation
d'Isidore Ducasse en latin, ensuite supra repetere signifie
très
précisément « reprendre de plus
haut »; mais
enfin, c'est l'origine latine de l'expression
française ! J.-A. Duprey
aurait-il oublié que le français vient du
latin ? Il n'y a
là aucun latinisme, Ducasse ne traduit pas du latin :
il parle
français, tout simplement. Il propose donc, comme vous et
moi en
français, de « reprendre les choses de plus
haut ».
Voilà. On ne trouve aucune autre
observation de
portée linguistique ou qui soit en rapport avec l'hispanisme
dans les
Chants, sauf que le grand spécialiste des rapports entre la
France et
l'Uruguay, l'immigration française à
Montévidéo, va
faire dériver ses connaissances (réelles et
précises) pour les
appliquer aveuglément au « bilinguisme »
d'Isidore
Ducasse. Sur ce point, je devrais recopier toutes les
critiques et les
corrections que j'ai faites à ces observations
reprises ou
reformulées par Kevin Saliou dans son
résumé : ce sont
mes notes critiques de (6) à
(12).
Je les reprends en quelques mots, en les
situant plus
précisément dans les deux pages que J.-A. Duprey
consacre à
l'hispanisme. Ses deux premières observations voudraient
nous faire croire
que les hispanismes de Ducasse sont ceux de tous les Uruguayens
d'origine
française qui pourraient parler (c'est un conditionnel
prédictif :
« la situación bien pudo evolucionar hasta
desembocar
en... ») rien de moins qu'un sabir, un créole,
comme le
haïtien ou encore le papiamento des Surinamiens. Voilà
une caricature
du français qui se parlait et s'écrivait à
Montévidéo dans l'enfance d'Isidore Ducasse.
Certes, la
langue de plusieurs francophones pouvait, selon les classes
sociales,
être mâtiné d'hispanismes (l'affirmation, qui
voudrait que
« los hispanismos de Isidoro no fueron de su
creación consciente
(!) o inconsciente, sino proprios del francés que por
entonces se hablaba
en Uruguay » (observation no 2), n'est manifestement
pas juste).
Je rappelle qu'Isidore est le fils du professeur François
Ducasse,
formé en pédagogie, diplômé de
l'École normale
de Pau et qui a été instituteur de 1829 à
1839; il ne pouvait
pas baragouiner le français de notre auteur et sa langue ne
pouvait
correspondre à cette vue négative du français
de
Montévidéo
présentée par J.-A. Duprey.
Bref, « forzando apenas las
cosas » (évidente exasgération),
« podemos llegar a decir que los Cantos fueron
escritos en
francés hispanizado [que] fue quizá la lengua
más hablada en
Montevideo, por lo menos mientras duró la Guerre
Grande »
(observation no 3). En réalité, il s'agit d'un
renversement du
raisonnement : Isidore Ducasse n'écrivait pas dans la
langue
française des Montévidéens (c'est-à-
dire en français !), alors ce sont les
Montévidéens qui
parlaient et écrivaient le ducassien des Chants de
Maldoror !
En vérité, la
réalité, comme
toujours, est toute simple et elle se trouve exposée dans ma
note (9) que je recopie pour conclure :
Jacques-André Duprey se
laisse entraîner par les résultats de ses excellents
et importants travaux sur les Français à
Montévidéo. Il s'agit de l'étude d'une
situation socio-linguistique évidemment très
particulière où au moins trois langues (l'espagnol,
le français et l'italien) sont en corrélation, par
des immigrants (récents) qui vivent en vase clos.
Mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit, justement, d'un
phénomène socio-linguistique, auquel Isidore Ducasse,
dans son enfance (en Uruguay jusqu'à l'âge de treize
ans), n'a jamais été exposé, puisque cela
concerne évidemment l'âge adulte. En revanche, sa
situation biographique est la première cause de ses
hispanismes : né le 4 avril 1846, Isidore n'a pas deux
ans lors du décès de sa mère, 18 mois plus
tard, le 9 décembre 1847. Dès lors, il ne fait pas
de doute qu'Isidore Ducasse sera un « parfait
bilingue » (ceux qui parlent deux langues avant
l'âge de cinq ou sept ans), dont la première langue
est l'espagnol
et la seconde le français. La preuve ? Les Chants
de Maldoror, évidemment ! On ne parsème pas
autant d'hispanismes dans une oeuvre française autrement.
Suit, à l'âge de 13 ans, le difficile apprentissage du
français par un lycéen d'origine
montévidéenne, pendant huit ans (de 13 à 21
ans); puis voilà ce Montévidéen,
maîtrisant très mal son français et ne pouvant
écrire
en espagnol, qui se fait écrivain à
Paris durant trois ans, de 21 ans jusqu'à sa mort à
24 ans. Il suit que les hispanismes des Chants n'ont aucun rapport
avec la situation socio-linguistique à
Montévidéo.
Ils ne concernent que la biographie d'Isidore Ducasse. C'est ce
que, sur el Bozo, on a compris depuis longtemps.
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15 novembre 2024
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