Le premier rêve des « Nuits
d'octobre »
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Gérard de Nerval,
« Les nuits d'octobre »,
récit,
1852
J'ose à peine analyser maintenant les
sensations étranges du sommeil qui succéda à
cette soirée (1). — Mon esprit,
surexcité sans doute par les souvenirs de la nuit
précédente (2), et un peu par
l'aspect du pont des Arches (3), qu'il fallut
traverser pour me rendre à l'hôtel (4), imagina le rêve suivant, dont le souvenir
m'est fidèlement resté :
XVII
CAPHARNAÜM (a)
Des corridors, — des corridors sans
fin ! Des escaliers, — des escaliers où l'on
monte, où l'on descend, où l'on remonte, et dont le
bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues,
sous d'immenses arches de pont... à travers des charpentes
inextricables ! — Monter, descendre, ou parcourir les
corridors, — et cela pendant plusieurs
éternités... Serait-ce la peine à laquelle je
serais condamné pour mes fautes ?
J'aimerais mieux vivre ! ! !
Au contraire, — voilà qu'on me
brise la tête à grands coups de marteau :
qu'est-ce que cela veut dire ?
« Je rêvais à des queues de
billard... à des petits verres de verjus (b)... » (5).
« Monsieur et mame le maire est-il
content ? »
Bon ! je confonds à présent
Bilboquet (6) avec Macaire (7). Mais ce n'est pas une raison pour qu'on me
casse la tête avec des foulons (c).
« Brûler (d)
n'est pas répondre ! ».
Serait-ce pour avoir embrassé la femme
à cornes (8), — ou pour avoir
promené mes doigts dans sa chevelure de
mérinos ?
« Qu'est-ce que c'est donc que ce
cynisme ! » dirait Macaire.
Mais Desbarreaux le cartésien
répondrait à la Providence :
« Voilà bien du tapage pour... (9).
« Bien peu de chose ».
XVIII
CHOEUR DES GNOMES (*)
Les petits gnomes chantent ainsi :
« Profitons de son sommeil !
— Il a eu bien tort de régaler le saltimbanque, et
d'absorber tant de bière de mars (10)
en octobre, — à ce même café — de
Mars, avec accompagnement de cigares, de cigarettes, de clarinette
et de basson.
« Travaillons, frères, —
jusqu'au point du jour, jusqu'au chant du coq, —
jusqu'à l'heure où part la voiture de
Dammartin (11), — et qu'il puisse
entendre la sonnerie de la vieille cathédrale où
repose L'AIGLE DE MEAUX (12).
« Décidément, la femme
mérinos lui travaille l'esprit, — non moins que la
bière de mars et les foulons du pont des Arches; —
cependant les cornes de cette femme ne sont pas telles que l'avait
dit le saltimbanque : — notre Parisien est encore
jeune... Il ne s'est pas assez méfié du
boniment.
« Travaillons, frères, travaillons
pendant qu'il dort. — Commençons par lui
dévisser la tête, — puis, à petits coups
de marteaux, — oui, de marteaux, — nous descellerons
les parois de ce crâne philosophique — et
biscornu !
« Pourvu qu'il n'aille pas se loger dans
une des cases de son cerveau — (e)
l'idée d'épouser la femme à la chevelure de
mérinos ! Nettoyons d'abord le sinciput et l'occiput;
— que le sang circule plus clair à travers les centres
nerveux qui s'épanouissent au-dessus des
vertèbres.
« Le moi et le non-moi de
Fichte (13) se livrent un terrible combat
dans cet esprit plein d'objectivité. — Si seulement il
n'avait pas arrosé la bière de mars — de
quelques tournées de punch offert à ces
dames !... L'Espagnole était presque aussi
séduisante que la Vénitienne; mais elle avait de faux
mollets, — et sa cachucha (14)
paraissait due aux leçons de Mabille (15).
« Travaillons, frères,
travaillons; — la boîte osseuse se nettoie. — Le
compartiment de la mémoire embrasse déjà une
certaine série de faits. — La causalité,
— oui, la causalité, — le ramènera au
sentiment de sa subjectivité. — Prenons garde
seulement qu'il ne s'éveille avant que notre tâche
soit finie.
