TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Table de l'anthologie des songes classiques et médiévaux


Le songe de Charles VI : le cerf ailé
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Jean Froissart, Chroniques, histoire, 1387

XLVIII

De l'avision qui avint au roy de France du cerf volant (*)

      Advenu estoit, point n'avoit lonc terme, au jone (a) roy Charle de France (1), entrues (b) que il séjournoit en la citté de Senlis, que, en dormant en son lit, une vission li vint, et il estoit proprement avis que il se trouvoit en la citté d'Arras où onques à che jour n'avoit esté, et là estoit, et toute la fleur de la chevalerie de son roiaulme, et là venoit li contes de Flandres à luy, qui li aséoit (c) sus son poing un faucon pèlerin moult gent (d) et moult biel, et li dissoit enssi : « Monsigneur, je vous donne à bonne estrine (e) ce faucon pour le milleur que je veisse onques, le mieux volant, le mieux et le plus gentiement cauçant et le mieux abatant oiseaux ». De ce présent avoit li rois grant joie, et disoit : « Biaux cousins, grant merchis ». Adont estoit-il avis au roy que il regardoit sus le connestable de France, qui estoit dalés ly (f), Olivier de Clichon, et li disoit : « Connestables, alons, vous et moy, as camps pour esprouver che gentil faucon que mon cousin de Flandres ma donné ». Et li connestables respondoit : « Sire, alons ». Adont montoient-il as chevaulx entre eus deus seulement, et venoient as camps, et prendoit li connestables ce faucon de la main dou roy, et trouvoient moult bien à voler et grant fuisson de hairons. Adont dissoit li rois : « Connestables, jettés l'oisiel : si verons comment il cachera et volera »; et li [69] connestables le jettoit, et cils faucons montoit si haut que à paines le pooit-il cuesir (g) en l'air, et prendoit son chemin sus Flandres. Adont disoit li rois au connestable : « Connestables, chevauchons après mon oisiel; je ne le voel pas perdre ». Et li connestables li accordoit, et chevauchoient, che éstoit avis au roy, au férir des esporons parmy uns grans marès, et trouvoient un bois trop durement fort et drut d'espines et de ronses et de mauvais bos à chevauchier. Là dissoit li rois : « A piet ! à piet ! nous ne poons passer che bos à cheval ». Adont descendoient-il et se mettoient à piet, et varlet venoient, qui prendoient les chevaulx, et li rois et li connestables entroient en che bos à grant paine, et tant aloient que il venoient en une trop ample lande, et là veoient le faucon qui cachoit hairons et abatoit, et se combatoit à eulx et eulx à luy, et sambloit au roy que ses faucons y faisoit très grant fuisson d'apertisses (h) et cachoit oiseaulx devant luy et tant que il en perdoient la veue. Adont estoit li rois trop courouchiés que il ne pooit sievir (i) son oisel, et dissoit au connestable : « Je perderay mon faucon, dont je auray grant anoy, ne je n'ai loire (2), ne ordenance (j) dont je le puisse réclamer ».

      En che sousi que li rois avoit, ly estoit vis que uns trop biaux chers douse, et à elles (3), apparoit à yaulx en yssant hors de ce fort bois, et venoit en celle lande et s'enclinoit devant le roy; et li rois dissoit au connestable qui regardoit ce cerf à mervelles et en avoit grant joie : « Connestables, demorés ychy; je monteray sus che cerf qui se représente à moy, et sievray mon faucon ». Li connestables ly acordoit. Là montoit li jones rois de grant volenté sus che cerf volant et s'en aloit à l'aventure après [70] son faucon, et chils chers, comme bien doctrinés et avissés de faire le plaisir dou roy, le portoit par-desus les grans bois et les haulx arbres, et veoit que ses faucons abatoit oiseaux à si grant planté que il en estoit tous esmervilliés comment il pooit ce faire; et sambloit au roy que, quant chils faucons ot assés volet et abatu de hairons et de oiseaux tant que bien devoit souffire, li rois réclama son faucon; et tantos cils faucons, comme bien duis, s'en vint assir sus le poing dou roy, et estoit vis au roy que il reprendoit le faucon par les longues (4) et le metoit à son devoir, et cils cers ravaloit par-desus ces bois et raportoit le roy en la propre lande là où il l'avoit encargié et où li connestables de France le atendoit, qui avoit grant joie de sa venue. Et sitos comme li rois fu là venus et descendus, li cers s'en raloit et rentroit ou bos, et ne le veoient plus, et là recordoit li rois au connestable, che li estoit vis, comment il li estoit avenu, et dou cerf comment il l'avoit doucement porté. « Ne onques, dist li rois, je ne chevauchay plus aise ». Et li recordoit encores la bonté de son faucon comment il avoit abatu tant d'oisiaulx que il en estoit esmervilliés, et li connestables l'ooit volentiers. Adont venoient li varlet qui les poursievoient, qui ramenoient leurs chevaulx; si montoient sus et trouvoient un chemin bel et ample qui les ramenoit à Arras. Adont s'esvilloit li rois, et avoit grant mervelle de celle vission, et trop bien li souvenoit de tout ce, et le recorda à aucuns de ceulx de sa cambre qui le plus prochain de li estoient, et tant li plaissoit li figure de che cerf que à paines en ymaginations il n'en pooit partir, et fu li une des incidenses (k) premiers quant il descendy en Flandre combatre les Flamens, pour quoy le plus [71] il encarga en sa devise le cerf vollant a porter (l). Nous ne soufferons un petit à parler de ly et parlerons de Phelippe d'Artevelle et des Flamens qui se tenoient à siège devant la garnisson et ville d'Audenarde (5).


