Le second rêve des « Nuits d'octobre
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Gérard de Nerval,
« Les nuits d'octobre »,
récit,
1852
XXV
AUTRE RÊVE
J'eus à peine deux heures d'un sommeil
tourmenté; — je ne revis pas les petits gnomes
bienfaisants; — ces êtres panthéistes,
éclos sur le sol germain, m'avaient totalement
abandonné (1). En revanche, je
comparaissais devant un tribunal, qui se dessinait au fond d'une
ombre épaisse, imprégnée au bas d'une
poussière scolastique.
Le président avait un faux air de M.
Nisard; les deux assesseurs ressemblaient à M. Cousin et
à M. Guizot, — mes anciens maîtres (2). Je ne passais plus, comme autrefois, devant eux
mon examen en Sorbonne... J'allais subir une condamnation
capitale.
Sur une table étaient étendus
plusieurs numéros de Magazines anglais et
américains, et une foule de livraisons illustrées
à four et à six pence, où
apparaissaient vaguement les noms d'Edgar Poe, de Dickens, d'
Ainsworth, etc., et trois figures pâles et maigres se
dressaient à droite du tribunal, drapées de
thèses en latin imprimées sur satin, où je
crus distinguer ces noms : Sapientia, Ethica,
Grammatica. — Les trois spectres accusateurs me
jetaient ces mots méprisants :
— Fantaisiste ! (3) réaliste ! !
essayiste ! ! !
Je saisis quelques phrases de l'accusation,
formulée à l'aide d'un organe qui semblait être
celui de M. Patin (4) :
— Du réalisme au crime il
n'y a qu'un pas; car le crime est essentiellement réaliste.
Le fantaisisme conduit tout droit à l'adoration des
monstres. L'essayisme amène ce faux esprit à
pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter
Paul Niquet, — on en vient à adorer une femme à
cornes et à chevelure de mérinos, — on finit
par se faire arrêter à Crespy pour cause de
vagabondage et de troubadourisme exagéré !...
J'essayai de répondre : j'invoquai
Lucien, Rabelais, Érasme et autres fantaisistes classiques.
— Je sentis alors que je devenais prétentieux.
Alors, je m'écriai en
pleurant :
— Confiteor ! plangor !
juro !... (5). — Je jure de
renoncer à ces oeuvres maudites par la Sorbonne et par
l'Institut : je n'écrirai plus que de l'histoire, de la
philosophie, de la philologie et de la statistique... On semble en
douter... eh bien, je ferai des romans vertueux et
champêtres, je viserai aux prix de poésie, de morale,
je ferai des livres contre l'esclavage et pour les enfants, des
poèmes didactiques... des tragédies ! —
Des tragédies !... Je vais même en réciter
une que j'ai écrite en seconde, et dont le souvenir me
revient...
Les fantômes disparurent en jetant des
cris plaintifs.
Notes
(1) Les gnomes du premier rêve, celui de la
veille, et notamment le « Choeur des gnomes »
au chapitre 18.
(2) Le professeur Nisar, à la Sorbonne,
s'opposait aux romantiques. Il fut nommé Inspecteur
général de l'Enseignement supérieur en 1852.
Cela dit, Nerval aurait passé son examen
général de baccalauréat devant un jury
présidé par Villemain. Si Cousin et Guizot
était bien du jury, en revanche, Nisar ni Patin ne s'y
trouvaient (cf. Jacques Bony, Garnier-Flammarion, 1990,
p. 333, n. 55).
(3) Selon Jacques Bony, ce rêve semble une
réplique à l'article d'Alfred Crampon contre
Théophile Gauthier, « Les
Fantaisistes », paru dans la Revue des deux mondes
(1er novembre 1852).
(4) Le professeur Patin a été le
successeur de Villemain à la Sorbonne.
(5) « Je confesse ! me frappe la
poitrine ! je jure ! ». Parodie
collégienne du Confiteor qui ouvre la messe.
Références
Gérard de Nerval, « Les nuits
d'octobre », OEuvres, éd. d'Albert
Béguin et de Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 135-136, rééd. 1955,
p. 139-140.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Les nuits d'octobre »,
Illustration,
Paris (9, 23, 30 octobre, 6 et 13 novembre 1852).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, « Les nuits d'octobre »,
OEuvres, éd. d'Albert Béguin et de Jean
Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de
la pléiade »), 1952, p. 135-136,
rééd. 1955, p. 139-140.
—, Poésies et souvenirs, éd. de Jean
Richer, Paris, Gallimard (coll. « Poésie /
Gallimard »), 1974, p. 246-2347.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll. « Garnier
Flammarion ») », 1990, p. 116-117.
Situation matérielle
Ce rêve forme à lui seul le
chapitre 25 intitulé « Autre
rêve » : c'est l'avant-dernier chapitre.
Situation narrative
Après une nuit à Paris et une
nuit à Meaux, voici la troisième « Nuit
d'octobre ». Le narrateur se dirige vers Creil par un
chemin détourné. Il se retrouve à
Crespy-en-Valois où il doit attendre la correspondance.
C'est alors qu'on lui demande son passeport, oublié à
Meaux. Le voilà en état d'arrestation. Il devra
passer la nuit en prison. Le caveau date du temps des croisades,
mais la femme du geôlier lui dresse un fort bon lit de plumes
et lui donne un bon édredon. Il n'en dormira pas bien pour
autant...
Bibliographie
Canovas : Les « Nuits d'octobre » figurent
à la bibliographie, mais ne sont jamais
évoquées dans la thèse.
Michel Crouzet, « La rhétorique du rêve dans
Aurélia » dans Jacques Huré, Joseph
Jurt et Robert Kopp (dir.), Nerval : une poétique du
rêve, actes du colloque de Bâle, Mulhouse et
Fribourg, 10-12 novembre 1986, Paris et Genève, Champion et
Slatkine, 1989, p. 183-207.
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