XXXVII
[...]
Seignor, or faites pais, por Deu le vos requier :
[5800
D'Ydain (1) la demoiselle le volrai ci
laissier;
Quant lex verra del dire, bien saurai repairier.
Li chevalier le chisne, qui moult fist à proisier,
Une nuit se seoit dejoste sa moillier;
Si a songié .I. songe (a) mirabillox et
fier, [5805
Que tot entor Buillon (2)
croissoient bois
plenier.
De l'un des bois issoient .IIII. lion corsier,
Et d'autre part .III. ors, dressé com aversier (b),
Et doi dragon volant (c), qui les font
esmaier.
En après lui venoient et vautre (3) et
levrier ! [5810
Che li samble qu'il fussent plus de .XXX. millier.
Ses chastiax et ses viles voloient eschillier (d);
A Buillon repairoient (e), por la vile
assegier;
N'i laissent à ardoir ne glise, ne mostier.
Il s'en issoit armés sor .I. corant destrier : [5815
En sa compaigne estoient plus de .XXX. millier.
.I. des lions feroit de l'espée d'achier;
La teste en fist voler, c'ainc n'i ot recovrier;
Li autre troi lion, l'aloient embrachier,
N'i valoit sa deffense le montant d'un denier; [5820
Del cheval le faisoient à force trebuchier.
Moult i vit de ses homes ocirre et detrenchier,
Li ors et li lion le voloient mengier.
Et li dragon volant les iex del chief sachier;
De la péor qu'il ot li couvint esveiller. [5825
La duchoise l'embrache, si l'a pris à baisier :
« Sire que avés-vos ? ne l'me devés noier.
— Dame, je l'di à Deu, qui me puist conseiller
Et gart par sa dolchor de mort et d'encombrier » .
« Dame, ce dist li dus; entendés mon
semblant. [5830
Jo ai songiè .I. songe moult merveillox et grant,
Que entor cest castel estoient bos
croissant;
De l'un des bos issoient .IIII. lion corant
Et en après .III. ors et doi dragon volant;
Et viautre et liemier les aloient sevant [5835
Plus de .XXX. milliers, par le mien escient
Tot cest païs aloient par force conquerant;
Chest castel assaloient entor moult aigrement.
Je m'en issoie fors sor mon cheval corant.
En ma compaigne estoient .c. chevalier vaillant; [5840
.I. des lions feroie de m'espée tranchant,
Que la teste en voloit sus l'erbe verdoiant;
Li autre troi lion m'aloient si coitant,
N'i valoit ma deffense le montant d'un besant (4);
Par forche m'abatoient de mon cheval corant; [5845
Tot mi home i estoient ocis et recréant :
De .M. (5) n'en escapoient ne mais que .c.
vivant;
Et cil s'en repairoient à esperons brochant.
Desi que al castel nos aloient sevant,
Et li lion m'aloient si forment engoissant (f),
[5850
Por poi que tot mon cors n'aloient decolant ».
Quant la dame l'oï, forment vait sospirant,
Et puis a respondu : « Par Deu le raamant !
Che sont Saisne felon, li quivert mescréant,
Qui passeront cha outre à nef et à chalant; [5855
Si conquerront cest regne s'il n'a de vos garant ».
Ele dit vérité et tot le convenant :
Saisne ierent en la terre anchois .I. mois passant;
Garniers ot assamblé son barnage poissant,
Et s'ot fait adober son nevou Malpriant, [5860
Qui fu frere Espaullart de Gormaise la grant,
De son pere (6) vengier a le cuer desirrant;
.VII. conte sont ensamble felon et souduiant,
Et li dus de Saissone qu'on apeloit Morant :
Fiex fu le duc Rainier, dont vous ai conté tant; [5865
Mirabiax de Tabor i avoit .I. enfant (7).
Le premier jor de mai, par son l'aube aparant,
Se sont tot esmeü, ce trovons nos lisant :
Le chevalier le chisne vont forment menechant;
Or le secore cil que quierent penéant ! [5870
[...]
