Robert Garnier,
Hippolyte,
tragédie,
1573
Hippolyte. —
Ja l'Aurore se leve, & Phebus qui la suit,
Vermeil, fait recacher les flambeaux de la nuict,
Ja ses beaux limonniers (a) commencent à
respandre
Le jour aux animaux, qui ne font que l'attendre.
Ja les monts sourcilleux (b) commencent à
jaunir
Sous le char de ce Dieu qu'ils regardent venir.
Ô beau Soleil luisant, belle & claire planette,
Qui pousse tes rayons dedans la nuict brunette :
Ô grand Dieu perruquier (c), qui lumineux
esteins,
Me decharmant les yeux, l'horreur des songes vains,
Qui ores travalloient durant cette nuict sombre
Mon esprit combatu d'un larmoyable encombre (d),
Je te saluë, ô Pere, & resaluë encor,
Toi, ton char, tes chevaux, & tes beaux rayons d'or (1).
Il me sembloit dormant, que j'erroi
solitaire
Au creux d'une forest, mon esbat ordinaire :
Descendu dans un val, que mille arbres autour,
Le ceinturant espois (e), privent de nostre
jour.
Il y faisoit obscur non pas du tout comme
En une pleine nuict, qu'accompagne le somme :
Mais comme il fait au soir, apres que le soleil
A retiré de nous son visage vermeil,
Et qu'il reluisse encore une lueur qui semble
Estre ni jour ni nuict, mais tous les deux ensemble.
Dedans ce val ombreux estoit à droicte
main
Un autre plein de mousse, & de lambruche plein,
Où quatre de mes chiens entrerent d'avanture,
Quatre Molossiens de guerriere nature.
A grand peine ils estoient à la gueule du creux,
[235] Qu'il se vient presenter un grand Lion affreux,
Le plus fort & massif, le plus espouvantable
Qui jamais hebergeast (f) au Taure (2)
inhospitable.
Ses yeux estoient de feu, qui flamboient tout ainsi
Que deux larges tisons dans un air obscurci.
Son col gros & charnu, sa poitrine nerveuse,
S'enfloient hérissonnez d'une heure crineuse (g).
Sa gueulle estoit horrible, & horribles ses dents
Qui comme gros piquets apparoissoient dedans.
Mes chiens, bien que hardis, si tost ne
l'aviserent
Que saisis de frayeur, dehors ils s'élancerent :
Accoururent vers moi tremblant & pantelant,
Criant d'une voix foible, & comme s'adeulant (h);
Si tost que je les voi si esperdus, je tâche
De les recourager : mais leur courage lâche
Ne se rassure point, & tant plus que je veux
Les en faire approcher, ils reculent peureux;
Comme un grand chef guerrier, qui voit ses gens en fuitte,
Et plusieurs gros scadrons (i) d'ennemis à
leur suitte,
A beau les enhorter, les prier, supplier
De retourner visage, & de se rallier :
A beau faire promesse, a beau donner menace,
C'est en vain ce qu'il fait : ils ont perdu l'audace,
Ils sont sourds & muets, & n'ont plus autre soing,
Que de haster le pas & de s'enfuir bien loing.
J'empoigne mon espieu (j),
dont le fer qui
flamboie
Devant mon estomach, me découvre (k) la
voie :
Je descens jusqu'au bord, où soudain j'apperçoi
Ce grand Lion patu qui décoche (l) sur
moi,
Degorgeant un tel cri de sa gueule beante,
Que toute la forest en resonne tremblante,
[236] Qu'Hymette (3) en retentist, & que les rocs,
qui sont
Au bord Thriasien, en sourcillent le front.
Ferme je me roidis, adossé d'une souche
Avancé d'une jambe, & à deux bras je couche
Droit à lui mon espieu, prest de lui traverser
La gorge ou l'estomach, s'il se cuide avancer.
Mais las peu me servit cette brave asseurance !
Car lui sans faire cas du fer que je lui lance,
Non plus que d'un festu que j'eusse eu dans la main,
Me l'arrache de force, & le rompt tout soudain;
Me renverse sous lui, me trainace & me boule,
Aussi facilement qu'il eust faict d'une boule.
Ja ses griffes fondoient dans mon estomach
nu,
L'escartelant sous lui comme un poulet menu
Qu'un Milan a ravi sous l'alle de sa mere,
Et le va deschirant de sa griffe meurtriere :
Quand vaincu de tourment je jette un cri si haut,
Que j'en laisse mon songe, & m'éveille en sursaut,
Si froid & si tremblant, si glacé par la face,
Par les bras, par le corps, que je n'estoi que glace.