« Le malheureux se réveillerait
pour mourir d'un coup de sang, que la Faculté qualifierait
d'épanchement au cerveau, — et c'est nous qu'on
accuserait là-haut. — Dieux immortels ! il
fait un mouvement; il respire avec peine. — Raffermissons la
boîte osseuse avec un dernier coup de foulon, — oui, de
foulon. — Le coq chante, — l'heure sonne... Il en est
quitte pour un mal de tête... Il le
fallait ! »
(*) Ceci est un chapitre dans
le goût allemand. Les gnomes sont de petits
être appartenant à la classe des esprits de la terre,
qui sont attachés au service de l'homme, ou du moins que
leur sympathie conduit parfois à lui être utile. Voir
les légendes recueillies par Simrock (16) [note de l'auteur].
XIX
JE M'ÉVEILLE
Décidément, ce rêve est
trop extravagant... même pour moi ! Il vaut mieux se
réveiller tout à fait. — Ces petits
drôles ! qui me démontaient la tête,
— et qui se permettaient après de rajuster les
morceaux du crâne avec de grands coups de leurs petits
marteaux ! — Tiens, un coq qui chante !... Je suis
donc à la campagne ? (f). C'est
peut-être le coq de Lucien :
αλεχτρυων (17).
— Oh ! souvenirs classiques, que
vous êtes loin de
moi !
Cinq heures sonnent, — où
suis-je ? — Ce n'est pas là ma chambre...
Ah ! je m'en souviens, — je me suis endormi hier
à la Syrène, tenue par le Vallois, —
dans la bonne ville de Meaux (Meaux-en-Brie,
Seine-et-Marne).
Et j'ai négligé d'aller
présenter mes hommages à monsieur et à mame le
maire ! — C'est la faute de Bilboquet (6). (Faisant sa toilette) :
Air des Prétendus (18)
Allons présenter — hum ! —
présenter notre
hommage À la fille de la maison !... (bis).
Oui, j'en conviens, elle a raison,
Oui, oui, la friponne a raison !
Allons présenter, etc.
Tiens, le mal de tête s'en va... oui,
mais la voiture est partie. Restons, et tirons-nous de cet affreux
mélange de comédie, — de rêve — et
de réalité.
Pascal a dit :
« Les hommes sont fous, si
nécessairement fous, que ce serait être fou par une
autre sorte [de folie] que de n'être pas
fou » (19).
La Rochefoucauld a ajouté :
« C'est une grande folie de vouloir
être sage tout
seul » (20).
Ces maximes sont consolantes.
Notes
(1) La soirée est décrite plus loin,
au chapitre 21. Il s'agit d'un spectacle annoncé par
affiche, affiche que le narrateur prétend avoir
déposé aux bureaux de l'Illustration. Au
cours du spectacle en question, Montaldo chante Figaro, il danse
ensuite la cachucha et présente finalement le
phénomène de la Vénitienne aux cheveux de
laine, c'est-à-dire la « toison de
mérinos ».
(2) Ayant raté son train pour Meaux, gare
de Strasbourg, le narrateur a passé une nuit de bombance
à Paris avec un de ses amis, rencontré par hasard.
Il a repris son train le lendemain matin.
(3) L'Auberge de la Sirène, comme on le lira
plus loin.
(4) Au chapitre suivant, c'est-à-dire au
réveil, le narrateur « recompose ses
souvenirs » : « Allons errer sur les bords
de la Marne et le long de ces terribles moulins à eau dont
le souvenir a troublé mon sommeil ». Il
ajoute : « Ces moulins, écaillés
d'ardoises, si sombres et si bruyants au clair de lune, doivent
être pleins de charmes aux rayons du soleil
levant » (p. 131-132).
(5) La réplique rappelle la fin de
soirée parisienne de la veille à
l'établissement de Paul Niquet (chap. 15) où le
narrateur et son compagnon offrent de petits verres de grains de
verjus (b) à l'eau de vie aux dames
habituées du cabaret.
(6) Selon Jacques Bony (Garnier-Flammarion, 1990,
p. 332, n. 43), tous les chapitres sur la ville de Meaux
seraient inspirés par le troisième acte des
Saltimbanques, de Dumersan et Varin (1838). Le personnage
de Bilboquet y joue le rôle d'un Espagnol qui se vante
d'avoir giflé le curé Mérino (chef vaincu des
partisans espagnols en 1838). C'est à peu près le
rôle de Montaldo ici. Dans les scènes suivantes,
toujours selon Jacques Bony, Bilboquet demande à la
cantonade : « M. et Mme le maire est-il
satisfait ? », le maire de Meaux étant dans
la « parade » le personnage du stupide. Avec
le succès populaire de la pièce, la question
était passée en proverbe.
