TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Aurélia, d'une vision à un délire (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Gérard de Nerval, Aurélia, récit, 1855

      Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives... Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l'Âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d'avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j'allais quitter... D'immenses cercles se traçaient dans l'infini, comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie (a).

      Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, — distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j'eus l'idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu'il le voit, la mort est proche. — Je fermai les yeux et j'entrai dans un état d'esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m'entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis (1) qui me réclamaient, les soldats me désignèrent; puis la porte s'ouvrit, et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. « Mais on se trompe ! m'écriai-je; c'est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui sort ! » Je fis tant de bruit, que l'on me mit au cachot.

      J'y restai plusieurs heures dans une sorte d'abrutissement; enfin, les deux amis que j'avais cru voir déjà vinrent me chercher avec une voiture.


Notes

(*) De tous les textes jusqu'ici répertoriés dans ce fichier, il est assez évident, avec Aurélia, qu'il peut être tout à fait artificiel de séparer le rêve littéraire de son contexte, voire même de l'extraire de l'oeuvre qu'il nourrit et dont il se nourrit. À l'inverse, on peut également montrer, toujours avec Aurélia, combien le « récit de rêve » peut parfois s'appliquer à des histoires qui, manifestement, n'en sont pas. Tel est le cas évident de cet extrait du chapitre 3 de la première partie d'Aurélia où le narrateur passe explicitement de la description d'une vision à l'exposé d'une perception délirante de la réalité, évidemment proche du récit de rêve, mais qui précisément n'en est pas un.

(1) Ce sont effectivement les deux amis qui viendront le chercher le lendemain matin, comme le narrateur le dit plus loin, précisant qu'ils « nièrent être venus dans la nuit ». Lors de la crise du 20 ou 23 février 1641, les deux amis qui viennent le chercher au petit matin sont deux poètes, selon le récit de Jules Janin.


Variantes

(a) La version primitive d'Aurélia, reconstruite à l'aide des feuillets manuscrits, telle que la propose Jacques Bony, est celle-ci :

      On me coucha sur un lit de camp pendant que mes vêtements séchaient sur le poêle. J'eus alors une vision. Le ciel s'ouvrit devant mes yeux comme une gloire et les divinités antiques m'apparurent. Au-delà de leur ciel éblouissant je vis resplendir les sept cieux de Brahma. Le matin mit fin à ce rêve.
      De nouveaux soldats remplacèrent ceux qui m'avaient recueilli. Ils me mirent
au violon avec un singulier individu arrêté dans la même nuit et qui paraissait ignorer même son nom.


Références

Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1952, p. 364-365.

Édition originale

Gérard de Nerval, « Aurélia », Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première partie, 15 février pour la seconde).

Éditions critiques

Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1952, p. 364-365, rééd. 1955, p. 368-369.

—, Sylvie, les Chimères, Aurélia, Paris, Bordas (coll. « Sélection littéraire Bordas »), 1967, p. 110-111.

—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 29-30.

—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion »), 1990, p. 258.

—, Aurélia ou Le Rêve et la vie; les Nuits d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir les classiques »), 1994.


Situation matérielle

      Ce fragment se situe dans la première partie d'Aurélia, au chapitre 3.


Situation narrative

      Voici l'ouverture du troisième chapitre : « Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double... ». Manifestement en proie d'un délire d'interprétation ou d'une interprétation surréelle de la réalité, le narrateur s'est mis en marche « vers l'Orient ». Il est bientôt interpellé et mis en prison.


Bibliographie

      Voir le Premier rêve dans Aurélia.



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