Aurélia, troisième vision (*)
|
Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
Une nuit, je parlais et je chantais dans une
sorte d'extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans
ma cellule et me fit descendre à une chambre du
rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais mon
rêve, et quoique debout, je me croyais enfermé dans
une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je
vis qu'il était octogone. Un divan régnait autour des
murs, et il me semblait que ces derniers étaient
formés d'une glace épaisse, au delà de
laquelle je voyais briller des trésors, des châles et
des tapisseries. Un paysage éclairé par la lune
m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me
semblait reconnaître la figure des troncs d'arbres et des
rochers. J'avais déjà séjourné
là dans quelque autre existence, et je croyais
reconnaître les profondes grottes d'Ellorah (1). Peu à peu un jour bleuâtre
pénétra dans le kiosque et y fit apparaître des
images bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d'un vaste
charnier où l'histoire universelle était
écrite en traits de sang. Le corps d'une femme gigantesque
était peint en face de moi, seulement ses diverses parties
étaient tranchées comme par le sabre; d'autres femmes
de races diverses et dont les corps dominaient de plus en plus,
présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant de
membres et de têtes, depuis les impératrices et les
reines jusqu'aux plus humbles paysannes (a).
C'était l'histoire de tous les crimes, et il suffisait de
fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s'y dessiner une
représentation tragique. « Voilà, me
disais-je, ce qu'a produit la puissance
déférée aux hommes. Ils ont peu à peu
détruit et tranché en mille morceaux le type
éternel de la beauté, si bien que les races perdent
de plus en plus en force et perfection... ». Et je
voyais, en effet, sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des
jours de la porte, la génération descendante des
races de l'avenir.
Je fus enfin arraché à cette
sombre contemplation. La figure bonne et compatissante de mon
excellent médecin me rendit au monde des vivants.
Notes
(*) S'il dit poursuivre son
« rêve », il est clair que le narrateur
ne rêve pas. Il est plutôt en
« contemplation », en proie à une vision
extatique (« une sorte d'extase »), les deux
désignations venant au début et à la fin de
l'extrait. Puisqu'il se tient debout, on peut parler
d'hallucinations au sens strict. En revanche, le contenu de ces
visions est à peine plus descriptif que plusieurs passages
comparables des « rêves » ou des
récits présentés comme tels.
(1) Ville de l'Inde qui abrite un site
célèbre pour ses trois groupes de temples et de
sanctuaires taillés ou creusés dans le roc et
ornés d'admirables hauts-reliefs. Ils furent
créés du IVe au XIIIe siècle.
Variantes
(a) La première édition de la
Pléiade donne « paysans », mais la
seconde corrige : « paysanne ».
Peut-être la coquille se trouvait-elle dans l'édition
originale, car Jacques Bony la reprend pour la corriger en note
(p. 308, n. 59).
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 406-407.
Edition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Editions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 406-407, rééd. 1955,
p. 410-411.
—, Sylvie, les Chimères, Aurélia, Paris,
Bordas (coll. « Sélection littéraire
Bordas »), 1967, p. 158-159.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 307-308.
—, Aurélia ou Le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Ce rêve se situe au chapitre 6 de la
deuxième partie d'Aurélia.
Situation narrative
Le narrateur fait l'inventaire des objets de
sa chambre. Examinant le contenu d'un tiroir, il retrouve
(mêlées à des notes, des souvenirs et des
correspondances diverses) les lettres froissées
d'Aurélia. Ici, le texte s'interrompt, pour reprendre sur
cette expérience.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
|