Notes

(*) Le titre et la numérotation du chapitre sont pris de l'édition de P. F. Ainsworth et de G. T. Diller. — On trouve pour la première fois, ici vers 1381, vraisemblablement, le syntagme « cerf volant ». Mais, bien entendu, il ne s'agit pas encore du mot composé, « cerf-volant », qui apparaîtra en 1611 pour désigner un insecte, le lucane (gros insecte volant dont les mandibules dentelées évoquent les bois du cerf, DGLF) et qui désignera aussi notre cerf-volant à partir de 1669 (DHLF), l'appareil de papier, d'étoffe ou de toile légère qu'on soumet à la pression du vent pour le faire voler. Cette dernière désignation ne vient probablement pas de l'insecte, mais plutôt d'une déformation du dragon sous son nom de serpent volant, d'où cerf-volant. — Cela dit, il suit qu'on ne peut traduire mot à mot le « cerf vollant » du songe de Charles VI en français moderne sans créer une confusion dans l'esprit du lecteur : on préfèrera « cerf ailé », d'autant que Froissart écrit explicitement qu'il s'agit d'un « cerf à elles », un « cerf à esles » (latin ala > fr. mod. aile).

(1) Charles VI.

(2) Loire (du germ. luoder, « appât ») : « morceau de cuir rouge en forme d'oiseau, auquel est attaché un appât, et qu'on montre au faucon pour qu'il revienne sur le poing » (dict. de R. Grandsaignes d'Hauterive).

(3) En variante, l'éditeur propose de lire « un très beau cerf [qui portait] douze [branches] et à ailes ».

(4) Longue, de long. La longue est une corde, une lanière de cuir. Ici, les longues servent probablement à assujettir le faucon au poing. Mettre à son devoir : régler (assujettir).

(5) Ce fion montre de lui-même que l'épisode du cerf ailé est un aparté ou un hors-d'oeuvre dans la chronique de Flandre.


Variantes

(a) Jeune.
(b) Entrues (latin inter opus) : entretemps.
(c) Assoir : mettre, placer sur.
(d) Gentil : noble.
(e) En bonne étraîne : en cadeau.
(f) Dales lui : près de lui, à ses côtés.
(g) Choisir : apercevoir, distinguer.
(h) Sur l'adjectif apert (latin expertum), « habile », d'où apertise, aperté « habileté ».
(i) Suivre.
(j) Ordenance : ne paraît pas désigner un objet en terme de fauconnerie; faut-il comprendre, je n'ai pas de leurre, ni « rien d'autre de cet ordre » qui me permette de rappeler mon faucon ?
(k) Incidence : cause.
(l) C'est-à-dire, « ce fut la principale raison, quand il descendit en Flandre combattre les Flamands, qui milita le plus pour l'insertion dans sa devise [ses armoiries] du cerf volant qui peut porter [qu'on peut chevaucher] ».


Références

OEuvres de Froissart, Chroniques, éd. de Kervyn de Lettenhove, Paris, 1867-1877, 20 vol., réimp Osnabrück, Biblio Verlag, 1967, vol. 10, p. 68-71.

Édition originale

      Voir plus bas, la situation matérielle.

Éditions critiques

Notre texte témoin est celui de l'édition critique de Kervyn de Lettenhove, 1867-1877.

Jean Froissart, Chroniques (livre I, première partie, 1325-1350, et livre II), édition de Peter F. Ainsworth et George T. Diller, Paris, Librairie générale française (le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques »), 2001, p. 876-878.

Traduction et adaptation

Jean Froissart, Chroniques, traduction d'Andrée Duby, Paris, Stock (coll. « Moyen Âge »), 1997, extraits, p. 310-312.


Situation matérielle

      Le Livre I des Chroniques a paru vers 1375. Il porte sur la période 1325-1377 des guerres franco-anglaises. Le troisième, rédigé vers 1380, portera sur la période 1385-1389. Le quatrième est contemporain des événements qu'il raconte, 1389-1400.

      Le deuxième des quatre livres qui nous intéresse ici est rédigé vers 1387 et porte sur les années 1377-1385. Le songe occupe le chapitre 68.


Situation narrative

      Le songe du cerf ailé de Charles VI (1368-1422) compte tout simplement parmi les anecdotes qui fleurissent sous la plume du chroniqueur. Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne joue aucun rôle dans l'histoire de France ! Pourtant, l'épisode est tout à fait significatif des Chroniques pour le portrait du jeune roi qui s'en dégage.



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