Je fu long temps ainsi dans mon lict
estendu,
Regardant çà & là comme un homme esperdu,
Que l'esprit, la memoire, & le sens abandonne,
Qui ne sçait ce qu'il est, ne connoist plus personne,
Immobile, insensible, elourdé (m), qui n'ha
plus
De pensement en lui qui ne soit tout confus.
Mais las ! ce n'est encor tout ce qui
m'espouvante,
Tout ce qui me chagrine, & mon ame tourmente,
Ce n'est pas cela seul qui me fait tellement
Craindre je ne scai quoi de triste evenement !
J'ai le coeur trop hardi pour estre faict la proie
[237] D'un songe deceveur; cela seul ne m'effroie.
« Le songe ne doit pas estre cause d'ennui
« Tant foible est son pouvoir quand il n'y a que lui.
« Ce n'est qu'un vain semblant, qu'un fantôme, une
image
« Qui nous trompe en dormant, & non pas un presage » (4).
Depuis quatre ou cinq nuicts... (5).
Notes
(*) À remarquer que la tragédie est
précédée de quelques pièces liminaires,
dont un sonnet
de Ronsard.
À noter également qu'aucun songe
ne se trouve
dans les Hippolyte antiques (note de R. Lebègue).
« Tirade, plutôt que
monologue :
malgré l'absence de toute didascalie, on peut penser que le
récit des
prodiges et du songe est adressé aux chasseurs, compagnons
d'Hippolyte, qui
sont présents sur scène, quoique provisoirement
muets, et qui
entonneront le chant final du premier acte » (J.-D.
Beaudin,
p. 46).
(1) Cette ouverture ne décrit pas seulement
le lever du
jour. « Dans la Grèce ancienne, l'on
dévoilait à
la lumière du jour et l'on racontait au Soleil les songes
inquiétants, afin d'en dissiper les présages et
d'empêcher leur
réalisation ». J.-D. Beaudin, que je cite, donne
l'exemple du
songe de Clytemnestre raconté à Hélios (le
Soleil) pour qu'il
soit conjuré.
Pour les lecteurs de ce fichier, voici ce
songe (qui n'a
évidemment aucun rapport avec la tragédie de Robert
Garnier), dans
la traduction de Robert Pignarre :
« Chrysothémis [soeur
d'Électre à qui elle s'adresse] : On raconte que
notre
père [Agamemnon] lui est apparu en songe [elle parle de
Clytemnestre, leur
mère]. Il semblait revenu à la vie. Près du
foyer, il a
planté son sceptre, le même que tient Egisthe
aujourd'hui. De ce
sceptre a jailli un rameau, qui s'est mis à bourgeonner, au
point qu'il
couvrait de son ombre tout le pays de Mycènes »
(Sophocle,
« Électre », Théâtre
complet, Paris,
Garnier-Flammarion, 1964, p. 157).
(2) Taure : le Taurus en Asie Mineure (R.
Lebègue);
chaîne de montagnes très élevées
d'Arménie (J.-D.
Beaudin).
(3) Hymette, montagne de l'Atique, au sud
d'Athènes;
thriacien (thriasius) : de Thrie, un village de l'Attique. Hymette
était
reconnu pour son miel mais également pour son marbre. C'est
à ces
marbres qu'il est fait allusion ici : la forêt retentit
comme le ferait
la montagne grecque à tel point que ses
« rocs » (de
marbre) en auraient sourcillé...
(4) Les quatre vers entre guillemets correspondent
à une
« citation », mais probablement pas au sens
moderne du
terme : il s'agit plutôt d'une expression de la
pensée
intellectuelle, religieuse et scientifique, qui s'impose de plus en
plus contre les
croyances folkloriques populaires.
(5) Suivent la description d'autres
présages, à
commencer par les lamentations d'un hibou du haut du palais depuis
cinq jours.
Voir la situation narrative.
Variantes
(a) Limonnier : cheval qu'on met au limon de la
charrette, sa
pièce principale (Furetière); cheval fort et
puissant.
(b) Sourcilleux : « terme
poétique qui ne se dit
que des montagnes et des rochers fort élevés et qui
semblent
être orgueilleux par leur élévation »
(Furetière). En effet, comme on le lit quelques vers plus
bas, sourciller
répond directement à sourcil, « froncer les
sourcils ».
(c) Perruquier : chevelu (R. Lebègue);
celui qui fait des
perruques, arrange les cheveux (Furetière); coiffeur. La
perruque
désigne à l'origine les cheveux longs (on dit alors
« perruque postiche » pour désigner ce
qu'on appellera
à partir du XVIIe siècle, en français moderne,
la
perruque).