Sires, pour l'instant soyez tranquilles, je vous le
demande en
grâce :
Au sujet de la demoiselle Ydre (1), je voudrais en
rester
là;
Quand se verra le temps d'en raconter plus, je saurai y
revenir.
Le chevalier au cygne, qui avait (fait) tout pour plaire,
Une nuit il s'était allongé aux côtés de
son
épouse;
Ainsi a-t-il songé, un songe (a)
extraordinaire et
effroyable,
Que tout autour de Bouillon (2) croissaient
de grands bois.
De l'un de ces bois sortaient quatre lions rapides,
Et d'autre part trois ours, qui paraissaient comme de vrais
démons (b),
Avec deux dragons ailés (c), qui les
rendent
effrayants.
Et après eux venaient et des vautres (3) et
des
lévriers !
qui, lui semble-t-il, sont plus de trente mille.
Ses châteaux et ses villes, ils voulaient tailler en
pièces (d),
Et parvenir (e) à Bouillon, pour
assiéger la ville
:
Ils n'y a aucune église, aucun monastère qu'ils ne
laissent en
flammes.
Mais le voilà qui sortait tout armé sur un rapide
destrier
En compagnie de plus de trente milles des siens.
Il frappait un des lions de son épée d'acier;
La tête en faisait voler, de sorte qu'il ne put en
réchapper;
Mais les trois autres lions allaient l'attraper,
Sa défense ne valait plus le prix d'un denier;
De son cheval, ils le faisaient par force choir.
Plusieurs de ses hommes il voyait tuer et décapiter,
Les ours et les lions le voulaient manger.
Tandis que les dragons ailés voulaient lui sortir les yeux
de la
tête;
C'est la peur qu'il eut qui l'éveilla.
La duchesse le prend dans ses bras et se met à l'embrasser
:
« Seigneur, qu'avez-vous ? vous ne devez pas me le
cacher.
— Madame, j'en appelle à Dieu, qui me peut
conseiller
Et me garder, par sa tendresse, de la mort et du
danger ».
« Madame, lui dit le duc, écoutez ce qu'il
m'en
semble.
Moi, j'ai songé, un songe vraiment merveilleux et grand,
Qu'autour de ce château se trouvaient
des bois
touffus;
De l'un des bois sortaient quatre lions rapides
Et par après trois ours et deux dragons ailés;
Et des vautres et des limiers les allaient suivant,
Plus de trente mille, m'a-t-il semblé
Tout ce pays par la force ils allaient conquerrant;
Ce château ils assaillaient tout autour très
durement.
Moi, j'en sortais sur mon cheval rapide,
En ma compagnie se trouvaient cent chevaliers vaillants;
Un des lions je frappais de mon épée tranchante,
De sorte que sa tête en volait sur l'herbe verdoyante;
Les autres lions me serraient de si près
Que ma défense ne valait pas le prix d'un besant (4);
Par force ils me jettaient à bas de mon cheval rapide;
Tous mes hommes étaient tués et vaincus :
De mille (5), il ne s'en réchappait pas
plus de cent
vivants
et ceux-ci rentraient à grands coups d'éperons.
De là au château ils nous poursuivaient,
Et les lions me serraient de tellement près (f)
Que pour un peu c'est moi-même qu'ils allaient
décapiter
».
Quand sa femme l'a entendu, elle se met à
soupirer
fortement,
Et puis elle a répondu : « Par Dieu le
Rédempteur !
Ce sont les félons Saxons, les lâches
mécréants,
Qui débarqueront ici, à nefs et à
chalants;
Ainsi vont-ils conquérrir ce royaume s'il n'a pas votre
protection
».
Elle dit la vérité et tout ce qu'il convient :
Les Saxons seront sur le continent avant qu'un mois ne soit
passé;
Garnier aura rassemblé sa puissante noblesse
Et aura fait adoubler son neveu Malpriant,
Qui est le frère d'Espaulars de Gormaise la Grande.