(7) Robert Macaire est le personnage principal du
mélodrame en trois actes de B. Antier, Saint-Amand et
Paulyanthe, intitulé l'Auberge des Adrets (1823).
À la fin de la pièce, Macaire se présentait
comme un saltimbanque. Ainsi en serait-il également dans
Robert Macaire, une autre pièce de B. Antier et
Frédérick Lemaître, d'après Jacques Bony
(Garnier-Flammarion, 1990, p. 332, n. 43).
(8) C'est la chevelure de la « femme
mérinos », de cinquante-deux centimètres,
dont deux branches « s'élèvent sur son
front et forment des cornes » (p. 127).
(9) Jacques Vallée, sieur Des Barreaux
(1602-1673), athée notoire qui, selon Jacques Bony
(Garnier-Flammarion, 1990, p. 332, n. 43), devant un
violent orage survenant alors qu'il mangeait une omelette au lard
un vendredi saint, lança son plat par la fenêtre en
déclarant : « Voilà bien du bruit
pour une omelette ».
(10)) Bière brassée en mars et
vendue au Café de Mars, entre autres. Dans la
dénomination « bière de mars »,
le mot désigne le mois de l'année et ne prend pas la
majuscule, contrairement au café de Mars qui suit.
(11) Dammartin-en-Goële, chef-lieu de canton
de la Seine-et-Marne, arrondissement de Meaux où se trouve
le narrateur. À remarquer que le Café de Mars, dont
il vient d'être question, comme tous ceux qui seront
nommés par la suite, étaient bien des
établissement de Meaux à l'époque (cf. Jacques
Bony, Garnier-Flammarion, 1990, p. 332, n. 44).
(12) Bossuet (Dijon 1627 - Paris 1704),
évêque de Meaux en 1681, d'où le surnom du
polémiste, l'Aigle de Meaux.
(13) Inversion plaisante du
« réalisme » des Nuits
d'octobre : le système de Fichte (1762-1814)
posant que la réalité (le non-moi) est un pur
produit de la conscience (le moi).
(14) La cuchacha est une danse d'origine
espagnole que Bilboquet (5) se propose de danser
(scène 9). Les deux femmes évoquent respectivement
les deux parties du spectacle auquel le narrateur vient d'assister
et qu'il racontera au chapitre 21 : après son chant,
Montaldo exécute la cuchacha avec une danseuse espagnole,
avant de présenter la chevelure de la Vénitienne.
(15) Le bal Mabille des
Champs-Élysées était le plus populaire de
Paris à cette époque.
(16) Karl Joseph Simrock (1802-1876), auteur du
Handbuch der deutschen Mythologie, 1853-1855 (cf.
l'Encyclopaedia Britanica à son nom).
(17) Le Coq, titre grec de la pièce
de Lucien. Jacques Bony (Garnier Flammarion, 1990, p. 333,
n. 46) fait remarquer que ce dialogue de Lucien est aussi
intitulé le Songe et que le coq en question
prétend être la réincarnation de Pythagore.
(18) Rochon de Chabannes, les
Prétendus, comédie lyrique créée en
1789 (référence de Jacques Bony, p. 333,
n. 47).
(19) « Les hommes sont si
nécessairement fous, que ce serait être fou, par un
autre tour de folie, de n'être pas fou » (Paris,
Garnier, 1961, p. 173, éd. 1678, no 414).
Nerval a légèrement refait la phrase, pour en
simplifier la syntaxe, mais on voit qu'un fragment s'est perdu dans
la réécriture (s'il ne s'agit pas d'une faute
d'imprimerie).
(20) La Rochefoucauld est cité
textuellement (éd. 1678, no 231).
Variantes
(a) Voici le brouillon de ce
« rêve », ébauche de la collection
Lovenjoul reproduite par Albert Béguin et Jean Richer
(Pléiade, p. 1173-1174), puis par Jean Richer
(Poésie/Gallimard, p. 1141) :
Journal d'un assagi
à Ch. D. [Charles Didier ?]