(d) Larmoyable encombre : un mal si douloureux
qu'il en fait
pleurer. Encombre (qui ne s'emploie plus aujourd'hui que
négativement,
« sans encombre ») est sorti de l'usage
à la fin du
XVIIe siècle : « vieux mot et hors
d'usage »
(Furetière). Larmoyer : « ce mot a peu
d'usage »
(idem). Larmoyable : l'adjectif n'est même pas
au dictionnaire.
(e) « Ceinturant espais »,
formant une
« épaisse ceinture ».
(f) Héberger au, pour loger au, paraît
une inversion
surprenante, même si l'on comprend sans peine : Que
jamais
n'hébergea le Taure inhospitable.
(g) Une heure crineuse : une hure de crins, touffue
comme une
crinière; hure : longs poils dressés qui
couvrent la tête
de quelques animaux (comme la huppe des oiseaux).
(h) Adeuler : adoler, se laisser aller à la
douleur, se
plaindre, s'affliger (adoler est un composé en ancien
français
de doloir, latin dolere, « faire
souffrir »).
(i) Squadrone, italien,
« escadron ».
(j) L'épieu est l'arme
spécialisée de la
chasse au sanglier : c'est une lance de bois à la pointe de
métal
aiguë, pointe dont les deux côtés sont
tranchants. Même
forme que la hallebarde (Furetière).
(k) Découvre : ouvre.
(l) Décocher, s'élancer sur. En
terme de chasse, le
verbe peut être instransitif; on décoche une
flèche, un
épervier décoche (comme une flèche) :
« se dit
de l'oiseau de proie lors qu'il part comme un trait pour venir
fondre sur le
gibier » (Furetière).
(m) Élourdé : allourdi. Sens
étymologique :
latin lurdum, « blème »; ancien
français
lord, « stupide », lordois,
« esprit
lourd, simple, naïf ». Il faut donc comprendre ici
« abasourdi ».
Références
Robert Garnier, Hippolyte, dans Tragédies de
Robert Garnier,
Toulouse, Pierre Jagourt, 1588, p. 234-237. Ouvrage
scanné par
Recherche de livres de Google. Version html de G.
Laflèche.
Édition originale
Robert Garnier, Hippolyte, Paris, Robert Estienne, 1573.
Éditions critiques
Robert Garnier, Marc Antoine et Hippolyte, éd.
Raymond
Lebègue, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Textes
littéraires français »), 1974, 277 p.,
annotations du
songe, p. 250.
Robert Garnier, Théâtre complet, tome 2,
Hippolyte,
éd. Jean-Dominique Beaudin, Paris, Garnier (coll.
« Les classiques
Garnier »), 2009, 306 p., édition et
annotation du songe,
p. 67-71 et 191-197
Situation matérielle
Acte I, scène I, v. 157-222. Nous
sommes à
l'ouverture de la pièce, après le discours
prophétique
d'Égée. L'extrait reproduit ici :
v. 143-238.
Situation narrative
Hippolyte sera condamné injustement
à mort par
son père Thésée, par suite des accusations
mensongères
de sa belle-mère, Phèdre, dont il a repoussé
l'amour
« incestueux ». La tragédie s'ouvre sur
trois formes
de présages qui ne laissent aucun doute sur son
dénouement funeste
(mort d'Hippolyte, punitions de Phèdre et de
Thésée) :
d'abord un discours prophétique d'Égée,
remonté des
enfers, ensuite le songe, puis une série de prodiges, comme
des vols
d'oiseaux, remarqués par Hippolyte depuis quelques temps.
— « Le combat contre le lion
préfigure l'échec du héros face au monstre
marin au
cinquième acte » (J.-D. Beaudin, p. 193-194).
Poursuivi par
le monstreux Taureau (comme dans Taure) sorti de la mer, Hippolyte
sera
traîné par son propre char et déchiré
d'un
« pieux » alors qu'il veut combattre avec son
« épieux » : « Il
empoigne un
espieu... » (v. 2055); [...] « Son estomac
ouvert d'un
tronc pointu, se vuide » (v. 2123).
Bibliographie
James Dauphiné, « Le songe d'Hippolyte dans
l'Hippolyte de
R. Garnier », le Songe à la Renaissance,
actes du colloque
de Cannes, 29-31 mai 1987, éd. Françoise Charpentier,
Nice,
Université Saint-Étienne, Institut d'études de
la Renaissance
et de l'âge classique, 1987, p. 191-197.
Sur Robert Garnier
Marie-Madeleine Mouflard, Robert Garnier (1545-1590), La
Ferté-Bernard,
Bellanger et La Roche-sur-Yvon, Imprimerie centrale de
l'ouest, 3
vol. : la Vie, 1961; l'OEuvre, 1963; et les
Sources,
1964. Notamment, vol. 3, p. 214-215, sur les sources du
songe
d'Hippolyte.
|