Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg
où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par
hasard, je remarquai le numéro d'une maison
éclairé par un réverbère. Ce nombre
était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant
les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux
yeux caves, qui me semblait avoir les traits
d'Aurélia (a). Je me dis :
« C'est sa mort ou la mienne qui m'est
annoncée ! ». Mais je ne sais pourquoi j'en
restai à la dernière supposition, et je me frappai de
cette idée, que ce devait être le lendemain à
la même heure.
Cette nuit-là, je fis un rêve qui
me confirma dans ma pensée. — J'errais dans un vaste
édifice composé de plusieurs salles, dont les unes
étaient consacrées à l'étude, d'autres
à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je
m'arrêtai avec intérêt dans une des
premières, où je crus reconnaître mes anciens
maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons
continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement
monotone qui semble une prière à la déesse
Mnémosyne. — Je passai dans une autre salle, où
avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part
quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une
sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de
voyageurs affairés.
Je me perdis plusieurs fois dans les longs
corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus
frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une
grandeur démesurée, — homme ou femme, je ne
sais, — voltigeait péniblement au-dessus de l'espace
et semblait se débattre parmi des nuages épais.
Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour
obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des
balustres. Je pus le contempler un instant. Il était
coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de
mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à
plis antiques, il ressemblait à l'Ange de la
Mélancolie, d'Albrecht Dürer (1). — Je ne pus m'empêcher de pousser
des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.
Notes
(1) Peintre et graveur allemand (1471-1528).
Melencolia I fut gravé en 1514. On
l'interprète comme la synthèse entre la puissance
intellectuelle et les dons techniques d'un art, malgré qu'il
soit en proie à la mélancolie. Inspiré par les
idées de Ficin, il serait une évocation de l'artiste,
génie mélancolique, qui aspire en vain à
l'absolu. Panofsky soutient la thèse qu'il serait un
portrait spirituel de Dürer. Nerval reprendra ce symbole dans
les Chimères.
Variantes
(a) Le prénom utilisé fut d'abord
Aurélie, puis, selon Jacques Bony (Garnier Flammarion, 1990,
p. 350), Nerval s'est appliqué à effacer tous
détails explicitement biographiques. D'Aurélie et
d'Adrienne, personnages historiques, un personnage fictif
nommé Aurélia s'est ainsi imposé.
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 361-362.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 361-362, rééd. 1955,
p. 365-366.
—, Sylvie, les Chimères, Aurélia, Paris,
Bordas (coll. « Sélection littéraire
Bordas »), 1967, p. 106-107 [édition
commentée d'extraits, dont celui- ci].
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 26-27.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 254-255.
—, Aurélia ou Le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Ce fragment se trouve au deuxième
chapitre d'Aurélia (première partie).
Situation narrative
Ce rêve suit un épisode
particulièrement difficile pour le narrateur qui se voit
déchiré entre deux amours, l'un profane, l'autre
sacré. Cette séquence est considérée
par plusieurs spécialistes comme la transposition fictive de
la crise qui causa le premier internement de Nerval. Il est
à noter que cette crise eut lieu en 1841 et que la
majorité d'Aurélia fut composé entre
1853 et 1854 à la clinique du docteur Blanche.
Bibliographie
Canovas : 7, 24, 25, 31, 43, 45, 49, 86, 87, 90, 97.
Nicole Cabassu, « "En marge du rêve" :
récits de rêves et récits de visions dans
Aurélia », le Récit de rêve
dans
la littérature française moderne (XIXe et XXe
siècles) : étude thématique et
stlystique, thèse de doctorat inédite, Paris,
Université de Paris IV/ Sorbonne, 1991, 2 vol.,
366 p., p. 225-244.
Michel Crouzet, « La rhétorique du rêve dans
Aurélia » dans Jacques Huré, Joseph
Jurt et Robert Kopp (dir.), Nerval : une poétique du
rêve, actes du colloque de Bâle, Mulhouse et
Fribourg, 10-12 novembre 1986, Paris et Genève, Champion et
Slatkine, 1989, p. 183-207.
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