Venger son père (6), voilà ce que
son coeur
désire;
Sept comtes sont ensemble félons et trompeurs,
Avec le duc de Saxe qu'on appelait Morant :
Farouche était le duc Rainier, dont je vous ai tant
parlé;
Mirabiax de Tabor qui y comptait aussi un fils (7).
Le premier jour de mai, dès que l'aube est levée,
Tous se sont mis en route, comme on le trouve dans les Livres :
Le chevalier au cygne ils s'en viennent menacer durement;
Que le secoure Celui que prient les pénitents !
Notes
(1) Ydre (Ydain) est la fille d'Élias
(Elyas) et de
Bréatrice (Beatrix), qui vient de naître. Elle sera
la mère
de Godefroy, le héros de la chanson de geste suivante du
cycle des
croisades, la Chanson de Godefroy.
(2) Boulogne-sur-mer, dans le Pas-de-Calais, sur
la Manche.
(3) Les vautres sont des chiens de chasse, comme
les
lévriers, et viennent aussi en meutes. Les deux races de
chiens chassent
respectivement les gros et les petits gibiers, notamment, toujours
respectivement,
l'ours et le lièvre.
(4) Le besant est une pièce de monnaie de
l'Empire
byzantin.
(5) Cent chevaliers dans une armée de mille
hommes, ce
n'est pas contradictoire; en revanche, dans le récit
hétérodiégétique
précédent, cette
armée était de trente milles hommes. En fait ces
nombres
« entiers » n'ont pas de signification
mathématique,
mais bien symbolique.
(6) Raisnier, père de Raisnier, tué
par le chevalier
au cygne (chant XXVII), lors de la délivrance du
royaume qui
était aux mains des Saxons.
(7) L'interprétation du songe. Il ne
s'agit pas d'un songe
prémonitoire puisque le chevalier au cygne n'y voit qu'un
cauchemar et son
épouse, une appréhension, l'intuition que les Saxons
seront
bientôt de retour.
L'« interprétation » du narrateur
est simplement la confirmtion de cette appréhension. C'est
la
désignation des Saxons qui se préparent à
envahir à
nouveau le royaume de Bouillon. Mais il faudrait un
spécialiste de l'oeuvre
(un lecteur qui la relit) pour comprendre précisément
cette
énumération. Autrement, on additionne sept
comtes : Garnier,
Malpriant, Espaulars, Morant, Rainier, Miraviax de Tabor et son
fils.
« Sept » : quatre lions et trois ours.
Voilà pour l'interprétation ou
l'annonce du
narrateur. C'est le lecteur qui sera chargé
d'« interpréter » lui-même le
songe dans les
chapitres suivants de la chanson. L'armée saxonne qui
envahit le royaume
est incomparablement supérieure aux forces que peut lui
opposer le chevalier
au cygne pour sa défense; il livrera toutefois
courageusement combat et,
dans une de ses sorties, il tuera Malpriant (c'est donc l'un des
quatre lions).
Mais tout serait perdu sans le secours de l'armée de
l'empereur.
Variantes
(a) En ancien français, « songer
un
songe » est un syntagme explétif courant, tandis
que la syntaxe
admet facilement les propositions complétives de substantif
(« un
songe, que... »).
(b) « Dressé com
aversier » est
impossible, je crois, à traduire littéralement en
français
moderne parce que les deux syntagmes ont des sens très
larges,
polysémiques : « dessés
comme » (qui
s'emploie encore aujourd'hui), c'est
« habillés »,
« parés »,
« équipés », etc.;
« aversiers » sent encore son sens
étymologique, soit
adversarium, absolument « ennemi du genre
humain », qu'on
applique au diable et, par suite, de manière injurieuse, aux
ennemis.