Des corridors, des corridors sans fin, des escaliers, des
escaliers inextricables qui toujours aboutissent à une eau
noire sous l'arche d'un pont et puis on me brise la tête
à grands coups de marteau. Décidément ce
n'est pas une position soutenable pour un gentleman parisien.
C'est extravagant cela n'a pas de raison d'être, il vaut
mieux se réveiller tout à fait. Tiens un coq
chante, où suis-je donc ? pourquoi m'a-t-on
cassé la tête et de quel droit. Tiens c'était
un rêve et je m'éveille dans la ville de Meaux.
Diable de Bilboquet va. Tirons de cette affreux malaise une
conclusion solide et — à Pontoise notre [rêve de
cette nuit.] — Je m'éveille à ma —
Une déchirure empêche de lire la
fin de la note au crayon. Jean Richer lit ainsi le fragment entre
crochets de l'édition de la Pléiade :
« à Pontoise notre crâne de
cette ».
(b) Toutes les éditions donnent
« verre de verjus », mettant la
préposition en italique. Plus haut, chapitre 15, on trouve
le mot en italique au même sens, dans une réplique
— « un petit verjus, mon amour »
(Pléiade, p. 125) —, pour désigner un
petit verre de liqueur composée de « grains de
verjus à l'eau-de-vie » (ibid.). Le verjus
est un suc acide extrait de jus de raisin cueilli avant qu'il ne
mûrisse.
(c) Le moulin à foulon ou le foulon est une
machine servant au foulage des tissus de laine ou de cuir,
destiné à donner ainsi de l'épaisseur, de la
force et du moelleux aux tissus. Mais comme on va le voir dans la
suite, le mot a ici plus simplement le sens des pales des moulins,
donnant des coups à répétition.
(d) « Brûler »,
probablement au sens d'être « proche de
répondre (correctement) ». La réplique
(entre guillemets) doit venir des pièces qui viennent
d'être évoquées.
(e) Déjà le tiret
précédent avait valeur de points de suspension,
opérant une mise en relief. Il divise ici deux parties de
la phrase, isolant le complément d'« aller se
loger ».
(f) Si l'édition de la Pléiade met
ici un point d'interrogation, nos deux autres éditions
critiques mettent un point d'exclamation.
Références
Gérard de Nerval, « Les nuits
d'octobre », OEuvres, éd. d'Albert
Béguin et de Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, rééd. 1955, p. 124-127.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Les nuits
d'octobre », Illustration, Paris (9, 23, 30
octobre, 6 et 13 novembre 1852).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, « Les nuits
d'octobre », OEuvres, éd. d'Albert
Béguin et de Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, rééd. 1955, p. 124-127.
—, Poésies et souvenirs, éd. de Jean
Richer, Paris, Gallimard (coll. « Poésie /
Gallimard »), 1974, p. 232-233. —,
Aurélia [et autres oeuvres], éd. de Jacques
Bony, Paris, Flammarion (coll. « Garnier
Flammarion »), 1990, p. 104-108.
Situation matérielle
La séquence retenue ici est introduite
par la conclusion du chapitre 16, mais le « récit
de rêve » se développe du chapitre 17 au
chapitre 19 (le récit comprend 26 chapitres).
Situation narrative
Ce récit se présente comme
l'histoire « réaliste » de trois nuits
d'octobre. Après un faux départ et une nuit à
Paris, puis une journée de train, l'auteur passera la
seconde nuit à Meaux. Ce premier rêve se produit dans
le prolongement d'une soirée excitante (et très bien
arrosée...) où la curiosité du narrateur fut
piquée par une attraction de saltimbanque des plus
insolites : la femme mérinos. Cette Vénitienne,
selon l'affiche qui la présente, serait pourvue d'une
chevelure de laine comme le mouton du même nom. Incapable de
résister à l'étrangeté qui se
dégage de cette affiche, le narrateur décide
d'assister à la représentation pour constater le
phénomène. Il ne sort de ce spectacle qu'après
minuit.
Bibliographie
Canovas : Les « Nuits d'octobre » figurent
à la bibliographie, mais ne sont jamais
évoquées dans la thèse.
Michel Crouzet, « La rhétorique du rêve dans
Aurélia » dans Jacques Huré, Joseph
Jurt et Robert Kopp (dir.), Nerval : une poétique du
rêve, actes du colloque de Bâle, Mulhouse et
Fribourg, 10-12 novembre 1986, Paris et Genève, Champion et
Slatkine, 1989, p. 183-207.
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