766 Encore weil je cy aprés dire
de nostre saint
roy aucunes choses que je veïs de lui en mon dormant qui
seront a l'onneur de
li, c'est a savoir que il me sembloit en mon songe que je le
veoie devant ma chapelle, a Joinville; et estoit, si comme il me
sembloit,
merveilleusement lié et aise de cuer; et je meismes estoie
moult aise pour
ce que je le veoie en mon chastel, et li disoie :
« Sire, quant vous
partirés de ci, je vous herbergerai a une moie meson qui
siet en une moie
ville qui a non Chevillon ». Et il me respondi en riant
et me dit :
« Sire de Joinville (1), foi que
doi vous, je ne bee mie si tost a partir
de ci ».
767 Quant je me esveillai, si m'apensai
et me sembloit que il plesoit a Dieu et a li que je le herberjasse
en ma chapelle.
Et je si ai fet, car je li ai establi un autel à l'onneur de
Dieu et de li
la ou l'on chantera a tous jours mais en l'honneur de luy, et y a
rente
perpetuelment establie pour ce faire. Et ces choses ai je
ramentues a mon seigneur
le roy Looys, qui est héritier de son non; et me semble que
il fera le
gré Dieu et le gré nostre saint roy Looys, s'i
pourchassoit des
reliques le vrai cors saint et les envoioit a la dite chapelle de
saint Lorans a
Joinville, par quoy cil qui venront a son autel que il y eussent
plus grant
devocion.
766 Je veux encore
dire
ci-après au sujet de notre saint roi certaines choses qui
seront à
son honneur, que je vis de lui tandis que je dormais. C'est
à savoir qu'il
me semblait en mon songe que je le voyais
devant ma chapelle
à Joinville; et il était, comme il me semblait,
extraordinairement
joyeux et allègre de coeur; et moi-même j'étais
bien aise parce
que je le voyais dans mon château et je lui disais :
« Sire,
quand vous partirez d'ici, je vous hébergerai dans une
maison à moi
qui se trouve dans une ville qui m'appartient, qui s'appelle
Chevillon ».
Et il me répondit en riant et me dit : « Sire de
Joinville (1), par la foi que je vous dois, je ne désire
pas sitôt
partir d'ici ».
767 Quand je m'éveillai, je
réfléchis et il me semblait qu'il plaisait à
Dieu et à
lui que je l'héberge dans ma chapelle. Et ainsi ai-je fait,
car je lui ai
établi un autel en l'honneur de Dieu et de lui, où
l'on chantera
à perpétuité en l'honneur de lui : et il
y a une rente
établie à perpétuité pour ce faire. Et
j'ai
rapporté ces choses à monseigneur le roi Louis, qui
est
héritier de son nom; et il me semble qu'il ferait chose
agréable
à Dieu et à notre saint roi Louis, s'il se procurait
des reliques du
véritable corps saint et les envoyait à ladite
chapelle Saint-Laurent
à Joinville, pour que ceux qui viendront à son autel
lui aient une
plus grande dévotion.
Notes
(1) « C'est la seule fois que le roi
appelle Joinville
"Sire de Joinville"; partout ailleurs dans le livre, le roi
dit :
"Sénéchal" », note de Jacques Monfrin. Il
suit que
l'appellation est familière, personnelle, intime :
elle dénote
un passage nettement autobiographique de la biographie.
Références
Édition et traduction de Jacques Monfrin, Vie de saint
Louis, Paris,
Garnier (coll. « Classique Garnier »), 1995,
réimp. Le
Livre de poche (coll. « Lettres gothiques »,
no 4565),
Librairie générale française, 2002,
p. 602 et 604, puis
603 et 605 pour la traduction.
Les deux songes de Joinville sont les deux
premiers que j'ai
édités dans la présente anthologie. À
la fin de mon
travail, je devrais trouver une édition ancienne, du domaine
public, et en
proposer ma propre traduction. Je ne le fais pas par respect pour
le travail de
J. Monfrin. — Je ne pense pas que les éditions
Garnier m'en tiennent
rigueur, tant et aussi longtemps que cette anthologie est offerte
gratuitement sur
la Toile. Cela dit, on doit comprendre que le copyright du texte
et de la
traduction appartient à : © Garnier, France,
1995.
Édition originale
Le manuscrit (aujourd'hui perdu) de Joinville
est remis
à Louis de Navarre en 1309 (Louis X, roi de France,
1314-1316). Un
seul manuscrit, défectueux, des environs de 1630 ou 1640
nous est parvenu.
Première « édition » en 1547
d'une traduction,
elle-aussi perdue : sire Jehan, seigneur de Jonville [sic],
Seneschal de
Champaigne, Histoire et chronique du treschrestien roy saint
Loys IX,
édition d'Anthoine Pierre de Rieux, Poitiers, Marnef.
Éditions critiques
Jean de Joinville, OEuvres, comprenant l'histoire de saint
Louis, le Credo et
la Lettre à Louis X, édition de Natalis de
Wailly, Paris,
Adrien Le Clère, 1867.
—— Première édition moderne qui
connaîtra de
très nombreuses réorganisations, jusqu'aux
éditions de La
Pléiade qui en seront des adaptations.
Joinville, dans Historiens et chroniqueurs du Moyen
Âge, éd.
d'Albert Pauphilet, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la
pléiade »), 1952, rééd. d'Edmond
Pognon, 1963.
Édition et traduction de Jacques Monfrin, Vie de saint
Louis, Paris,
Garnier (coll. « Classique Garnier »), 1995,
réimp. Le
Livre de poche (coll. « Lettres gothiques »,
no 4565),
Librairie générale française, 2002,
p. 602 et 604, puis
603 et 605 pour la traduction.
Situation matérielle
Le second songe de Joinville se situe à
la toute fin
de ses mémoires sur Louis IX. L'ouvrage compte 769
paragraphes et le songe
se trouve au paragraphe 766. Il s'agit en fait des derniers
mots du
mémoire avant l'adresse d'authentification qui le ferme
(« Je fais
savoir a touz... »). C'est le second et dernier songe de
l'ouvrage.
Situation narrative
Le mémoire autobiographique de Jean de
Joinville
raconte sa participation à la croisade de Louis IX en
Égypte et
en Israël en 1248-1254. C'est dans ce cadre qu'il
développe la vie de
saint Louis (1226-1270), pour lequel il avait
témoigné à son
procès de canonisation en 1282.
Ce texte est écrit amicalement et
familièrement
pour Jeanne de Navarre, entre 1305 et 1309; il n'a rien à
voir avec le
texte officiel d'un historien destiné à la
publication. Et cela se
confirme du début à la fin de sa lecture. Or, aussi
extraordinaire
que cela puisse paraître, la toute dernière page est
encore plus
familière, de l'ordre du journal intime. Voilà une
conversation
toute simple entre le sénéchal et son roi, dont la
dernière
volonté peut d'ailleurs être rapportée tout
aussi simplement
à son petit-fils, Louis de Navarre qui sera bientôt
Louis X : le bon roi demande à son
sénéchal de bien
vouloir lui consacrer un autel dans sa chapelle de Saint-Laurent,
à
Joinville.
Voir la note de Jacques Monfrin, dans la
bibliographie qui
suit.
Bibliographie
Jacques Monfrin, « Introduction », Joinville,
Vie de saint
Louis, Paris, LdP, 1995, p. 78 : situation de la chapelle
de Saint-Laurent
et actes de son établissement, avec la fondation officielle
de l'autel
dédié à saint Louis. L'acte étant de
1308, le songe
et sa rédaction sont donc récents, après 1305
certainement.
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