(c) C'est le cas contraire de la note
précédente :
les « dragons volants » sont d'un sens trop
précis pour
être rendu correctement en deux mots. Ce serait, par
exemple, un
« oiseau volant » ou un « oiseau
ailé », puisque le dragon désigne un
« serpent
ailé ou volant ».
(d) Eschillier vient d'esclïer
d'où l'anglais
split, « fendre ».
(e) Repairier, c'est
« revenir ». Le lapsus
de l'auteur anonyme est évidemment significatif, puisqu'il
implique le
« retour » des Saxons qu'Élias a
déjà
chassé une fois du royame, mais c'est évidemment une
faute, un
lapsus !, dans la narration du songe où ces animaux
symboliques ne
reviennent pas, mais parviennent à Boullion.
(f) Angoisser, « serrer de
près »
comprend aussi l'idée de « tourmenter »,
de plonger
dans l'« angoisse ».
Références
La Chanson du chevalier au cygne et de Godefroid de
Bouillon, édition de
Célestin Hippeau, Paris, Aubry, 2 vol., vol. 1,
le Chevalier au
cygne, 1884, p. 212-214. Pages saisies sur Archive.org en
version image
avant d'être transformées en format html.
Traduction de G. Laflèche.
Édition originale
Manuscrit de la BNF, FF 795, comprend les
trois
premières laisses. Bibliothèque municipale de Lyon,
Ms 744.
Manuscrit de la bibliothèque nationale, Bruxelles,
no 10391.
Éditions critiques
1846-1859, le Chevalier au cygne et Godefroid de Bouillon,
édition de
Reiffenberg, Bruxelles (dans les « Monuments pour servir
à
l'histoire des provinces de Namur, de Hainault et de Luxembourg,
etc. »,
no 4-6), 3 vol.
1884, La Chanson du chevalier au cygne et de Godefroid de
Bouillon,
édition de Célestin Hippeau, Paris, Aubry,
2 vol., vol. 1,
le Chevalier au cygne, p. 212-214. — Slatkine
Reprints,
Genève, 1969, reproduit l'ouvrage dans sa collection des
« Poètes français du Moyen
Âge »
(no 8), avec la note suivante :
« Réimpression des
éditions de Caen et de Paris, 1852-1877 »; or,
l'introduction
s'ouvre sur une désignation de l'ouvrage d'Henry Gibbs paru
en 1858; ce
premier volume sera donc, plus vraisemblablement, de 1884.
1971, Le Chevalier au cygne, édition critique de
Gisela C. Pukatzki,
University Alabama (la thèse de doctorat est peut-être
inédite).
1985 et 1989, les éditions de Jean A. Nelson et de Edmond A.
Emplaincourt
(dans la collection « The Old French Crusade
Cycle », no 2
et 9), University of Alabama Press, sont des versions en prose
Situation matérielle
Le songe occupe la seconde partie du 37e
chant, l'oeuvre en
comptant 44. Il se situe donc près de la fin de la chanson
qui ne compte
qu'un seul songe.
Situation narrative
Béatrice, épouse du roi Oriant,
accouche de sept
fils qui sont magiquement métamorphosés en cygnes par
sa belle-
mère, sauf un, Élias. Grâce aux colliers d'or
que ses
frères avaient à leur naissance, Élias
réussit à
leur redonner leur forme humaine, sauf pour l'un de ses
frères, car son
collier a été fondu. C'est le début des
aventures
d'Élias et de son frère le cygne. L'important pour
notre
épisode, c'est qu'Élias va délivrer les terres
de la duchesse
de Bouillon, dont l'empereur lui donnera pour épouse la
fille,
Béatrice (du même nom que sa mère). Naissance
de leur fille
Ydre. Mais maintenant que le domaine est délivré des
Saxons, alors
qu'Élias et son épouse viennent passer la nuit dans
leur
château de Bullion, voilà qu'un songe terrible annonce
au chevalier
au cycle, selon l'interprétation de la duchesse, le retour
des Saxons.
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